Dans un pays où la frontière entre pouvoir politique et appareil sécuritaire est ténue, certains noms pèsent davantage que leurs titres officiels. Filipos Woldeyohannes fait partie de ces figures dont l’empreinte se lit moins dans les discours publics que dans l’architecture réelle du pouvoir. Souvent présenté comme un « homme politique » par raccourci, il est d’abord un haut responsable militaire : chef d’état-major des Forces de défense érythréennes depuis mars 2014. Dans l’Érythrée du président Isaias Afwerki, où les institutions sont peu transparentes et où l’information officielle est parcimonieuse, la trajectoire d’un chef militaire renseigne autant sur les équilibres internes que sur la politique étrangère du pays. Car l’armée, en Érythrée, n’est pas seulement un instrument de souveraineté : elle est l’une des colonnes vertébrales de l’État.
Ces dernières années, le nom de Filipos Woldeyohannes a franchi les frontières de la Corne de l’Afrique à la faveur d’un conflit qui a bouleversé l’Éthiopie et reconfiguré les rapports de force régionaux : la guerre du Tigré. Des accusations graves, documentées par des organisations de défense des droits humains et des mécanismes internationaux, ont visé les forces érythréennes engagées aux côtés des autorités fédérales éthiopiennes. Les États-Unis ont ainsi décidé, en août 2021, de sanctionner le chef d’état-major érythréen au titre du dispositif Global Magnitsky. Une décision rare, symboliquement forte, qui illustre le rôle attribué à la chaîne de commandement militaire dans les exactions reprochées aux troupes sur le terrain.
Mais qui est réellement Filipos Woldeyohannes ? D’où vient-il, comment s’est-il imposé, et que dit sa trajectoire de la place de l’armée dans le système érythréen ? Pour répondre, il faut naviguer entre quelques repères factuels établis, l’opacité d’un régime peu disert et les éclairages apportés, indirectement, par la diplomatie, les sanctions et les enquêtes sur les violations commises dans le cadre des conflits régionaux.
Un chef d’état-major dans un État militarisé et peu transparent
Filipos Woldeyohannes est un général érythréen né en 1955 à Asmara. Il occupe depuis le 19 mars 2014 la fonction de chef d’état-major des Forces de défense érythréennes. Ce poste correspond au plus haut niveau opérationnel de l’appareil militaire : il revient au titulaire d’assurer la conduite et la coordination des forces, dans un pays où l’armée joue un rôle structurant dans la vie nationale et dans la posture extérieure.
La nomination de Filipos Woldeyohannes intervient dans un contexte précis : la mort, au début du mois de mars 2014, de son prédécesseur, le major-général Gerezgheri « Wuchu » Andemariam. Dans un système où les transitions ne sont pas débattues publiquement, ce type de remplacement révèle souvent la continuité d’une gouvernance centrée sur la sécurité et la loyauté des cadres. En Érythrée, l’organisation du pouvoir est dominée par le président Isaias Afwerki et le parti au pouvoir, et le rôle politique des forces armées est régulièrement souligné par les observateurs : l’outil militaire n’est pas un simple ministère technique, mais un pivot du régime.
Le qualificatif d’« homme politique », attaché parfois à Filipos Woldeyohannes, renvoie moins à une carrière électorale qu’à la réalité d’un État où les décisions majeures se jouent au sein d’un cercle restreint, où la séparation des pouvoirs est faible, et où l’influence se mesure au contrôle des leviers sécuritaires. Dans ce type de configuration, un chef d’état-major est, de facto, une figure politique : il contribue à la définition des priorités stratégiques, à l’encadrement des forces et à la mise en œuvre des orientations du sommet de l’État.
Les informations publiques sur sa vie privée, son parcours détaillé ou ses prises de position personnelles restent limitées. Cette rareté n’est pas exceptionnelle : l’Érythrée est connue pour son contrôle étroit de l’information, l’absence de presse indépendante sur place et la faible visibilité de ses responsables dans l’espace médiatique international. Le profil de Filipos Woldeyohannes se dessine donc davantage à partir de ses fonctions, de la chronologie de ses responsabilités et des événements régionaux dans lesquels l’armée érythréenne a été impliquée.
Une trajectoire forgée par les guerres et l’architecture militaire du pays
Le parcours militaire de Filipos Woldeyohannes est généralement décrit comme lié aux grandes séquences de conflit qui ont marqué l’histoire contemporaine de l’Érythrée et de sa région. Il est notamment présenté comme ayant servi comme commandant sur le front occidental durant la guerre Érythrée-Éthiopie (1998-2000), un conflit frontalier meurtrier dont l’issue a durablement pesé sur les relations entre les deux pays. Dans l’appareil militaire érythréen, le passage par des zones de commandement sensibles et des fronts actifs constitue souvent un accélérateur de carrière, tant l’expérience du terrain est valorisée dans la hiérarchie.
Il est également associé à des responsabilités de commandement dans l’une des zones opérationnelles de l’armée érythréenne, l’Operation Zone 2. L’organisation militaire du pays repose en effet sur des zones de commandement dont les responsables disposent d’une autorité significative, parfois décrite comme se superposant aux structures administratives civiles. Dans un État fortement militarisé, la gestion territoriale, la sécurité intérieure et la projection extérieure s’entrecroisent. Cette structure contribue à expliquer pourquoi certains cadres militaires acquièrent une influence qui dépasse le strict périmètre des casernes.
Au-delà des titres, l’ascension de Filipos Woldeyohannes jusqu’au poste de chef d’état-major en 2014 s’inscrit dans une logique de continuité : les forces armées érythréennes sont au cœur de la survie politique du régime, et la promotion à leur sommet répond, dans ce type de système, à des critères de confiance, d’expérience et d’alignement sur la ligne du pouvoir.
Certains épisodes soulignent aussi l’importance de sa fonction dans les relations extérieures. En mai 2020, à la suite d’une visite officielle du président érythréen en Éthiopie, Filipos Woldeyohannes a effectué un déplacement en Éthiopie, présenté par les médias érythréens comme lié à des questions « d’intérêt commun » entre les deux pays. Ce type de visite, même peu détaillé, est révélateur : il met en scène le rôle des responsables militaires dans une diplomatie régionale où la sécurité, les frontières et les alliances fluctuantes occupent une place centrale.
Dans la Corne de l’Afrique, les relations entre Asmara et Addis-Abeba ont connu des renversements rapides : d’une hostilité prolongée après la guerre frontalière à un rapprochement spectaculaire à partir de 2018. L’armée érythréenne s’est retrouvée, dans ce nouveau paysage, en position d’acteur clé, tant pour garantir les termes du rapprochement que pour soutenir les objectifs stratégiques du régime. Le chef d’état-major, dans ce cadre, est un rouage indispensable : il pilote l’instrument militaire qui matérialise les alliances, les pressions et les dissuasions.
Guerre du Tigré : accusations d’exactions, enquêtes internationales et chaîne de commandement
La guerre du Tigré, déclenchée en novembre 2020 dans le nord de l’Éthiopie, a rapidement dépassé la dimension d’un conflit interne pour devenir une crise régionale majeure. La présence de forces érythréennes sur le territoire éthiopien a été largement rapportée, et des accusations graves ont été formulées à l’encontre de différentes parties prenantes, y compris contre les forces érythréennes, au sujet de massacres, violences sexuelles, pillages, destructions et atteintes aux civils.
Des organisations internationales de défense des droits humains ont publié des enquêtes détaillées sur certains événements, dont ceux survenus à Axum en novembre 2020. Les analyses évoquent des violations graves du droit international, attribuées notamment à des troupes érythréennes présentes dans la zone. De leur côté, des mécanismes d’enquête internationaux ont dressé un tableau inquiétant des abus commis pendant le conflit, en soulignant la pluralité des auteurs présumés et la gravité des atteintes aux populations.
Dans ce contexte, la question de la responsabilité ne se limite pas aux exécutants sur le terrain. Elle concerne aussi la chaîne de commandement : qui donne les ordres, qui fixe les règles d’engagement, qui contrôle la discipline, qui empêche ou punit les crimes ? Or, dans un système militaire centralisé, le chef d’état-major incarne précisément le sommet opérationnel à partir duquel les forces sont organisées et engagées. Même si les informations publiques ne permettent pas de décrire au jour le jour les décisions internes de l’armée érythréenne, le fait qu’il en soit le chef opérationnel au moment des événements l’a placé au centre des regards.
Un rapport conjoint du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et de la Commission éthiopienne des droits humains, couvrant la période allant de novembre 2020 à juin 2021, a recensé de nombreux abus et conclu à l’existence de motifs raisonnables de croire à des violations graves commises par différentes parties. Ce type de rapport n’a pas vocation à trancher judiciairement, mais il fournit un cadre factuel, une typologie des violations et des pistes de responsabilité, tout en rappelant les difficultés d’accès, les risques pour les témoins et les obstacles au recueil d’informations en zone de guerre.
La guerre du Tigré, par sa violence et ses implications transfrontalières, a aussi révélé les fragilités des systèmes d’imputabilité dans la région. Les enquêtes et les témoignages ont souvent pointé la difficulté de documenter les chaînes hiérarchiques, l’absence de coopération de certains acteurs et la politisation des récits. Dans ce brouillard, le nom de Filipos Woldeyohannes s’est imposé non parce qu’il multipliait les déclarations, mais parce qu’il est, par fonction, l’un des responsables les plus élevés de l’institution engagée sur le terrain.
Les sanctions américaines : un signal diplomatique et un acte d’accusation politique
Le 23 août 2021, les États-Unis ont annoncé des sanctions visant Filipos Woldeyohannes, au titre du dispositif Global Magnitsky, qui cible des responsables accusés de graves violations des droits humains. Washington a justifié cette mesure par son rôle de chef d’une entité accusée d’abus graves commis pendant le conflit au Tigré, mentionnant notamment des actes tels que torture, exécutions de civils, violences sexuelles et destructions.
Dans la pratique, ce type de sanction a plusieurs effets. D’abord, il s’agit d’un acte juridique et financier : gel d’éventuels avoirs soumis à juridiction américaine et restrictions pour les personnes et entités américaines quant aux transactions. Ensuite, c’est un acte diplomatique : il isole symboliquement la personne visée, en la désignant publiquement comme responsable présumé. Enfin, c’est un message politique adressé aux autorités érythréennes : au-delà de l’individu, c’est l’institution qu’il dirige qui est mise en cause.
Les autorités érythréennes, de leur côté, ont rejeté ces accusations et contesté la légitimité des sanctions, jugeant les griefs inacceptables. Ce rejet s’inscrit dans une ligne constante : Asmara dénonce fréquemment ce qu’elle présente comme des campagnes de pression, une ingérence ou une lecture biaisée des conflits régionaux. Dans le même temps, la sanction américaine a ancré le nom de Filipos Woldeyohannes dans l’espace public international, en l’associant durablement aux controverses du Tigré.
Il faut mesurer la portée de cette décision. Dans la diplomatie des sanctions, le choix de viser un chef d’état-major est rarement anodin : cela revient à relier explicitement les abus reprochés à une responsabilité de commandement, à une doctrine opérationnelle ou à une absence de contrôle sur les troupes. Ce n’est pas un jugement pénal au sens strict, mais c’est une qualification politique lourde, qui pèse sur la crédibilité de l’institution militaire érythréenne et sur les marges de manœuvre diplomatiques du pays.
La question de la justice internationale reste, elle, complexe. Les enquêtes, les rapports et les appels à l’imputabilité se heurtent souvent à des obstacles : accès limité, coopération incertaine, rivalités géopolitiques, et difficultés à traduire des constats factuels en procédures judiciaires effectives. Les sanctions constituent alors un outil de substitution, utilisé par certains États pour signifier une ligne rouge en l’absence de mécanismes judiciaires rapides. Pour Filipos Woldeyohannes, cela signifie une forme de condamnation politique par anticipation, qui s’ajoute à l’opacité de son profil et renforce son image de figure incontournable et controversée.
Une figure de pouvoir plus qu’un élu : ce que son cas dit de l’Érythrée et de la région
Répondre à la question « qui est Filipos Woldeyohannes ? » conduit à dépasser la biographie classique. L’homme est un général, pas un parlementaire ; un chef d’état-major, pas un chef de parti connu pour des discours publics ; un dirigeant d’institution, plus qu’un candidat à une élection. Et pourtant, son poids relève pleinement du politique, parce qu’en Érythrée la puissance se confond largement avec le contrôle de l’appareil militaire et sécuritaire.
Son cas illustre d’abord la manière dont certains États fonctionnent à travers des figures peu médiatisées. Là où d’autres systèmes exposent leurs dirigeants et leurs débats, l’Érythrée met en avant une structure resserrée, dominée par l’exécutif et appuyée sur l’armée. Dans un tel cadre, le chef d’état-major n’est pas seulement un technicien : il devient un garant de l’ordre interne, un instrument de dissuasion externe et un acteur central des alliances régionales.
Son cas illustre ensuite la profondeur des interdépendances régionales. La Corne de l’Afrique est traversée par des conflits qui se contaminent, par des alliances pragmatiques et par des rivalités historiques. Le rapprochement entre l’Érythrée et l’Éthiopie à partir de 2018 a été interprété comme une reconfiguration majeure, mais la guerre du Tigré a rappelé que ces recompositions peuvent avoir un coût humain immense et susciter des accusations d’une gravité extrême. La présence attribuée aux forces érythréennes dans le conflit, et les controverses qui en ont découlé, ont projeté l’armée érythréenne au centre d’un débat international sur la responsabilité, l’impunité et les violations en temps de guerre.
Enfin, Filipos Woldeyohannes incarne un paradoxe : plus son nom est cité à l’étranger, plus les contours de sa personnalité restent flous. Cette opacité n’est pas seulement un manque d’informations ; elle fait partie d’un mode de gouvernement. Un responsable de ce rang peut demeurer discret tout en restant central, parce que la légitimité de son pouvoir ne repose pas sur la popularité, mais sur la position hiérarchique et la proximité avec le cœur du régime.
Aujourd’hui, sa fonction le place à l’intersection de plusieurs enjeux : la sécurité intérieure d’un pays marqué par une mobilisation prolongée de sa population, la posture militaire d’un État considéré comme l’un des plus fermés du monde, et la gestion des retombées internationales d’un conflit régional dont les cicatrices restent profondes. Dans cet entrelacs, la figure de Filipos Woldeyohannes raconte moins l’histoire d’un individu que celle d’un système : un système où la force armée structure la politique, où la transparence est limitée, et où les décisions stratégiques se paient, parfois, d’un prix tragique pour les civils pris entre les lignes de front.



