Dans un archipel où la politique se mesure souvent à l’aune des services publics, des équilibres sociaux et de la capacité de l’État à retenir sa jeunesse, la figure d’un ministre de l’Éducation occupe une place singulière. Amadeu Cruz, économiste de formation et responsable public passé par des fonctions locales, parlementaires et gouvernementales, s’est imposé au fil des années comme l’un des visages du pilotage de l’école capverdienne. Son nom s’est progressivement associé à des dossiers sensibles: réforme des curricula, fabrication de manuels, refonte de la carrière enseignante, modernisation de l’enseignement technique et volonté d’inscrire le système national dans des comparaisons internationales. Dans le débat public, il incarne aussi une ligne politique: celle d’un gouvernement qui revendique des résultats concrets, tout en affrontant, sur le terrain, l’impatience des syndicats et la contestation de l’opposition.
Au-delà des polémiques, comprendre qui est Amadeu Cruz revient à suivre un itinéraire où se croisent gestion locale, administration, responsabilités d’État et communication politique. À l’échelle d’un pays de taille modeste, où les parcours se lisent à la fois dans les institutions et dans les réseaux d’îles, cette trajectoire raconte quelque chose de la manière dont le Cap-Vert fabrique ses responsables: des profils hybrides, à la fois techniciens et élus, capables de tenir un portefeuille gouvernemental tout en restant pris dans les tensions du quotidien.
Un profil d’économiste devenu gestionnaire public
La biographie officielle d’Amadeu Cruz le présente d’abord comme un économiste, titulaire d’une licence en économie et engagé dans un parcours de doctorat en durabilité sociale et développement. Dans un pays où la question du développement se lit autant dans l’accès aux infrastructures que dans la résilience sociale, ce double ancrage – économie et durabilité – éclaire une partie de sa posture publique: insister sur la planification, la gestion et le long terme, y compris dans un secteur comme l’éducation, souvent soumis à des urgences.
Avant d’entrer durablement au gouvernement, Amadeu Cruz a occupé des responsabilités variées, souvent liées à la gestion, à la finance ou à l’administration. Il a notamment été président et secrétaire général d’un établissement d’enseignement supérieur en sciences économiques et entrepreneuriales, administrateur d’une entreprise d’infrastructures navales (Cabnave – Estaleiros Navais de Cabo Verde, S.A.), et a exercé des missions de conseil et d’expertise dans des domaines économiques et d’administration publique, y compris en Angola. Cette diversité de fonctions dessine un profil moins idéologique que gestionnaire, construit par étapes dans l’appareil institutionnel et para-public.
Cette dimension technocratique s’accompagne d’une expérience de terrain. Amadeu Cruz a été conseiller municipal, spécialiste en développement institutionnel dans des projets de conseil, et a également exercé des fonctions de direction financière dans différentes structures. Dans l’archipel, où l’administration doit composer avec les contraintes de transport inter-îles, la rareté de certaines compétences et une forte attente en matière de continuité de service, ce type d’expérience pèse: elle donne un langage, celui des budgets, des procédures, des arbitrages, souvent décisif lorsqu’il s’agit de traduire un programme politique en mesures concrètes.
La trajectoire d’Amadeu Cruz s’inscrit aussi dans un schéma classique de la vie publique capverdienne: le passage entre administration, entreprises publiques ou para-publiques, collectivités locales et institutions nationales. Cette circulation forme des responsables capables de dialoguer avec des acteurs très différents: élus, syndicats, administration centrale, partenaires internationaux, universités, familles. Lorsque l’éducation devient un chantier central du développement, le ministre qui en a la charge ne peut pas être uniquement un “pédagogue”: il doit aussi maîtriser la mécanique de l’État.
De Porto Novo à la scène nationale, une progression politique par paliers
Le point de bascule politique le plus visible dans le parcours d’Amadeu Cruz se situe dans les responsabilités électives. Il a été président de la Câmara Municipal do Porto Novo, sur l’île de Santo Antão, puis député national. Dans un pays où les municipalités constituent des pôles essentiels de services et de médiation, diriger une commune revient à gérer au plus près les attentes: écoles, transports, aides sociales, projets locaux, relations avec l’État central. Porto Novo, porte d’entrée de Santo Antão, est aussi un territoire où les enjeux de mobilité et d’accès aux services publics se ressentent fortement, ce qui confère à l’expérience municipale une dimension très concrète.
Le passage par le Parlement, ensuite, permet d’entrer dans une autre logique: celle du compromis et du rapport de force institutionnel. Être député national, c’est participer à l’élaboration des normes, aux débats budgétaires, aux auditions, aux contrôles de l’action gouvernementale. Pour un futur ministre, cette étape sert souvent de préparation: elle enseigne la visibilité médiatique, l’argumentation, le rythme des sessions, mais aussi la nécessité de bâtir des majorités et de répondre publiquement aux critiques.
Avant son accession au rang ministériel, Amadeu Cruz a exercé, au sein du gouvernement, les fonctions de secrétaire d’État chargé de l’Éducation dans le cadre de la IXe législature. Ce poste, moins exposé que celui de ministre mais central dans la conduite des politiques sectorielles, constitue généralement un sas: on y pilote des dossiers, on apprend la coordination interministérielle, on construit des relations avec l’administration et les acteurs du terrain, on teste sa capacité de négociation avec des professions structurées comme celle des enseignants.
La nomination d’Amadeu Cruz au poste de ministre de l’Éducation intervient dans un contexte de remaniement gouvernemental, où il est appelé à succéder à Maritza Rosabal. Cet épisode n’est pas seulement un changement de personne: il marque aussi, symboliquement, la volonté de stabiliser un portefeuille qui touche l’ensemble des familles, des élèves et des enseignants. Dans un pays dont la diaspora est importante et où l’ascenseur social passe largement par l’école, le ministre de l’Éducation devient rapidement un acteur politique de premier plan, qu’il le souhaite ou non.
Ministre de l’Éducation: la réforme comme colonne vertébrale
Depuis son arrivée au ministère, l’action d’Amadeu Cruz est régulièrement associée à l’idée de réforme, en particulier à la réforme curriculaire. Dans plusieurs prises de parole publiques, le gouvernement met en avant l’ampleur du chantier, présenté comme couvrant l’ensemble des cycles scolaires, du primaire au secondaire, avec de nouveaux programmes, des matériels didactiques, un système d’évaluation repensé et une réorganisation de la formation et de la valorisation des enseignants. Cette manière de présenter la réforme insiste sur un mot-clé: la cohérence. Dans une archipel où les écarts entre établissements peuvent être sensibles, l’enjeu est d’harmoniser les contenus et de sécuriser les parcours.
Un autre élément, largement valorisé dans la communication autour du secteur, concerne la production de manuels scolaires. Amadeu Cruz souligne un fait présenté comme inédit dans l’histoire du pays: disposer de manuels, du 1er au 12e niveau, produits au niveau national. Le sujet est politiquement puissant. Il touche à la souveraineté culturelle et éducative, au coût des fournitures, à la stabilité de l’approvisionnement, mais aussi à la capacité du pays à concevoir ses propres supports, adaptés à sa réalité linguistique, sociale et géographique.
Dans la même logique, le ministère met en avant des programmes d’appui à la réforme, soutenus par des partenaires de financement éducatif, dont un programme de soutien à une réforme éducative prioritaire sur la période 2024-2029, annoncé avec un financement de 5 millions de dollars via un partenariat international pour l’éducation. Pour un pays insulaire, souvent dépendant de coopérations et de financements extérieurs pour accélérer certains investissements, ces programmes jouent un rôle important: ils permettent de financer des formations, des outils pédagogiques, des améliorations de gouvernance et parfois des équipements.
Sur le plan de l’évaluation du système, un signal politique fort est l’annonce d’une préparation à l’application de l’évaluation PISA, destinée à mesurer les acquis des élèves dans un cadre comparable aux standards internationaux associés à l’OCDE. La perspective est double. D’un côté, elle peut servir de levier interne: imposer des indicateurs, des objectifs, une culture de résultats. De l’autre, elle expose le pays à une lecture internationale, donc à une pression symbolique. Pour un ministre, l’acceptation de cette comparaison revient à parier sur l’amélioration progressive et à assumer le risque d’un diagnostic parfois sévère.
Enfin, Amadeu Cruz s’efforce de présenter l’éducation comme un projet collectif. Lors du lancement d’une rentrée scolaire, il rappelle que l’éducation est une responsabilité de l’État, mais aussi un engagement de l’ensemble de la société. Dans ce type de formule, très fréquente chez les responsables publics, se lit aussi une réalité: l’État ne peut pas tout. Dans un pays où les familles, les communes, les associations et la diaspora jouent souvent un rôle d’appui, l’appel à la mobilisation collective est autant un choix rhétorique qu’une reconnaissance implicite des limites matérielles.
Les enseignants, la carrière et la question sociale: un dossier à haut risque
Aucun ministre de l’Éducation ne peut éviter le cœur du système: les enseignants. Au Cap-Vert, la réforme de la carrière, des fonctions et des rémunérations du personnel enseignant a suscité débats et contestations, y compris au Parlement et dans l’espace public. Amadeu Cruz se retrouve au centre de ce dossier, avec un équilibre délicat à tenir: répondre aux attentes de revalorisation, préserver la soutenabilité budgétaire et convaincre que les changements ne dégradent pas les droits acquis.
Dans une séquence marquante, il défend l’idée que le nouveau dispositif maintient les droits acquis et s’accompagne d’une hausse salariale annoncée autour de 16% pour les enseignants, tout en évoquant des régularisations de pendances avec un impact budgétaire significatif. Le chiffre, dans l’arène politique, est un outil: il rend l’action mesurable, permet de répondre aux critiques, et s’inscrit dans un récit de réparation ou de modernisation. Mais un chiffre n’épuise jamais la réalité du terrain, faite de cas particuliers, de retards, de complexités administratives et de perceptions d’injustice.
La tension se lit aussi dans les échanges entre majorité et opposition. Dans certaines déclarations, le ministre insiste sur le fait que le gouvernement, conduit par le MpD, “résout” des problèmes hérités des gouvernements précédents, en citant des difficultés remontant à 2008. Cette rhétorique, classique, consiste à déplacer le débat: non pas “pourquoi cela ne va pas?”, mais “pourquoi cela était déjà mauvais et nous le corrigeons”. Elle sert à consolider une légitimité d’action, mais elle alimente aussi une polarisation: chaque mesure est relue à travers une confrontation entre partis plutôt qu’à travers ses effets concrets.
La question enseignante ne se limite pas aux salaires. Elle englobe la gestion administrative, la couverture sociale, les listes de transition ou de reclassification, les conditions de travail, la charge pédagogique, les affectations entre îles. Sur ces sujets, l’administration éducative se heurte souvent à la fragmentation géographique: les procédures doivent être uniformes, mais leur mise en œuvre se heurte aux réalités locales. C’est aussi là que se joue la crédibilité d’un ministre: dans la capacité à faire descendre une décision jusqu’au dernier établissement, sans distorsion.
Dans ce contexte, Amadeu Cruz adopte une ligne qui combine dialogue et fermeté. Lors de sa prise de fonction, il met l’accent sur le dialogue avec les acteurs du secteur et sur l’idée d’un pacte pour l’éducation, signalant une volonté d’élargir le débat au-delà des rapports de force immédiats. Mais ce type d’ambition se heurte toujours à la réalité: les syndicats demandent des actes rapides, l’opposition cherche les angles morts, et les familles veulent des améliorations visibles dans la qualité de l’enseignement.
Une figure politique dans le débat national, entre résultats revendiqués et attentes de comparabilité
Au-delà du ministère, Amadeu Cruz est devenu un acteur du débat national sur la performance de l’État. Les réformes éducatives, parce qu’elles touchent à l’avenir et au quotidien, sont un terrain où se jouent les réputations. Lorsque le ministre affirme que “les résultats montrent que nous sommes sur le bon chemin” tout en réclamant des métriques de comparabilité, il pose deux marqueurs: la revendication de progrès, et l’acceptation d’outils de mesure plus exigeants. Dans une démocratie, cette stratégie peut renforcer la crédibilité – si les indicateurs confirment l’amélioration – mais elle peut aussi exposer davantage aux critiques en cas de résultats mitigés.
Son action s’inscrit aussi dans des événements de politique publique plus larges: cérémonies universitaires, lancement d’années académiques, programmes de réforme, débats parlementaires. Dans ces séquences, le ministre ne se contente pas de gérer l’école: il raconte une vision du pays. Il met en avant l’éducation comme pilier du développement des îles, reliant souvent le succès scolaire à la compétitivité économique, à l’inclusion sociale et à l’égalité des chances.
Il faut également lire son parcours à travers les institutions qu’il a traversées: municipalité, Parlement, gouvernement. Cette continuité lui permet de parler plusieurs langages. Aux enseignants, il parle carrière et reconnaissance. Aux familles, il parle qualité et avenir. Aux partenaires, il parle programmes et résultats. Aux députés, il parle budgets et légalité. À l’université, il parle coopération scientifique. Ce multilinguisme politique est souvent la clé de la longévité dans un portefeuille aussi exposé.
Pour autant, la question centrale demeure: que représente Amadeu Cruz dans la vie politique capverdienne? Il incarne une génération de responsables qui revendiquent une culture de gestion, un usage appuyé de la réforme, et une volonté de positionner le pays dans des standards internationaux, tout en composant avec un espace public très réactif. À travers lui, se lit une tension structurelle du Cap-Vert contemporain: accélérer la modernisation sans perdre l’adhésion sociale; transformer l’école sans démobiliser ceux qui la font vivre; promettre des résultats sans nier les contraintes matérielles.
La réponse, à ce stade, reste ouverte et dépend moins des discours que des effets cumulés des politiques. Dans l’éducation, les bilans ne se lisent pas sur un trimestre, mais sur une cohorte. C’est précisément ce qui rend la figure du ministre si sensible: il est jugé immédiatement sur des décisions dont les effets profonds n’apparaîtront que plus tard. Amadeu Cruz, avec son itinéraire d’élu local devenu responsable d’État, se trouve ainsi au centre d’un paradoxe: porter une réforme longue dans un temps politique court, et convaincre que l’école, au Cap-Vert, peut rester le moteur le plus sûr d’une mobilité sociale et d’un développement durable.



