Mercy Ships : l’espoir chirurgical venu du large
- TAHINISOA Ursulà Marcelle
- il y a 3 heures
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Depuis un quai portuaire, on distingue d’abord une silhouette immense, blanche, presque celle d’un paquebot de croisière. Puis, à mesure qu’on approche, le décor change : derrière les ponts et les cabines, ce sont des blocs opératoires, un service de réanimation, une unité de radiologie, des salles de consultation et des ateliers de stérilisation qui s’alignent. Mercy Ships, ONG internationale connue pour transformer d’anciens navires en hôpitaux flottants, a fait de la mer sa voie d’accès vers les populations privées de chirurgie sûre. En 2025, l’Africa Mercy est amarré à Toamasina, sur la côte est de Madagascar, pendant que le Global Mercy poursuit sa mission en Sierra Leone : deux navires-hôpitaux civils parmi les plus grands au monde, deux villes flottantes au service d’un même objectif, celui de réduire l’inégalité d’accès à la chirurgie en Afrique subsaharienne.
Mercy Ships n’est pas un simple projet médical itinérant. C’est une organisation bâtie sur une conviction : la chirurgie essentielle n’est pas un luxe mais un besoin vital, pourtant inaccessible pour une majorité de personnes dans de nombreux pays côtiers. Au fil de plus de quatre décennies, l’ONG a affiné un modèle hybride : soigner gratuitement à bord, former durablement à terre, et travailler à l’invitation des gouvernements hôtes. Cette méthode, patiente et partenariale, a fini par faire des navires Mercy Ships un repère familier dans plusieurs ports africains, et un espoir concret dans les villages les plus reculés.

Une ONG née d’une idée simple : apporter la chirurgie là où elle n’existe pas
L’histoire commence en 1978. Cette année-là, Don et Deyon Stephens, un couple de missionnaires américains, fondent Mercy Ships avec un pari audacieux : acheter un bateau et le convertir en navire-hôpital pour servir les plus démunis. Le siège de l’organisation est établi à Lausanne, et le premier navire, l’Anastasis, entre en service en 1982 après d’importants travaux. À bord, quelques salles d’opération et une quarantaine de lits suffisent à lancer ce qui deviendra l’une des plus grandes aventures médicales maritimes contemporaines.
L’ONG se développe d’abord au rythme des opportunités et des urgences humanitaires : elle intervient en Amérique latine, en Asie, au Moyen-Orient. Puis, à partir des années 1990, Mercy Ships concentre l’essentiel de ses missions sur l’Afrique subsaharienne. Le diagnostic est clair : sur le continent, une grande partie de la population n’a pas accès à une chirurgie sûre, abordable et réalisée à temps. Dans certains pays, moins d’une poignée de chirurgiens sont disponibles pour des millions d’habitants. L’absence de plateaux techniques, de spécialistes en anesthésie, ou encore de services de stérilisation adaptés transforme une simple hernie, une tumeur bénigne ou une malformation faciale en condamnation sociale et sanitaire.
Au fil des décennies, Mercy Ships modernise sa flotte. Après l’Anastasis, plusieurs navires se succèdent, jusqu’à l’arrivée de l’Africa Mercy en 2007, puis du Global Mercy en 2022. L’un et l’autre sont d’anciens bateaux de passagers entièrement réaménagés : blocs opératoires multiples, lits d’hospitalisation, scanners, laboratoires, banques de sang, services de rééducation, sans oublier les lieux de vie nécessaires à plusieurs centaines de bénévoles. Leur taille n’est pas un détail : elle permet de faire fonctionner un hôpital complet en autonomie pendant des mois, tout en accueillant des équipes médicales internationales.
À bord d’un navire-hôpital : chirurgie gratuite et ville flottante de bénévoles
Le modèle Mercy Ships repose sur une donnée distinctive : quasiment tout le personnel embarqué est bénévole. Chirurgiens, anesthésistes, infirmières, kinésithérapeutes, dentistes, mais aussi cuisiniers, mécaniciens, logisticiens, enseignants pour l’école de bord, ou encore techniciens biomédicaux : chaque mission ressemble à un puzzle humain où se croisent des dizaines de métiers. Chaque année, plusieurs milliers de volontaires venus de plus de soixante pays se relaient sur les navires, pour des séjours allant de quelques semaines à plusieurs mois.
Sur un port africain, le navire devient rapidement un petit quartier international. L’hôpital occupe des ponts entiers : cinq salles d’opération sur l’Africa Mercy, six sur le Global Mercy, des lits de réanimation, une imagerie avancée, des unités spécialisées. La prise en charge est gratuite pour les patients sélectionnés, ce qui implique un autre travail essentiel : l’identification et l’enregistrement des personnes à opérer. À chaque mission, Mercy Ships organise avec le ministère de la Santé du pays hôte de grandes campagnes d’information et de triage, parfois à travers tout le territoire. Les équipes médicales examinent des milliers de candidats, évaluent les risques, identifient les cas opérables à bord, puis programment les chirurgies au rythme des capacités du navire.
Les opérations réalisées relèvent surtout de la chirurgie dite “essentielle” : maxillo-faciale (tumeurs, fentes labiales ou palatines), orthopédique (déformations osseuses, séquelles de fractures), ophtalmologique (cataractes), gynécologique, chirurgie générale (hernies, goitres, masses bénignes), interventions reconstructrices après brûlures ou traumatismes. Ce choix n’est pas neutre : il s’agit de pathologies très fréquentes, mais dont la prise en charge demande un plateau technique complet et une chaîne d’anesthésie-sécurité robuste, souvent déficiente dans les zones pauvres. Pour beaucoup de patients, accéder au navire signifie retrouver une vie sociale, une scolarité ou un emploi. C’est aussi éviter une lente aggravation pouvant mener à l’invalidité ou au décès.
La dimension dentaire occupe également une place importante. Les équipes de Mercy Ships ne se contentent pas d’extraire des dents : elles traitent infections, douleurs chroniques, lésions qui entravent l’alimentation et la parole, et elles forment des praticiens locaux, notamment dans des pays où la densité de dentistes est extrêmement faible.
Autre particularité : l’ONG ne se présente pas comme un acteur “hors-sol”. Les missions sont toujours conduites à l’invitation explicite d’un gouvernement et intégrées aux priorités nationales de santé. Cette coopération se traduit par des équipes mixtes, par un partage des patients et, de plus en plus, par un investissement dans la formation et le renforcement des systèmes nationaux. Mercy Ships insiste sur ce volet car soigner sans former revient à repousser l’urgence sans modifier l’équation structurelle.
Madagascar, laboratoire d’une mission médicale et formatrice
À Madagascar, Mercy Ships n’est pas un visiteur de passage. L’Africa Mercy mène dans l’île sa quatrième mission, après des campagnes précédentes en 1996, 2014-2016 et 2024. En 2025, le navire est revenu à Toamasina pour une mission annoncée jusqu’en décembre. L’enjeu est massif : le pays fait partie des plus pauvres du monde et souffre d’une pénurie aiguë de chirurgiens, d’anesthésistes et de personnel spécialisé, particulièrement en dehors d’Antananarivo. Beaucoup de patients doivent parcourir des centaines de kilomètres pour un diagnostic, puis renoncer faute de moyens, de transport ou de structures capables de les opérer.
Le programme 2025 prévoit environ 1 700 opérations chirurgicales gratuites entre mars et décembre, auxquelles s’ajoutent plus d’un millier d’actes dentaires et plusieurs dispositifs de formation. Les campagnes d’inscription des patients ont été organisées dans douze régions afin d’élargir l’accès aux populations rurales. Dans un pays où la route peut prendre des jours, ce simple effort logistique pèse autant que l’acte médical lui-même.
Les récits de patients traduisent l’impact concret de la mission. Danielo, cinq ans, opéré d’un kyste congénital après un long périple avec sa mère, illustre la réalité de milliers de familles : la maladie n’est pas seulement une souffrance physique, elle devient une organisation de survie face à l’éloignement, la pauvreté et l’insécurité sanitaire. D’autres histoires, largement relayées par l’ONG, évoquent des tumeurs faciales ou cervicales, des malformations empêchant de manger, parler ou se scolariser, et des séquelles de brûlures longtemps restées sans solution. Une fois opérés, ces patients réintègrent leur communauté sans le poids de la stigmatisation.
Mais Madagascar est aussi un terrain privilégié pour l’autre pilier de Mercy Ships : la formation. L’ONG travaille avec le ministère de la Santé et les hôpitaux locaux pour organiser des stages, du mentorat au bloc opératoire, et des formations continues en chirurgie, anesthésie, infirmier de bloc, biomédical ou stérilisation. Les soignants malgaches montent à bord, participent aux opérations, se familiarisent avec des protocoles modernes puis repartent renforcer les structures du pays. Lors des trois missions précédentes, près de 3 000 chirurgies et plus de 52 000 actes dentaires avaient déjà été réalisés, accompagnés de programmes de renforcement des compétences. L’objectif, répète l’organisation, est d’améliorer à long terme l’accès aux soins, pas seulement de fournir un “camp médical” spectaculaire.
Cette stratégie répond à une contrainte structurelle : Madagascar ouvre de nouveaux hôpitaux régionaux mais manque de spécialistes pour les faire fonctionner. Les autorités sanitaires voient donc dans Mercy Ships un partenaire de transition, capable de former vite et au contact du réel. Les équipes de l’ONG, elles, insistent sur la co-construction : choix des spécialités prioritaires, définition commune des parcours de formation, suivi des professionnels formés.
Objectifs globaux : soigner, former, et peser dans le débat sur l’accès à la chirurgie
Au-delà des missions nationales, Mercy Ships poursuit un objectif global : réduire l’écart d’accès à la chirurgie essentielle en Afrique. Dans la vision de l’ONG, la chirurgie est un élément central de la santé publique, au même titre que les vaccins ou la lutte contre le paludisme. Or, pendant des décennies, elle a été sous-financée et considérée comme trop coûteuse pour être prioritaire. Mercy Ships participe à ce changement de paradigme en rappelant que l’absence de chirurgie engendre des pertes économiques majeures : invalidités, décès évitables, décrochage scolaire, handicap professionnel.
Son action s’articule donc en trois cercles.
Le premier, le plus visible, est l’accès immédiat aux soins. Chaque année, des milliers de patients reçoivent une opération gratuite à bord. Les chiffres cumulés depuis 1978 se comptent en centaines de milliers d’actes chirurgicaux et dentaires. L’enjeu est de traiter des pathologies souvent négligées mais lourdes en souffrance et en exclusion sociale.
Le deuxième cercle est la formation. L’ONG s’appuie sur les navires pour offrir un environnement d’apprentissage rare sur le continent : un plateau technique complet, des équipes internationales, des protocoles standardisés, et le temps long d’une mission de plusieurs mois. Mercy Ships forme des chirurgiens, anesthésistes, infirmiers spécialisés, dentistes, agents de stérilisation, mais aussi des techniciens biomédicaux capables de maintenir les équipements hospitaliers. L’idée est d’augmenter durablement l’autonomie des pays hôtes.
Le troisième cercle est la coopération institutionnelle. Mercy Ships intervient à l’invitation des gouvernements et travaille à intégrer ses programmes aux systèmes nationaux. Dans certains pays, l’ONG appuie la création de filières universitaires (notamment en odontologie), le développement de standards de stérilisation ou de sécurité anesthésique, et l’amélioration de la planification chirurgicale régionale. Cette implication plus politique est moins médiatisée mais essentielle pour pérenniser l’impact au-delà de la présence du navire.
Dans l’écosystème humanitaire, Mercy Ships occupe ainsi une place singulière. À la différence d’ONG intervenant par cliniques mobiles terrestres, elle propose un hôpital complet déjà équipé, autogéré et capable de se déplacer sans dépendre de la construction d’infrastructures locales. Mais elle évite aussi d’apparaître comme une structure parallèle permanente : les missions sont limitées dans le temps, la présence se veut catalytique, et la logique partenariale est constante.
Reconnaissance internationale, témoignages et défis d’un modèle unique
L’aura de Mercy Ships dépasse largement les ports où elle accoste. L’organisation bénéficie d’une reconnaissance internationale bâtie sur la constance de ses missions et sur un modèle de bénévolat massif. Des personnalités publiques ont salué son action, à l’image de Nelson Mandela qui, de son vivant, avait exprimé son soutien à la vision des navires-hôpitaux. Cette reconnaissance est cependant moins une question de prestige que de capacité à mobiliser : Mercy Ships vit pour l’essentiel de dons privés et de l’engagement volontaire de ses équipages.
L’ONG a aussi su attirer l’attention des médias sur ce que la chirurgie “réparatrice” signifie socialement. Pour un patient opéré d’une tumeur faciale visible, l’intervention ne retire pas seulement une masse : elle restaure une identité, un rapport aux autres, et parfois la possibilité d’aller à l’école, de se marier ou simplement de marcher dans la rue sans être montré du doigt. Les récits de patients malgaches comme Marie Elisa, Muriella ou Annica, souvent racontés par l’ONG elle-même, répondent à cette volonté de rendre tangible une réalité sanitaire autrement abstraite.
Mais le modèle Mercy Ships n’est pas exempt de défis.
Le premier est logistique. Maintenir un hôpital complet sur l’eau exige une maintenance permanente, des chaînes d’approvisionnement fiables, et une capacité de réparation technique autonome. Les navires doivent aussi respecter des normes maritimes strictes, ce qui implique des périodes régulières de cale sèche, comme celle qu’a connue l’Africa Mercy avant son retour à Madagascar en février 2025.
Le deuxième défi est humain. Miser sur des bénévoles internationaux garantit un volume d’expertise impressionnant, mais impose aussi une gestion complexe du recrutement, de la formation préalable, et du renouvellement des équipes. Chaque mission doit recomposer un hôpital entier à partir de volontaires qui, pour beaucoup, ne se connaissent pas et viennent de systèmes médicaux très différents. Mercy Ships a donc développé des standards internes très codifiés pour maintenir la qualité et la sécurité clinique.
Enfin, le troisième défi est celui de la durabilité. Même si l’ONG forme et coopère, elle ne peut à elle seule compenser des décennies de sous-investissement structurel. Ses missions soulignent à la fois ce qui est possible et ce qui manque : le port voit arriver un hôpital ultramoderne, mais la question demeure une fois le navire reparti. D’où l’importance, pour Mercy Ships, de lier systématiquement soins et transfert de compétences.
À Madagascar comme ailleurs, l’ONG sert donc de pont. Pont entre des villages éloignés et une chirurgie de haut niveau. Pont entre des soignants locaux et un plateau technique rarement accessible. Pont, enfin, entre l’urgence sanitaire et la reconstruction patiente d’un système. En 2025, alors que deux navires opèrent simultanément en Afrique, Mercy Ships mesure la maturité de son projet initial : une idée née il y a près d’un demi-siècle et devenue, pour des milliers de patients, un horizon de guérison qui se présente au bout d’un quai.