Le Burundi, pays enclavé des Grands Lacs africains, avance depuis des décennies sur une ligne de crête où s’entremêlent cicatrices de la guerre civile, rivalités régionales, fragilités économiques et aspirations à une normalisation politique. Au cœur de ce paysage, Évariste Ndayishimiye s’est imposé comme une figure centrale, à la fois héritier d’un système façonné sous Pierre Nkurunziza et dirigeant cherchant à imprimer sa propre marque. Militaire de formation, cadre du parti au pouvoir et chef de l’État depuis juin 2020, il incarne une continuité institutionnelle, mais aussi des ajustements de style, de discours et de priorités dans un contexte national et régional tendu. Retracer son parcours, comprendre les ressorts de son ascension et éclairer les lignes de force de son mandat, c’est aussi raconter une partie de l’histoire récente du Burundi : une histoire de sortie de conflit inachevée, de promesses de réformes, de sécurité omniprésente, et d’un pays pris entre l’exigence de souveraineté et la nécessité d’ouvrir des portes économiques et diplomatiques.
D’un Burundi en guerre à la fabrique d’un dirigeant
Évariste Ndayishimiye naît le 17 juin 1968, dans la commune de Giheta, province de Gitega, au centre du Burundi. Très tôt, sa trajectoire se noue au destin d’un pays qui bascule, au fil des années 1990, dans une crise profonde : assassinats politiques, violences de masse, fragmentation des forces armées et multiplication des mouvements rebelles. Dans cette période, une partie de la génération burundaise, en particulier au sein de la majorité hutu, se politise et se militarise. C’est dans ce contexte qu’émerge le CNDD-FDD (Conseil national pour la défense de la démocratie – Forces pour la défense de la démocratie), mouvement d’abord armé avant de devenir la colonne vertébrale du pouvoir après la transition et les élections du milieu des années 2000.
Ndayishimiye s’inscrit dans cette histoire : celle d’un homme façonné par la guerre et par les mécanismes d’intégration post-conflit, lorsque les accords et les compromis permettent à d’anciens combattants de rejoindre l’appareil d’État, l’armée, la police et l’administration. Il se présente comme un cadre discipliné, à la fois politique et sécuritaire, capable de naviguer entre les réseaux du parti et les chaînes de commandement. Cette double appartenance n’est pas un détail : au Burundi, la frontière entre pouvoir partisan et architecture sécuritaire reste une donnée structurante.
Dans les années qui suivent, il occupe des fonctions gouvernementales, notamment au ministère de l’Intérieur et de la Sécurité publique au milieu des années 2000, poste stratégique dans un État où la question de l’ordre public, de l’encadrement des provinces et de la surveillance politique pèse lourd. Cette étape le place au carrefour des enjeux : gestion des administrations locales, contrôle territorial, relations avec les forces de sécurité, et traitement d’une opposition souvent perçue par le pouvoir comme une menace existentielle.
Au sein du CNDD-FDD, Ndayishimiye gagne progressivement en stature. Le parti, devenu machine électorale et ossature institutionnelle, fonctionne aussi comme un système de cooptation : la loyauté, l’ancrage dans les structures et la capacité à tenir un discours mobilisateur comptent autant que le programme. Il accède finalement au poste de secrétaire général du parti, rôle clé dans un mouvement où la discipline interne, la répartition des positions et la préparation des échéances électorales déterminent l’équilibre du régime. À ce stade, il n’est pas encore le visage international du Burundi, mais il se situe déjà dans la zone où se désignent les successeurs possibles.
L’élection de 2020 : succession, continuités et promesse de “changement”
L’accession d’Évariste Ndayishimiye à la présidence s’inscrit dans une succession hautement politique. Pierre Nkurunziza, président depuis 2005, annonce qu’il ne briguera pas un nouveau mandat à l’élection de mai 2020, alors même que son pouvoir a été profondément contesté depuis la crise de 2015. Celle-ci, déclenchée par la candidature de Nkurunziza à un mandat supplémentaire, a entraîné violences, exils massifs, sanctions et isolement diplomatique. Dans ce cadre, la désignation du candidat du parti n’est pas seulement un choix électoral : c’est un choix de survie du système.
Ndayishimiye devient le candidat du CNDD-FDD et remporte l’élection présidentielle du 20 mai 2020 avec une large avance. Le score, officiellement supérieur à 70 %, confirme la domination du parti, tandis que l’opposition conteste le processus, comme cela arrive fréquemment dans des contextes où les institutions électorales et judiciaires sont accusées de partialité. Quelques semaines plus tard, un événement accélère l’histoire : Pierre Nkurunziza meurt subitement début juin 2020. L’investiture de Ndayishimiye intervient le 18 juin 2020, ouvrant un nouveau chapitre au sommet de l’État.
Dès son arrivée, le nouveau président hérite d’un pays sous tension et d’un appareil de pouvoir conçu pour résister à la contestation. Il doit rassurer la base du CNDD-FDD, les forces de sécurité et les réseaux économiques liés au régime, tout en envoyant des signaux d’ouverture aux partenaires étrangers et à une population éprouvée par la crise. Il se présente alors comme l’homme d’un “nouveau souffle”, souvent résumé par un slogan qui suggère la rupture sans renier l’héritage : changer la méthode, rénover l’image, corriger certains excès, mais préserver l’architecture politique.
Cette équation se lit dans les premiers gestes et dans le style. Le ton paraît parfois plus pragmatique, plus attentif à la gouvernance quotidienne, notamment sur la corruption et les dysfonctionnements administratifs. Mais l’essentiel du pouvoir reste entre les mains du même parti, et les structures de contrôle — politiques, judiciaires, sécuritaires — demeurent décisives. Autrement dit, l’alternance est interne : un nouveau chef, dans un système ancien.
À l’intérieur du régime, les rapports de force ne disparaissent pas. Les années qui suivent sont marquées par des reconfigurations, des nominations et des évictions au sommet, signe que la présidence cherche à consolider son autorité. La nomination d’un nouveau Premier ministre en septembre 2022, après une séquence de tensions et d’accusations graves au sein de l’exécutif, illustre ces ajustements dans un appareil où la loyauté politique, le contrôle sécuritaire et la compétition interne restent imbriqués.
Gouverner un pays en crise : économie, corruption, pression sociale
Si la politique burundaise se joue souvent dans les arènes du parti et de la sécurité, la réalité la plus tangible pour la population est économique. Le Burundi figure parmi les pays les plus pauvres du monde, dépendant d’une agriculture de subsistance, exposé aux chocs de prix, et limité par son enclavement. Dans ce cadre, tout président est jugé sur des marqueurs concrets : accès au carburant, stabilité des prix, disponibilité des devises, coût du transport, emplois urbains, et capacité de l’État à assurer des services de base.
Sous Ndayishimiye, la crise économique, déjà structurelle, devient un test politique permanent. Les pénuries — notamment de carburant — et les tensions sur la monnaie alimentent frustration et marché informel. Le pouvoir, confronté à une équation budgétaire serrée, alterne entre discours de fermeté contre les “spéculateurs”, annonces de mesures, et promesses de redressement. Le président insiste à plusieurs reprises sur la lutte contre la corruption, dénonçant l’enrichissement illicite et appelant les administrations à se réformer. Ce thème est politiquement payant : il permet d’endosser un rôle de “nettoyeur” moral tout en s’attaquant, parfois, à des rivaux ou à des réseaux devenus trop autonomes.
Mais la lutte anticorruption, au Burundi comme ailleurs, se heurte à une difficulté : elle exige des institutions indépendantes, une justice crédible et des garde-fous administratifs. Or, dans un système fortement politisé, le soupçon revient sans cesse : la répression économique vise-t-elle réellement les pratiques, ou sert-elle aussi à discipliner l’appareil ? Cette ambiguïté nourrit une perception contrastée du mandat. Une partie de la population attend des résultats rapides ; une autre constate que les contraintes restent massives et que les promesses répétées peuvent perdre de leur force lorsque le quotidien se dégrade.
La pression sociale, elle, se concentre dans les villes et les marchés : hausse du coût de la vie, difficultés d’approvisionnement, et dépendance à des réseaux de distribution souvent politisés. Le pouvoir tente de contrôler la narration, en attribuant les crises à des sabotages, à des intérêts privés, ou à des ennemis de l’intérieur. Dans un contexte où la parole présidentielle a un poids direct sur l’administration et sur les forces de sécurité, ce type de discours peut déclencher des opérations de contrôle, des arrestations ou des campagnes de “moralisation”.
Au-delà des pénuries, la gouvernance de Ndayishimiye se joue aussi sur une question centrale : l’équilibre entre autorité et ouverture. Les premières années de son mandat ont été perçues par certains observateurs comme un moment de possible détente, avec des signaux envoyés aux partenaires extérieurs et quelques gestes à l’égard de médias ou de détenus. Mais l’espace civique demeure étroit et fragile. Des organisations de défense des droits humains décrivent une répression persistante ou fluctuante, dans laquelle l’État maintient une capacité de coercition élevée contre opposants, journalistes ou militants, particulièrement lorsque la sécurité nationale est invoquée.
Dans cette dynamique, le président apparaît souvent comme un chef d’État “à deux vitesses” : réformateur dans le discours administratif, conservateur dans l’architecture sécuritaire. L’un des ressorts de cette dualité est simple : dans un pays qui sort difficilement d’une crise politique majeure, le pouvoir privilégie fréquemment la stabilité du régime à l’ouverture pluraliste, même si cela coûte en image et en confiance.
Sécurité et région des Grands Lacs : RDC, Rwanda, frontières et menaces
Aucun portrait d’Évariste Ndayishimiye n’est complet sans la dimension régionale. Le Burundi n’est pas seulement un État ; c’est un carrefour dans un espace où se croisent conflits armés, rivalités d’influence et circulations transfrontalières. La République démocratique du Congo (RDC), à l’ouest, demeure un foyer de crises, notamment dans l’Est du pays, où opèrent rébellions, milices locales et armées étrangères, sur fond de compétition économique et ethnique. Le Rwanda, au nord, est un acteur majeur du jeu régional, accusé par certains voisins d’ingérences, tout en affirmant agir pour sa sécurité.
Sous Ndayishimiye, la relation avec le Rwanda est l’un des dossiers les plus explosifs. Les tensions héritées de 2015, lorsque le Burundi a accusé Kigali de soutenir des opposants armés, n’ont jamais totalement disparu. À plusieurs reprises, les relations se tendent autour d’accusations de soutien à des groupes rebelles burundais, et la frontière devient un instrument politique autant qu’un enjeu économique. Des périodes de fermeture, de restrictions ou de crise diplomatique perturbent les échanges et frappent directement les populations frontalières : commerçants, transporteurs, familles transnationales.
Dans le même temps, le Burundi s’engage davantage dans la question sécuritaire congolaise. Des troupes burundaises sont déployées ou impliquées, sous différentes formes, dans l’Est de la RDC, avec l’objectif affiché de lutter contre des groupes armés, y compris des mouvements burundais présents de l’autre côté de la frontière. Cette implication a une logique interne : empêcher les sanctuaires rebelles, démontrer l’efficacité sécuritaire du pouvoir, et renforcer l’alliance avec Kinshasa. Mais elle comporte aussi des coûts : pertes humaines, risques de débordement, et utilisation politique de la menace extérieure pour renforcer le contrôle intérieur.
Ndayishimiye, militaire de formation, parle souvent la langue de la sécurité. Il met en avant la souveraineté, la vigilance, l’unité nationale face aux ennemis. Dans un pays marqué par le souvenir des violences, ce registre peut mobiliser. Il sert aussi à justifier la surveillance renforcée et la limitation de certaines libertés, au nom de la prévention des complots et des déstabilisations. La nomination et la rotation de hauts responsables sécuritaires, ainsi que les messages adressés à l’armée et à la police, traduisent une présidence attentive à l’appareil coercitif, considéré comme garant de la continuité du régime.
La région des Grands Lacs étant un théâtre où les accusations circulent vite, la parole présidentielle sur une menace rwandaise ou sur un risque d’attaque a un impact immédiat : elle peut durcir les positions, inquiéter les populations, et déclencher des médiations régionales. Elle peut aussi refléter une réalité : la porosité des frontières, l’existence de groupes armés, et l’instabilité congolaise rendent plausible une logique de déstabilisation croisée. Dans cet espace, la diplomatie est indissociable de la sécurité, et chaque crise interne devient potentiellement un dossier régional.
Diplomatie, image internationale et pouvoir intérieur : normalisation incomplète
Sur la scène internationale, Évariste Ndayishimiye arrive au pouvoir à un moment où le Burundi cherche à sortir d’une période d’isolement. Après 2015, le pays a été confronté à des sanctions, à une réduction de l’aide directe et à une détérioration de son image. Le nouveau président doit convaincre qu’une page peut se tourner, tout en refusant l’idée d’une tutelle extérieure. La stratégie est donc double : obtenir une reprise de coopération financière et politique, tout en réaffirmant la souveraineté et en rejetant les conditionnalités jugées intrusives.
Cette ligne se traduit par des gestes diplomatiques, des discours d’ouverture et des rencontres avec des partenaires. La reprise partielle ou progressive de certains canaux de coopération, notamment avec l’Union européenne, est présentée par le pouvoir comme un succès de la “normalisation”. Dans le même temps, l’existence de régimes de sanctions liés à la crise burundaise reste un rappel que la défiance n’a pas disparu et que les dossiers des droits humains, de l’indépendance judiciaire et de l’espace politique demeurent au centre des tensions avec plusieurs partenaires occidentaux.
Parallèlement, le Burundi investit les organisations régionales, où l’approche est souvent plus pragmatique. La Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) représente un horizon économique et politique important, même si l’appartenance à une organisation ne garantit pas la fluidité des relations, comme le montrent les disputes frontalières et diplomatiques. Le président burundais peut être représenté lors de sommets, signe que l’intégration se joue aussi dans des équilibres protocolaires et politiques.
À une autre échelle, Ndayishimiye prend des responsabilités régionales, notamment en assumant la présidence tournante d’un bloc économique d’Afrique orientale et australe. Ce type de position offre une vitrine : celle d’un chef d’État qui n’est plus cantonné à la crise burundaise, mais qui se présente comme acteur d’intégration, de commerce et de stabilité. Pour un pays enclavé, c’est aussi une opportunité de remettre au centre les dossiers d’infrastructures, de corridors logistiques et d’accès aux marchés.
Cependant, l’image internationale se heurte aux réalités intérieures. Lorsque des rapports dénoncent des restrictions de libertés, des intimidations ou des procès contestés, la normalisation apparaît incomplète. Le pouvoir burundais répond généralement par un argument classique : la sécurité, l’ordre, la stabilité sont prioritaires ; les critiques extérieures sont jugées partiales ou instrumentalisées. Cette posture parle à une partie de l’opinion nationale, surtout dans un pays où la mémoire de la guerre et la peur de l’instabilité restent vives. Elle complique en revanche la construction d’une confiance durable avec certains partenaires.
C’est ici que se dessine la question centrale du portrait de Ndayishimiye : est-il un président de transition, cherchant à déplacer progressivement le régime vers une gouvernance plus ouverte, ou un chef d’État de consolidation, chargé de renforcer le système issu du CNDD-FDD tout en l’adaptant ? La réponse, pour l’instant, est ambivalente. Son mandat montre des variations : initiatives de lutte contre la corruption, recherche de financements et de coopération, mais aussi maintien d’un appareil sécuritaire puissant et d’un espace politique verrouillé dès que la contestation paraît menacer l’ordre établi.
Au final, Évariste Ndayishimiye est le produit d’une histoire burundaise récente : celle d’une guerre qui a fabriqué des élites politico-militaires, d’un parti devenu État, et d’un pays qui tente de survivre à ses fragilités économiques et à son environnement régional instable. Il gouverne en funambule : entre le besoin d’ouvrir pour respirer et le réflexe de fermer pour contrôler ; entre la promesse de moraliser l’administration et la tentation de gérer les crises par la force ; entre la recherche de respectabilité internationale et l’usage intérieur de la souveraineté comme bouclier. Son parcours, sa présidence et ses choix racontent moins l’histoire d’un homme seul que celle d’un système et d’un pays à la recherche d’un équilibre encore introuvable.



