Dans un pays longtemps gouverné par la même formation politique, l’irruption de nouveaux visages au sommet de l’État a redessiné la carte du pouvoir. Parmi eux, Pius Mokgware occupe une place singulière : ancien haut gradé de l’armée, devenu figure parlementaire, puis responsable partisan et enfin ministre, il incarne une trajectoire où se mêlent discipline militaire, apprentissage politique et gestion de dossiers sensibles du quotidien. Son nom s’est imposé au fil d’années marquées par des rebondissements : départ de l’institution militaire, entrée dans l’arène électorale, recompositions d’alliances et accession à un portefeuille ministériel parmi les plus exposés.
Qui est donc Pius Mokgware, et que dit son parcours de l’évolution du Botswana, de ses attentes sociales et de ses tensions institutionnelles ? Portrait d’un homme à la croisée des mondes, dont l’ascension éclaire autant la transformation du paysage politique que les défis concrets d’un État confronté aux questions de travail, d’immigration et de citoyenneté.
Un officier supérieur formé au commandement, passé par les zones grises de l’État
Avant d’être un nom de la vie publique, Pius Mokgware s’inscrit d’abord dans une carrière militaire, au cœur d’une institution centrale au Botswana : la Botswana Defence Force (BDF). Dans l’imaginaire national comme dans la réalité administrative, l’armée botswanaise n’est pas seulement un outil de défense ; elle représente aussi un vivier de cadres, de stratèges et de décideurs capables d’occuper des fonctions de gestion de crise, de sécurité et de coordination interinstitutionnelle. Mokgware y gravit les échelons jusqu’au grade de major-général, un rang qui suppose des années de commandement, d’encadrement et de responsabilités opérationnelles.
Son nom a notamment été associé au commandement des forces terrestres, un poste qui, dans la plupart des pays, concentre l’autorité sur une partie essentielle de l’appareil militaire : la préparation, la discipline, la projection et l’entraînement des unités au sol. Cette position, éminemment stratégique, place aussi celui qui l’occupe à proximité des équilibres délicats de la hiérarchie et des rapports de force internes. Au tournant des années 2010, la trajectoire de Mokgware dans l’armée prend une tournure plus controversée : des récits publics ont évoqué une éviction, des accusations et des tensions autour de l’appareil sécuritaire, pointant l’existence d’un climat politique où la frontière entre rivalités institutionnelles et considérations de sécurité nationale devient floue.
Dans ce type de séquence, l’essentiel, pour l’opinion, se joue souvent moins dans la réalité judiciaire ou administrative que dans la perception : un haut gradé écarté alimente forcément les spéculations, surtout lorsqu’il décide ensuite de prendre la parole et de s’engager politiquement. Le Botswana, réputé stable, n’échappe pas pour autant à ces épisodes où la narration publique se fragmente entre versions concurrentes, rumeurs, procédures et défenses personnelles. À travers Mokgware, c’est aussi la question plus générale de la place des militaires dans l’espace démocratique qui apparaît : comment un commandant, formé à l’obéissance et à la chaîne de décision, se réinvente-t-il dans un univers fait d’élections, de compromis et de débats contradictoires ?
Après cette période charnière, l’ancien officier s’oriente vers le monde académique. Il a été présenté comme ayant travaillé à l’Université du Botswana en tant qu’enseignant, avec des cours liés aux rapports entre médias et politique, aux études de sécurité, aux relations civilo-militaires, aux conflits, aux organisations internationales et au leadership stratégique. Ce passage par l’université n’est pas anodin : il suggère une volonté de formaliser l’expérience du terrain, de la transformer en savoir transmissible, et peut-être aussi de se repositionner publiquement par le registre de l’expertise plutôt que par celui du seul commandement.
Dans une démocratie, un ex-militaire qui enseigne les relations civilo-militaires envoie un signal : celui d’un acteur conscient des tensions possibles entre institutions armées et pouvoir civil, et capable de mettre des mots sur les risques de dérive. Reste que l’université n’est pas une salle d’opérations, et que la pédagogie ne garantit pas l’adhésion électorale. Le passage de Mokgware vers la politique allait exiger une autre forme de légitimité : celle des urnes.
L’entrée dans l’arène électorale : un ancien général à la conquête d’une circonscription
Pius Mokgware se fait connaître comme candidat lors des élections législatives en se présentant dans la circonscription de Gabane-Mmankgodi. Il a été élu député en 2014, dans un contexte où ce siège revêt une dimension symbolique : il est alors décrit comme le premier parlementaire de cette zone issu de l’opposition après une période de domination du Botswana Democratic Party (BDP) sur la circonscription. Dans un pays où l’équilibre politique a longtemps penché du même côté, ce type de victoire est souvent lu comme un indicateur : évolution sociologique locale, usure d’un parti au pouvoir, capacité d’une coalition d’opposition à fédérer, ou désir de renouvellement incarné par un profil atypique.
Le profil de Mokgware, précisément, tranche avec celui d’un politicien de carrière. Son identité publique repose sur l’idée de discipline, de rigueur et d’expérience du commandement. Ce sont des qualités qui peuvent séduire un électorat en quête d’efficacité ou de protection, notamment lorsque les préoccupations tournent autour de sécurité, d’ordre public, de services administratifs et de respect des règles. Mais elles peuvent aussi susciter des interrogations : un ancien haut gradé saura-t-il écouter, négocier, composer avec la lenteur démocratique et la diversité des intérêts ?
La politique locale, au Botswana comme ailleurs, se joue à la fois dans les grands récits nationaux et dans le concret : routes, services, emplois, sécurité de proximité, accès aux documents administratifs, fonctionnement des institutions. Dans ce cadre, le député doit être un intermédiaire, un “traducteur” entre les attentes d’une communauté et les mécanismes parfois lointains de l’État central. Mokgware a été décrit, lors de son arrivée au Parlement, comme ayant affiché des priorités de terrain et un agenda de prise en main rapide des dossiers, signe d’une approche marquée par l’idée d’action.
Cette période installe aussi Mokgware dans le jeu des coalitions. L’opposition botswanaise, structurée autour d’alliances, a connu au fil des années des recompositions, des départs, des créations de formations et des repositionnements stratégiques. Mokgware a été associé à l’Umbrella for Democratic Change (UDC) durant sa victoire de 2014. Plus tard, il a également été présenté comme ayant rejoint l’Alliance for Progressives (AP), où il occupe un rôle dirigeant, notamment en tant que président ou figure de premier plan au sein du parti.
Ces évolutions partisanes ne sont pas de simples détails d’étiquette : elles traduisent les tensions internes à l’opposition, la concurrence entre stratégies de conquête du pouvoir, et parfois des divergences de méthode. Pour un élu, changer de camp ou d’alignement n’est jamais neutre : cela peut être interprété comme une adaptation aux réalités politiques, mais aussi comme une prise de risque vis-à-vis des électeurs qui l’ont soutenu sous une bannière donnée. Dans le cas de Mokgware, la dimension personnelle du leadership – son autorité, son réseau, son image – semble avoir joué un rôle central dans sa capacité à rester un acteur visible malgré les recompositions.
2024, année de rupture : campagne, tensions électorales et basculement national
La trajectoire de Mokgware croise un moment clé : les élections générales organisées le 30 octobre 2024, dont l’environnement a été décrit comme particulièrement chargé sur le plan politique. Dans la période précédant le scrutin, des contestations liées aux listes électorales ont émergé dans certaines zones, dont Gabane-Mmankgodi. Mokgware a été associé à des prises de position dénonçant des anomalies d’inscription, évoquant l’existence d’enregistrements multiples sur les listes. Ce type d’accusation, très sensible, est fréquent dans les périodes électorales : il touche à la légitimité même du résultat et à la confiance des citoyens dans le processus démocratique.
Dans une démocratie, la dispute sur les listes est souvent un révélateur : d’un côté, une opposition qui cherche à s’assurer que le jeu est équitable ; de l’autre, une administration électorale soucieuse de défendre ses procédures. Lorsque la polarisation monte, la moindre irrégularité, réelle ou supposée, devient un argument politique. Le fait que Mokgware, ancien responsable militaire, s’exprime sur des enjeux de “sécurité électorale” peut aussi peser symboliquement : son discours est perçu comme celui d’un homme habitué à la vérification, à la vigilance et au contrôle des risques.
Mais la rupture de 2024 dépasse la seule bataille locale. Sur le plan national, une alternance historique est évoquée : le BDP, formation dominante pendant des décennies, est décrit comme ayant été délogé du pouvoir, ouvrant une nouvelle ère politique. Dans ce nouveau paysage, le nom de Duma Boko apparaît comme celui du président, symbole d’un changement de cycle. Pour des personnalités comme Mokgware, une alternance de cette ampleur transforme immédiatement les équilibres : elle crée des opportunités de responsabilités gouvernementales, mais impose aussi une exigence accrue de résultats, car les électeurs qui ont voté pour la rupture attendent des changements visibles.
C’est dans ce contexte que Mokgware est présenté comme ayant été nommé ministre du Travail et des Affaires intérieures (Labour and Home Affairs) à partir du 14 novembre, dans la foulée de la formation du gouvernement. Au Botswana, ce portefeuille est l’un des plus stratégiques et des plus exposés : il touche à la fois aux droits des travailleurs, aux relations sociales, à la réglementation du travail, mais aussi aux questions d’immigration, de documents, d’enregistrement, de citoyenneté et d’administration intérieure. En somme, c’est un ministère qui rencontre chaque jour la vie des citoyens, des entreprises et des étrangers résidant sur le territoire.
La nomination d’un ancien major-général à ce poste n’est pas anodine. Elle peut être lue comme un pari sur la capacité à imposer une méthode, à trancher, à faire respecter des règles, et à traiter des sujets où sécurité et administration se croisent. Mais c’est aussi un test politique : gérer le travail et l’intérieur, c’est être au centre des conflits sociaux, des revendications salariales, des attentes syndicales, des tensions sur l’emploi et des débats sur l’immigration. Là où l’armée privilégie l’unité de commandement, le ministère doit composer avec la contestation, le dialogue social et la pression médiatique.
Ministre du Travail et des Affaires intérieures : des dossiers concrets, des attentes immédiates
Depuis son entrée au gouvernement, Mokgware est associé à plusieurs dossiers qui permettent de comprendre l’ampleur de sa mission.
D’abord, la question du droit du travail et des réformes législatives. Le ministère a été lié à des annonces autour d’un projet de loi relatif aux relations de travail et à l’emploi, présenté comme visant à mieux encadrer des problématiques récurrentes : violations des droits des travailleurs, conditions de négociation, retrenchments, et évolution des dispositifs de congés. Dans un pays où l’économie combine secteurs formels et réalités plus précaires, la réforme du cadre du travail est un sujet hautement politique : elle concerne les entreprises, mais aussi la stabilité sociale, le pouvoir d’achat et la capacité d’un État à faire appliquer ses propres normes.
Ensuite, les problèmes de salaires impayés ou versés en retard, notamment dans des secteurs comme la sécurité privée et le nettoyage, souvent sous-traités. Ce type de dossier illustre un enjeu typique des politiques publiques : l’État peut payer un prestataire, mais si la chaîne de sous-traitance dysfonctionne, ce sont les salariés les plus fragiles qui subissent. Le ministère du Travail devient alors l’arbitre entre responsabilités contractuelles, contrôles administratifs et impératifs de justice sociale. Les mesures évoquées dans ce cadre incluent des coopérations inter-ministérielles et des sanctions possibles sur les licences de sociétés en cas de manquements.
Autre front : les conflits sociaux dans les services publics, y compris dans le secteur de la santé. Des informations publiques ont décrit un moment de tension avec des médecins, sur fond d’impasse entre revendications et position gouvernementale, conduisant à des perturbations de service. L’intervention d’un ministre du Travail dans ce type de crise est classique : il peut chercher à rouvrir le dialogue, à proposer une médiation ou à empêcher que la situation ne s’envenime. Mais le coût politique est immédiat : lorsque les services de santé souffrent, l’opinion se tend, et le gouvernement est jugé sur sa capacité à protéger les patients tout en respectant les droits des professionnels.
À ces sujets s’ajoute un volet moins visible mais central : le cadre réglementaire des organisations et des associations. Mokgware a été cité dans des discussions parlementaires autour d’amendements touchant à la loi sur les sociétés (Societies Act), dans un contexte où la conformité aux recommandations internationales en matière de transparence et de lutte contre les flux financiers illicites est un enjeu. Lorsque les textes concernent l’enregistrement et l’accountability, la question devient sensible : comment encadrer sans étouffer la vie politique et associative ? Comment demander des garanties de transparence sans alimenter la suspicion d’un contrôle politique ? Pour un ministre chargé aussi des affaires intérieures, le défi est de tenir une ligne : renforcer les règles tout en maintenant l’espace démocratique.
Enfin, la citoyenneté et l’immigration occupent une place majeure dans ce portefeuille. Mokgware a été associé à des explications sur la mise en œuvre de dispositions relatives à la citoyenneté, y compris des éléments présentés comme liés à la double nationalité, à l’évolution du cadre légal et à la manière dont l’administration doit publier des directives et informer le public. Ce type de dossier touche à l’identité nationale, aux droits des diasporas et à la relation entre État et individus. Là encore, l’autorité administrative ne suffit pas : il faut une pédagogie, une clarté de procédure et une capacité à anticiper les frustrations des citoyens confrontés à des délais ou à des incertitudes.
Le ministère du Travail et des Affaires intérieures est donc un condensé des tensions contemporaines : justice sociale, modernisation administrative, souveraineté, ouverture économique, et confiance citoyenne. C’est aussi un terrain où la communication politique compte : chaque décision peut être interprétée comme un signe de fermeté ou, au contraire, comme un manque de sensibilité sociale.
L’homme derrière la fonction : style, image publique et zones de controverse
Un portrait journalistique de Pius Mokgware ne peut pas se limiter à la liste de ses postes. Son image publique repose sur une singularité : il est l’un de ces acteurs qui arrivent en politique avec une autorité forgée ailleurs, dans un univers hiérarchique où la parole et l’ordre ont un poids particulier. Cela peut produire un style : direct, centré sur les objectifs, sensible aux questions de sécurité et d’organisation.
Mais cette même singularité attire aussi l’attention sur les épisodes plus polémiques de son parcours. Des récits publics ont évoqué, autour de l’ancien officier, des périodes de surveillance, de litiges et d’accusations liées aux structures de renseignement ou à des tensions institutionnelles. Dans l’espace public, ce type d’éléments fonctionne comme une ombre : même sans condamnation ou décision finale connue du grand public, l’existence de conflits avec des appareils sécuritaires marque durablement une réputation, surtout lorsqu’un ancien militaire devient responsable politique dans un domaine touchant à l’intérieur, aux frontières, aux statuts administratifs.
Pour ses partisans, ce passé peut nourrir une lecture inverse : celle d’un homme qui aurait traversé des tempêtes, tenu tête à des appareils puissants, et qui, dès lors, incarnerait une forme de résistance ou d’indépendance. Pour ses critiques, il peut au contraire illustrer une proximité inquiétante avec les univers de sécurité, ou la persistance de logiques de confrontation au sein des institutions. Dans les deux cas, la difficulté est la même : distinguer le factuel du narratif, ce qui relève d’une procédure, d’une rumeur, d’une stratégie politique ou d’une expérience personnelle transformée en argument.
Sur le plan partisan, Mokgware a également occupé un rôle de direction au sein de l’Alliance for Progressives, avec des déclarations publiques sur la croissance du parti et son implantation. Dans un système politique où les coalitions se font et se défont, présider un parti ou en être une figure majeure suppose de maintenir une discipline interne, de gérer les ambitions, et de construire un récit de cohérence. Là encore, l’empreinte militaire peut influencer la manière de diriger : recherche d’ordre, structuration, hiérarchisation, mais aussi risque de rigidité face à la diversité des sensibilités politiques.
La question qui se pose, aujourd’hui, est celle de la traduction de cette trajectoire en résultats gouvernementaux. Un ministre est jugé sur des indicateurs concrets : amélioration des conditions de travail, résolution des conflits sociaux, réduction des retards de paiement, clarifications administratives, efficacité des services, transparence des procédures d’immigration, et capacité à traiter les enjeux de citoyenneté sans créer de nouveaux blocages. Dans ce type de portefeuille, la réussite se mesure autant à la réforme qu’à la qualité du quotidien : un document délivré à temps, une médiation réussie, une loi plus claire, une inspection plus efficace.
Pius Mokgware se retrouve ainsi à un carrefour : son passé lui donne une stature, mais le présent lui impose des arbitrages politiques. Il doit répondre à l’urgence sociale tout en naviguant dans un nouvel ordre politique né de l’alternance. Son parcours, fait d’autorité, de controverses et de recompositions, illustre un Botswana en transition, où les anciennes certitudes cèdent la place à une compétition plus ouverte et à une exigence accrue de résultats.
Dans les mois et années à venir, c’est moins la singularité de son itinéraire qui déterminera son empreinte que sa capacité à transformer une image de commandement en politique publique durable, acceptée et efficace. Le général devenu ministre n’a plus seulement à diriger : il doit convaincre, négocier, et surtout livrer, sur un terrain où les attentes citoyennes ne se satisfont ni des symboles ni des promesses, mais d’améliorations tangibles.



