L’Afrique du Sud a placé l’un de ses portefeuilles les plus sensibles entre les mains d’une figure politique aguerrie. Depuis juillet 2024, Barbara Dallas Creecy est ministre des Transports dans le gouvernement de Cyril Ramaphosa. Ancienne militante anti-apartheid, ministre de l’Environnement pendant cinq ans et cadre influent du Congrès national africain (ANC), elle se retrouve désormais au cœur d’un secteur considéré comme vital pour la relance économique du pays : routes, rail, ports, aviation, logistique, taxis collectifs, sécurité routière.
Sa nomination intervient alors que le système de transport sud-africain est régulièrement décrit comme « en difficulté » ou « en crise » par les observateurs, entre infrastructures vieillissantes, congestion portuaire, dysfonctionnements du fret ferroviaire, insécurité routière persistante et tensions récurrentes dans l’industrie du taxi minibus, principal moyen de déplacement des classes populaires.
Dans ce contexte tendu, Barbara Creecy, 67 ans, n’est pas une novice : elle a derrière elle près d’un demi-siècle d’engagement politique, depuis les réseaux clandestins de la lutte anti-apartheid jusqu’aux plus hautes fonctions gouvernementales. Son arrivée au ministère des Transports s’inscrit dans la stratégie du gouvernement d’unité nationale mise en place après les élections de 2024, qui rassemble plusieurs partis autour de la figure de Cyril Ramaphosa.
L’enjeu est double : restaurer la capacité de l’État à gérer des infrastructures clés tout en attirant des investissements privés pour moderniser un réseau stratégique pour l’économie sud-africaine et, au-delà, pour l’ensemble de la région australe.
Une militante anti-apartheid devenue figure du gouvernement
Née le 17 juin 1958, Barbara Dallas Creecy grandit à Johannesburg, dans une famille politiquement engagée. Son père, comptable de profession, était un objecteur de conscience pacifiste pendant la Seconde Guerre mondiale et membre du Parti communiste, tandis que sa mère descend de militants syndicaux. Cette socialisation précoce dans un milieu progressiste contribue à ancrer chez elle une sensibilité marquée pour les questions de justice sociale et de droits humains.
Après avoir étudié au prestigieux Roedean School, à Johannesburg, elle obtient une bourse pour l’université du Witwatersrand, où elle s’inscrit en 1976, année marquée par les émeutes de Soweto et la radicalisation de nombreux étudiants noirs et blancs opposés au régime d’apartheid. Elle y décroche un diplôme avec mention en sciences politiques, puis poursuit un master en politiques publiques et management à l’université de Londres.
C’est dans ces années étudiantes qu’elle entre dans la lutte anti-apartheid. En 1979, alors que l’ANC est encore interdit, elle rejoint clandestinement le mouvement après avoir participé à une conférence universitaire au Lesotho. Elle travaille avec l’avocate Priscilla Jana, connue pour la défense de militants anti-apartheid, avant de participer à la fondation du Front démocratique uni (United Democratic Front, UDF) en 1983, l’une des principales plateformes intérieures de résistance au régime.
Au sein de l’UDF, Creecy se consacre à l’appui aux syndicats et aux organisations civiques, dans le cadre de ce que l’on appellera le « Mouvement démocratique de masse », alliance entre l’UDF et la confédération syndicale COSATU. Elle collabore également avec les structures clandestines de l’ANC, en lien avec des cadres basés au Botswana. En 1988, elle est brièvement contrainte à l’exil et passe deux mois en Union soviétique, ce qui témoigne du degré de surveillance et de pression exercé par l’appareil sécuritaire de l’apartheid sur les militants.
Cette trajectoire de militante, qui la mène des campus universitaires aux réseaux clandestins, est régulièrement invoquée par ses soutiens pour souligner la continuité entre ses engagements de jeunesse et ses responsabilités actuelles au sein de l’État sud-africain. Elle donne aussi à sa carrière une dimension biographique particulière : celle d’une femme blanche issue des classes moyennes qui a choisi de s’engager très tôt aux côtés du mouvement de libération dirigé par l’ANC.
Une carrière forgée dans la gouvernance de la province de Gauteng
Avec l’avènement de la démocratie en 1994, Barbara Creecy franchit le pas de la représentation institutionnelle. Elle est élue au Parlement provincial de Gauteng – la province qui englobe Johannesburg et Pretoria – lors des premières élections post-apartheid, puis réélue sans discontinuer pendant 25 ans, ce qui fait d’elle l’une des plus anciennes élues de cette assemblée.
Entre 1994 et 2004, elle préside successivement les commissions parlementaires chargées du développement social puis de l’éducation, deux domaines sensibles dans une société marquée par les héritages de l’apartheid : pauvreté de masse, inégalités éducatives, fractures territoriales. Cette expérience de contrôle parlementaire et de suivi des politiques publiques constitue une première école de gestion.
En 2004, elle entre au gouvernement provincial de Gauteng comme membre de l’Exécutif (MEC) chargée des Sports, des Loisirs, des Arts et de la Culture. Elle y reste cinq ans, travaillant notamment à l’organisation d’événements culturels et sportifs dans un contexte de préparation à la Coupe du monde de football 2010, qui rebat les cartes en matière d’infrastructures et d’image internationale pour la région de Johannesburg.
Après les élections de 2009, la Première ministre de l’époque, Nomvula Mokonyane, lui confie le portefeuille de l’Éducation. À ce poste, Creecy pilote un programme de redressement des écoles techniques et un dispositif d’appui aux lycées en difficulté, connu comme le Secondary School Improvement Programme (SSIP). Ce programme est distingué par un Prix du service public des Nations unies, dans la catégorie « Amélioration de la prestation des services publics », et les autorités provinciales le créditent d’avoir contribué au record du taux de réussite au baccalauréat dans la province en 2013.
En 2014, le nouveau Premier ministre de Gauteng, David Makhura, la nomme MEC des Finances, un poste particulièrement stratégique dans une province qui concentre une grande partie de la richesse nationale. Creecy devient alors la première femme à occuper cette fonction. Elle y lance un système de « marchés ouverts » (open tender) imposant l’adjudication publique et l’audit indépendant des appels d’offres, présenté comme un outil de transparence et de lutte contre la corruption. Selon des données gouvernementales citées à l’époque, ce dispositif aurait permis à la province d’économiser des montants significatifs et vaut à Creecy d’être saluée par certains éditorialistes pour la rigueur de sa gestion.
Parallèlement à son action exécutive, elle consolide sa position au sein de l’ANC. En 2017, elle est élue au Comité exécutif national (NEC) du parti, puis au Comité de travail national (NWC), les deux organes centraux de direction de la formation majoritaire. Réélue au NEC en 2022, elle figure parmi les cadres considérés comme des soutiens du président Ramaphosa au sein du parti.
Cette trajectoire provinciale, marquée par des responsabilités dans les domaines de la culture, de l’éducation puis des finances, nourrit l’image d’une gestionnaire polyvalente, familière des enjeux budgétaires et des politiques publiques. Elle prépare aussi sa transition vers la scène nationale.
De l’environnement au portefeuille des Transports
En 2019, Barbara Creecy quitte le Parlement provincial de Gauteng pour siéger à l’Assemblée nationale, la chambre basse du Parlement sud-africain. À l’issue des élections de mai 2019, elle est nommée par Cyril Ramaphosa ministre de l’Environnement, des Forêts et de la Pêche (Environment, Forestry and Fisheries).
Durant cinq ans, elle dirige ce département nouvellement restructuré, à la croisée de multiples enjeux : protection de la biodiversité, régulation des industries extractives, lutte contre la pollution atmosphérique, gestion de la transition énergétique, gouvernance des ressources marines, relations avec les communautés rurales. Plusieurs analyses de presse jugent son bilan « modérément positif », soulignant à la fois des avancées en matière de conservation et des tensions récurrentes avec le puissant ministère des Ressources minérales et de l’Énergie.
Sous sa responsabilité, le ministère est impliqué dans des contentieux majeurs, notamment autour de la qualité de l’air dans la ceinture charbonnière du Highveld, où des organisations de la société civile obtiennent en 2022 une décision de justice obligeant l’État à mettre en œuvre un plan de gestion de la qualité de l’air. Creecy se trouve aussi au cœur de débats sur la chasse et l’élevage d’animaux sauvages, bloquant par exemple une proposition visant à autoriser la commercialisation de viande de lion et lançant une nouvelle politique nationale sur la biodiversité.
Sur la scène internationale, elle préside la Conférence ministérielle africaine sur l’environnement (AMCEN) à partir de 2019 et joue un rôle dans les négociations climatiques mondiales. En 2023, elle est désignée, aux côtés du ministre danois Dan Jørgensen, pour coprésider les discussions politiques sur le « bilan mondial » de l’Accord de Paris lors de la COP28, à Dubaï. Elle y présente aussi le plan sud-africain d’investissements pour une « transition énergétique juste ».
Après les élections générales de 2024, Barbara Creecy est réélue à l’Assemblée nationale. Le 30 juin 2024, la formation d’un gouvernement d’unité nationale, associant plusieurs partis, conduit Cyril Ramaphosa à remanier en profondeur son cabinet. Creecy est nommée ministre des Transports, en remplacement de Sindisiwe Chikunga, avec comme adjoint Mkhuleko Hlengwa, membre du parti Inkatha Freedom Party (IFP).
Dans ses premières déclarations publiques, elle fixe une priorité : stabiliser le ministère des Transports et ses entités publiques, dont plusieurs – qu’il s’agisse de la compagnie ferroviaire de voyageurs PRASA, de Transnet pour le fret ou de certaines agences routières – ont été fragilisées par des années de sous-investissement, de mauvaise gouvernance et, dans certains cas, de détournements de fonds mis au jour par la commission d’enquête sur la « capture de l’État ».
Sa nomination est présentée par certains observateurs comme le choix d’un profil expérimenté, perçu comme relativement technicien et réformateur, à la tête d’un ministère qui cumule les urgences opérationnelles et les enjeux politiques.
Réformer un système de transport sous pression
Le portefeuille confié à Barbara Creecy est particulièrement vaste. Le ministère des Transports est responsable des routes nationales et provinciales, du rail de passagers et de fret, de la sécurité routière, de la régulation du transport public – y compris l’industrie du taxi minibus –, des ports maritimes, de l’aviation civile et d’une série d’agences et d’entreprises publiques.
Dès 2024–2025, plusieurs axes prioritaires se dégagent dans ses discours et documents officiels. D’abord, la sécurité routière. En présentant le budget 2025/2026 du département devant le Parlement, la ministre insiste sur la nécessité de réduire drastiquement le nombre de morts sur les routes sud-africaines. Elle annonce un objectif de baisse de 45 % de la mortalité routière d’ici 2029, afin d’atteindre la cible des Nations unies qui vise à diviser par deux les décès d’ici 2030.
Cet objectif repose sur plusieurs leviers : renforcement des capacités des forces de contrôle routier, campagnes de sensibilisation, amélioration de l’état du réseau, mais aussi réforme d’un système de sanctions (AARTO) qui a fait l’objet de contestations et dont l’entrée en vigueur complète vient d’être repoussée à 2026.
La ministre met également l’accent sur l’industrie du taxi minibus, qui transporte la majorité des usagers quotidiennement, mais reste en partie informelle et marquée par des pratiques violentes dans certains corridors. Le ministère affiche l’ambition de mieux encadrer le secteur, de réduire les conflits et d’améliorer les normes de sécurité, en s’appuyant sur une formalisation progressive et sur des partenariats avec les associations de taxis légales.
Autre chantier majeur : la revitalisation du rail, présenté comme l’« épine dorsale » du transport de marchandises et, sur certains axes, du transport de passagers. La politique nationale du rail (White Paper on National Rail Policy), adoptée en 2022, et la feuille de route nationale de la logistique de fret de 2023 servent de cadre aux réformes actuelles. Creecy reprend ces textes comme base pour rétablir une séparation plus claire entre l’infrastructure et les opérateurs, ouvrir l’accès aux lignes à des opérateurs tiers et créer un environnement réglementaire susceptible d’attirer des investissements privés tout en conservant les infrastructures stratégiques dans le giron public.
Dans ce contexte, la ministre souligne la nécessité de remettre à niveau le réseau ferroviaire de fret de Transnet et les installations portuaires, dont les dysfonctionnements ont des répercussions directes sur les exportations de minerais et de produits agricoles. Une unité spécialisée, hébergée par la Development Bank of Southern Africa (DBSA), est chargée de piloter les partenariats public-privé et les plans de réhabilitation.
À ces enjeux s’ajoute la transition écologique du secteur. Dans la lignée de son portefeuille précédent, Creecy inscrit son action dans la stratégie de « transport vert » du gouvernement : développement des biocarburants et de l’hydrogène vert, électrification progressive de certaines flottes, amélioration de l’efficacité énergétique des ports et du rail, promotion de projets de production d’énergie renouvelable au sein même des infrastructures de transport, comme les installations de PRASA.
La ministre insiste sur la compatibilité de ces objectifs environnementaux avec la nécessité économique de rétablir la fiabilité logistique du pays. Dans ses interventions publiques, elle évoque la volonté de « moderniser les capacités » du secteur des transports et de garantir que les entités publiques – ports, rail, routes, aviation – servent la croissance à long terme plutôt que de devenir un frein aux investissements.
Une femme aux commandes d’un ministère stratégique
Aux yeux d’une partie de l’opinion, la nomination de Barbara Creecy à la tête des Transports illustre aussi l’évolution, encore incomplète, de la représentation des femmes aux postes stratégiques au sein de l’État sud-africain. Déjà première femme MEC des Finances de Gauteng, elle dirige désormais un ministère qui supervise trois piliers majeurs de l’économie : les routes, le rail et les ports, régulièrement présentés comme des « infrastructures critiques » pour la compétitivité du pays et de la région.
Dans le même temps, elle demeure une figure importante de l’ANC, siégeant au Comité exécutif national et au Comité de travail national. Ces fonctions partisanes lui confèrent un poids politique non négligeable dans les arbitrages internes au parti, notamment lorsque sont discutées les grandes orientations économiques ou les nominations à la tête des entreprises publiques.
Son profil est souvent décrit comme celui d’une « technicienne politisée » : une responsable issue des structures militantes, mais réputée à l’aise avec les dossiers budgétaires et réglementaires, capable de naviguer entre les contraintes de la coalition gouvernementale, les attentes des milieux d’affaires et les demandes des syndicats et des communautés affectées par l’état des infrastructures. Ce positionnement intermédiaire pourrait être un atout dans un secteur où les réformes touchent à des intérêts puissants et parfois contradictoires.
Les défis restent considérables. Les entreprises publiques de transport sortent affaiblies d’années de mauvaise gouvernance, de détérioration de leurs actifs physiques et, dans certains cas, de scandales liés à la capture de l’État. La confiance des usagers et des investisseurs doit être restaurée, alors même que la situation budgétaire de l’État impose des arbitrages difficiles entre les besoins de réhabilitation et les autres priorités sociales.
Le ministère doit en outre composer avec une opinion publique lassée des promesses non tenues. Pour les usagers du rail de banlieue, confrontés à des lignes interrompues ou à des trains rares, pour les transporteurs de marchandises bloqués dans les ports, pour les familles endeuillées par des accidents de la route, les annonces de réformes ne prennent sens qu’à la condition de se traduire en améliorations visibles. C’est sur ce terrain concret, celui de l’expérience quotidienne des transports, que le mandat de Barbara Creecy sera jugé.
À plus long terme, la réussite ou l’échec de son action pèsera aussi sur l’image du gouvernement d’unité nationale et sur celle de l’ANC, alors que la compétition politique s’intensifie en Afrique du Sud. Si les axes affichés – réduction des accidents, modernisation du rail et des ports, transition vers un transport plus vert, meilleure gouvernance des entités publiques – correspondent à des besoins largement documentés, leur mise en œuvre se heurtera à des contraintes fortes : finances publiques serrées, capacité administrative limitée, résistances institutionnelles, tensions sociales.
Pour l’heure, Barbara Dallas Creecy s’efforce de mettre au service de ce ministère stratégique l’expérience accumulée depuis la lutte anti-apartheid, la gestion provinciale de Gauteng et la direction du portefeuille environnemental. Sa trajectoire illustre le pari, fait par le gouvernement sud-africain, de s’appuyer sur des profils expérimentés pour tenter de transformer en profondeur un système de transport longtemps négligé, mais dont dépend une grande partie de l’avenir économique du pays.



