Dans le Cameroun des grands équilibres régionaux, où la politique se lit autant dans les cabinets ministériels que dans les marchés, les coopératives et les plaines agricoles, Gabriel Mbairobé s’est imposé comme une figure singulière : un ingénieur devenu responsable public, dont la trajectoire épouse les lignes de force du pays. Longtemps identifié à l’industrie cotonnière et au septentrion, il a ensuite accédé au cœur de l’appareil gouvernemental, au ministère de l’Agriculture et du Développement rural, avant de se voir confier, plus récemment, un intérim à la tête du ministère du Tourisme et des Loisirs.
Son nom circule souvent dans les cercles administratifs et économiques, parfois dans le débat public, mais il demeure moins “politicien de meeting” que gestionnaire de dossiers. Pour comprendre qui est Gabriel Mbairobé, il faut donc suivre une histoire faite de formation technique, d’un long ancrage dans une entreprise stratégique, puis d’une entrée progressive dans la vie publique, au moment où la sécurité alimentaire, la modernisation des filières et la gouvernance des territoires ruraux deviennent des urgences nationales.
De Garoua à l’École polytechnique : le profil d’un technicien au service de l’État
Gabriel Mbairobé est né en 1958 à Garoua, grande ville du Nord et carrefour économique du septentrion camerounais. Mbairobé est issu d’un parcours de formation scientifique qui l’a conduit vers l’ingénierie. Il a effectué ses études supérieures à l’École nationale supérieure polytechnique de Yaoundé, où il a obtenu un diplôme d’ingénieur en électromécanique, un domaine qui renvoie autant au fonctionnement des machines qu’à la gestion de systèmes industriels.
Ce point est central pour comprendre l’homme politique : contrairement à des profils façonnés d’abord par le droit, l’enseignement ou la carrière diplomatique, Mbairobé arrive dans l’espace public par le monde de la production. Il est souvent décrit comme spécialiste du montage d’usines d’égrenage, un champ très concret dans une économie où l’industrialisation des filières agricoles dépend de l’outillage, de la maintenance, de l’énergie et de la logistique.
Cette culture technique n’est pas seulement un élément de CV. Elle façonne un style : priorité à l’organisation, aux chaînes de valeur, aux rendements, aux investissements, à la transformation locale. Dans un pays où l’agriculture reste un pilier social et économique, ce type de profil peut apparaître comme une promesse de rationalité. Mais il peut aussi être confronté à une évidence : la terre n’est pas une usine. Les décisions agricoles se heurtent à la saisonnalité, à l’accès au crédit, aux prix, aux routes, aux intrants, aux aléas climatiques, et aux tensions sécuritaires qui affectent certaines régions.
La Sodecoton, matrice d’une carrière : une longue immersion dans l’économie rurale
Avant d’être ministre, Gabriel Mbairobé a été durablement associé à la Société de Développement du Coton du Cameroun (Sodecoton), entreprise publique au cœur de la filière coton dans le septentrion. Plusieurs biographies indiquent qu’il y est recruté au début de l’année 1984, et qu’il y progresse en occupant différents postes techniques et de responsabilité, notamment dans les usines d’égrenage et les unités industrielles.
Ce passage n’est pas anecdotique. La filière coton structure, depuis des décennies, des pans entiers de l’économie locale : elle organise la relation entre producteurs et encadrement technique, mobilise des réseaux de collecte, fait vivre des transports, irrigue des bassins d’emploi, et conditionne une partie des revenus agricoles dans le Nord. Entrer par la Sodecoton, c’est apprendre l’agriculture par ses contraintes industrielles : comment sécuriser l’approvisionnement, maintenir des équipements, planifier des campagnes, gérer les stocks, préserver la qualité, arbitrer entre coûts et performances.
Les biographies publiques soulignent que Mbairobé a été directeur des industries au sein de cette entreprise, et qu’il est présenté comme ayant accompagné des projets d’installation de nouvelles unités. Cette expérience, dans une structure qui vit à la frontière entre service public et impératifs économiques, l’inscrit dans un monde où la décision se prend souvent sous pression : pression du calendrier agricole, pression des marchés, pression budgétaire, pression sociale.
Ce parcours nourrit aussi une forme d’ancrage régional. Parce que la Sodecoton est au contact quotidien des producteurs, la notoriété qui s’y construit n’est pas seulement administrative : elle peut devenir politique. Dans de nombreuses zones rurales, la légitimité s’acquiert par la capacité à “faire fonctionner” une chaîne de production, à garantir la disponibilité d’intrants, à fluidifier les opérations de campagne, ou à éviter les retards de paiement. C’est un terrain où la réputation se fabrique plus dans les résultats perçus que dans les discours.
Un autre élément, régulièrement mentionné, participe à cette visibilité : son lien avec le football, via le club Coton Sport de Garoua, dont il est présenté comme président sur une période allant de 2003 à 2017. Dans les sociétés urbaines et rurales du Cameroun, le football n’est pas seulement un divertissement : c’est une vitrine, un levier d’influence, un espace de sociabilité, parfois un outil de cohésion locale. Y occuper une fonction dirigeante renforce une présence publique, ouvre des réseaux, et associe un nom à une identité territoriale.
Du local au national : l’entrée en politique et la nomination au ministère de l’Agriculture
L’itinéraire de Gabriel Mbairobé est souvent décrit comme celui d’un homme entré relativement tôt dans l’engagement partisan, mais resté longtemps dans une posture de cadre et de responsable technique. Certaines biographies évoquent un investissement dans la vie politique locale, avec des responsabilités de base et un mandat de conseiller municipal à Garoua 1er obtenu en 2013.
Cette dimension locale éclaire l’étape suivante : la nomination au gouvernement. Le 4 janvier 2019, Gabriel Mbairobé est nommé ministre de l’Agriculture et du Développement rural. Il arrive alors à la tête d’un ministère dont le périmètre est immense : politique agricole, encadrement des producteurs, sécurité alimentaire, promotion de la mécanisation, suivi de filières, réglementation, statistiques, gestion de crises, liens avec des organismes et programmes, sans compter la coordination avec d’autres administrations.
Le cadrage institutionnel des missions du ministère est explicité dans les textes de présentation du gouvernement : il s’agit d’élaborer et de mettre en œuvre la politique nationale dans l’agriculture et le développement rural, de promouvoir des stratégies de sécurité et d’autosuffisance alimentaire, de renforcer les rendements, d’encourager les investissements, la mécanisation, et d’assurer la coordination en situation de crise, entre autres.
Pour un ingénieur formé à l’industrialisation et passé par une grande entreprise de filière, le poste apparaît comme une continuité logique. Mais, politiquement, il place aussi l’homme au centre d’attentes massives. Au Cameroun, l’agriculture n’est pas qu’un secteur : elle est un amortisseur social, un marqueur territorial et une question de souveraineté. Chaque hausse de prix, chaque pénurie, chaque difficulté logistique se transforme rapidement en sujet national.
Dans ce contexte, Mbairobé est amené à incarner des objectifs stratégiques : réduire la dépendance aux importations sur certains produits, renforcer la production locale, soutenir la transformation, et organiser les réponses face aux vulnérabilités. Sur le terrain, cela signifie arbitrer entre de multiples urgences : les intrants (semences, engrais), l’accès à l’eau, la mécanisation, la structuration des filières, les routes rurales, la conservation post-récolte, la commercialisation, et les financements.
La politique agricole à l’épreuve du réel : sécurité alimentaire, crises et modernisation des filières
Toute tentative de portrait d’un ministre de l’Agriculture au Cameroun se heurte à une réalité documentée : l’insécurité alimentaire et nutritionnelle aiguë touche des millions de personnes, avec des pics liés aux conflits, aux déplacements, aux chocs climatiques et à la fragilité des revenus. Selon une analyse du Cadre harmonisé citée dans un rapport de situation humanitaire, environ trois millions de personnes ont souffert d’insécurité alimentaire aiguë au Cameroun entre octobre et décembre 2024, parmi lesquelles plus de 265 000 étaient en situation d’urgence.
Pour un ministre, ce chiffre n’est pas seulement un indicateur : il représente une pression politique permanente. La sécurité alimentaire ne se résume pas à “produire plus”. Elle implique d’anticiper les saisons, d’éviter les ruptures d’approvisionnement, de stabiliser les prix, de sécuriser les zones à risques, et de coordonner l’action avec les organisations humanitaires et les partenaires techniques.
Le défi est encore plus complexe dans un pays traversé par plusieurs crises. Dans des documents de planification internationale sur le Cameroun, les troubles civils, les chocs climatiques, et l’insécurité alimentaire chronique sont explicitement cités comme des facteurs structurants de vulnérabilité. Ces contraintes pèsent sur la production, mais aussi sur la circulation des biens : produire dans une zone n’est pas suffisant si la route est impraticable, si la chaîne du froid est absente, si les marchés sont perturbés ou si les producteurs n’ont pas la capacité de stocker.
Dans la communication publique autour du ministère, plusieurs axes reviennent régulièrement : mécanisation, soutien aux filières prioritaires, amélioration de la productivité, et orientation vers l’import-substitution. L’enjeu est double. D’une part, réduire la facture d’importation pour certains produits stratégiques. D’autre part, transformer l’agriculture en levier de croissance et d’emplois, au-delà de la subsistance.
La difficulté, cependant, est de passer du slogan à l’architecture opérationnelle. La mécanisation, par exemple, suppose des équipements disponibles, mais aussi des modèles économiques : qui achète, qui entretient, qui loue, qui forme les utilisateurs, comment assurer l’accès des petits producteurs, comment éviter que les engins restent concentrés entre quelques acteurs ? Les politiques de filière, elles, supposent des prix incitatifs, des infrastructures, des industries de transformation, et des débouchés. Dans un environnement où les revenus agricoles peuvent être volatils, les arbitrages budgétaires deviennent vite politiques.
Le ministre, à ce stade, n’est pas seulement un décideur : il devient un “coordonnateur” obligé. La structure même de ses missions l’y contraint : le ministère doit travailler avec d’autres départements, avec les collectivités, avec les organisations professionnelles, et avec des partenaires extérieurs. Dans un tel système, l’efficacité se mesure parfois moins à l’annonce de réformes qu’à la capacité à faire converger des acteurs qui n’ont pas toujours les mêmes priorités.
Un homme d’appareil dans une séquence politique mouvante : l’intérim au Tourisme et les enjeux de continuité
L’année 2025 a ajouté une dimension inattendue à la trajectoire de Gabriel Mbairobé : il est mentionné officiellement comme ministre du Tourisme et des Loisirs par intérim, une charge présentée comme visant la continuité du service public. Cette situation illustre un mécanisme classique dans l’appareil gouvernemental : en période de transition ou de vacance, un membre du gouvernement peut être chargé d’assurer l’intérim, afin d’éviter le blocage des dossiers et la paralysie administrative.
Politiquement, un tel intérim n’est jamais neutre. Il peut signifier la confiance de l’exécutif, la volonté de tenir un département sans rupture, ou la nécessité de gérer une séquence sensible. Administrativement, il ajoute surtout une contrainte de temps et de priorités : cumuler la pression agricole avec les enjeux du tourisme, c’est naviguer entre deux univers. D’un côté, la production rurale, les filières, l’encadrement, la sécurité alimentaire. De l’autre, l’image du pays, l’hôtellerie, les loisirs, la promotion, la qualité de service, et les normes du secteur touristique.
Ce croisement est intéressant parce qu’il renvoie, au fond, à un même sujet : le développement territorial. L’agriculture et le tourisme peuvent être perçus comme deux leviers de valorisation des régions, de création d’emplois et de circulation de revenus. Mais ils obéissent à des temporalités différentes. L’agriculture se joue sur les saisons, les cycles de production, les intrants. Le tourisme se joue sur l’attractivité, la sécurité, la connectivité, les services, et la confiance.
Pour Gabriel Mbairobé, cette double casquette, même temporaire, peut aussi renforcer une image : celle d’un homme de “continuité” dans la machine d’État. Ni figure de rupture flamboyante, ni opposant charismatique, il apparaît plutôt comme un gestionnaire mobilisable sur des secteurs stratégiques.
Reste la question la plus délicate, souvent posée au sujet de ce type de profil : est-ce un homme politique au sens classique, ou un haut cadre devenu ministre ? Au Cameroun, la frontière est poreuse. La longévité dans une grande entreprise publique, l’ancrage local, la visibilité via des institutions sociales comme le sport, et l’accès au gouvernement forment un continuum où l’administration rejoint la politique. Mbairobé incarne précisément cette zone : une trajectoire d’expertise qui devient pouvoir, puis un pouvoir qui doit convaincre qu’il sait transformer l’expertise en résultats visibles.
Et c’est là que se joue, pour lui comme pour tout responsable agricole, la question du bilan. Les attentes sont immenses, car les crises alimentaires et les tensions sur les prix touchent directement la vie quotidienne. Les outils existent, les discours aussi, mais le terrain impose sa loi : routes, stockage, financement, sécurité, climat. À l’échelle d’un ministre, l’enjeu n’est pas seulement de multiplier les annonces, mais de produire des améliorations ressenties : une campagne agricole plus stable, des filières mieux organisées, des revenus moins incertains, des réponses plus rapides en temps de crise.
Gabriel Mbairobé reste ainsi un acteur clé d’un moment où l’État camerounais est attendu sur des sujets concrets et immédiats. Son parcours, de l’ingénierie à l’agriculture, puis à la gestion d’intérim dans un autre ministère, raconte une forme de gouvernance contemporaine : celle où la compétence technique devient une ressource politique, mais où la politique, elle, exige toujours une preuve — la preuve par le quotidien.



