Longtemps, le nom d’Aisha Mohammed Mussa a circulé hors des radars médiatiques internationaux, cantonné aux cercles politiques d’Addis-Abeba et aux sphères spécialisées du développement. Puis, en octobre 2018, son visage et son parcours s’imposent soudain comme un symbole. L’Éthiopie, pays pivot de la Corne de l’Afrique, annonce un gouvernement où la parité femmes-hommes devient une promesse politique affichée. Au sein de ce cabinet, Aisha Mohammed Mussa est propulsée à l’un des postes les plus sensibles d’un État : la Défense. La nomination frappe les observateurs parce qu’elle conjugue plusieurs ruptures. Rupture d’abord avec une tradition régionale où les portefeuilles régaliens restent rarement confiés à des femmes. Rupture ensuite avec l’image d’une Éthiopie réputée conservatrice sur les équilibres de pouvoir, malgré des évolutions rapides depuis l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed. Rupture enfin avec les trajectoires habituelles, car la nouvelle ministre n’est pas une figure issue des grands partis historiques, mais une ingénieure dont la carrière s’est construite au contact des politiques publiques, des projets de développement et des réalités administratives.
Depuis cette date, Aisha Mohammed Mussa a occupé plusieurs postes ministériels, alternant responsabilités techniques et portefeuilles hautement politiques. Elle apparaît aujourd’hui comme une personnalité révélatrice d’une transformation plus large : l’émergence d’une génération de dirigeants éthiopiens qui revendiquent une légitimité fondée autant sur la compétence technocratique que sur la représentation, dans un pays traversé par des défis considérables, des tensions internes et des crises régionales. Mais qui est-elle, au-delà du moment symbolique de 2018 ? Que dit son parcours des priorités de l’État éthiopien ? Et pourquoi son retour à la Défense, en 2024, a-t-il été scruté de près dans une région où la moindre évolution institutionnelle peut avoir des répercussions diplomatiques immédiates ?
Une trajectoire ancrée dans les périphéries éthiopiennes et dans la formation d’ingénieure
Le profil d’Aisha Mohammed Mussa se distingue d’emblée par un marqueur souvent sous-estimé dans la lecture de la politique éthiopienne : son ancrage régional. Elle est associée à la région afar, vaste territoire du nord-est éthiopien, frontalier notamment de Djibouti et situé sur un couloir stratégique reliant l’intérieur du pays aux débouchés maritimes. Dans un État fédéral où l’équilibre entre régions, groupes linguistiques et dynamiques identitaires pèse lourdement sur la gouvernance, l’émergence de responsables issus de régions périphériques n’a rien d’anodin. La région afar, en particulier, occupe une place singulière : à la fois carrefour géopolitique, zone aride soumise à de fortes contraintes climatiques, et espace où les politiques d’infrastructures, de sécurité et de développement sont souvent entremêlées.
Son itinéraire est également porté par une formation technique. Aisha Mohammed Mussa est décrite comme ingénieure civile, diplômée dans ce domaine, et ayant poursuivi des études supérieures en leadership transformationnel et conduite du changement. Dans le paysage politique, cette double compétence n’est pas seulement un détail biographique : elle éclaire la nature des portefeuilles qui lui seront confiés par la suite, souvent à la frontière entre administration, planification, gestion de projets et arbitrage politique.
Dans une Éthiopie engagée depuis des décennies dans de grands programmes d’infrastructures, de construction et de modernisation, la figure de l’ingénieur a longtemps été associée à l’État développeur. Routes, barrages, logements, réseaux urbains : la transformation matérielle du pays a été, pour une part, un récit politique en soi. Dans ce contexte, l’ascension d’une ingénieure au rang de ministre s’inscrit dans une logique où la compétence technique peut devenir un argument de légitimité publique, et où l’expertise de terrain sert de passerelle vers des responsabilités plus stratégiques.
Le parcours d’Aisha Mohammed Mussa est aussi marqué par un passage par des programmes de développement, selon plusieurs sources, avant son entrée au gouvernement. Ce type d’expérience, souvent au contact d’agences internationales ou de projets cofinancés, façonne une culture professionnelle particulière : gestion par objectifs, articulation entre financeurs et administrations, langage des indicateurs, et capacité à naviguer entre attentes locales et cadres internationaux. Cette dimension éclaire une partie de son positionnement ultérieur : une dirigeante à l’aise dans les dossiers techniques, mais appelée à évoluer dans des univers où l’équilibre des forces et la communication politique deviennent déterminants.
Des responsabilités administratives aux ministères : la montée en puissance d’une technocrate
Avant d’être associée à la Défense, Aisha Mohammed Mussa apparaît dans des fonctions liées au pilotage de politiques publiques, notamment dans le champ de la coordination et de la gestion des risques. Dans un pays régulièrement exposé aux sécheresses, aux chocs climatiques et aux crises alimentaires dans certaines zones, la prévention des catastrophes et la sécurité alimentaire sont des domaines où l’État doit conjuguer urgence et planification de long terme. Être positionnée dans ces secteurs revient à travailler au croisement des besoins humanitaires, des politiques agricoles, des mécanismes de distribution et des enjeux de stabilité sociale.
Le pas suivant est celui de l’entrée au gouvernement fédéral, avec des portefeuilles orientés vers le développement et la valorisation des ressources nationales. Aisha Mohammed Mussa est associée à la culture et au tourisme, un ministère qui, en Éthiopie, n’est pas seulement un instrument de promotion économique, mais aussi un levier d’image nationale et de diplomatie douce. Le pays dispose d’un patrimoine historique majeur et d’une diversité culturelle considérable ; le tourisme est régulièrement présenté comme un secteur à fort potentiel, même s’il reste exposé aux fluctuations sécuritaires et aux chocs politiques. Dans ce cadre, piloter une stratégie touristique revient à articuler conservation patrimoniale, investissements, promotion internationale, infrastructures et sécurisation des zones de fréquentation.
Ce passage par la culture et le tourisme offre aussi une exposition publique particulière. Contrairement à des portefeuilles plus techniques, il implique un contact direct avec des acteurs variés : collectivités locales, entreprises, opérateurs de transport, institutions patrimoniales, et partenaires internationaux. Il oblige également à composer avec des récits : ce que l’Éthiopie veut raconter d’elle-même au monde, et comment elle souhaite transformer ce récit en opportunités économiques. Pour une future ministre de la Défense, cette dimension peut sembler éloignée. Pourtant, dans un État où la cohésion nationale, la projection internationale et la stabilité interne sont étroitement liées, l’expérience de la communication institutionnelle et de la construction d’image constitue un apprentissage stratégique.
Au fil de ces fonctions, Aisha Mohammed Mussa s’installe comme une figure de gouvernement capable d’occuper des postes exigeants et de travailler sous pression. Son profil se rapproche de celui de plusieurs responsables que les exécutifs contemporains aiment mettre en avant : des personnalités présentées comme compétentes, issues de l’administration ou du développement, et capables d’incarner une modernisation de l’État. Cette lecture est particulièrement importante pour comprendre la séquence d’octobre 2018 : sa nomination ne sort pas du néant, elle s’appuie sur une trajectoire déjà consolidée, même si elle n’était pas toujours connue du grand public.
Octobre 2018 : une nomination à la Défense qui fait date, entre symbole et réalités du pouvoir
Le 16 octobre 2018, le gouvernement éthiopien annonce un cabinet profondément remanié, et l’une des images qui s’imposent est celle d’une équipe ministérielle affichant la parité. Dans ce contexte, Aisha Mohammed Mussa est nommée ministre de la Défense. L’événement est largement commenté pour une raison simple : la Défense est un portefeuille régalien, lié au commandement militaire, à la sécurité nationale, aux opérations, au renseignement, et à la relation parfois délicate entre pouvoir civil et armée. Dans de nombreux pays, c’est l’un des derniers bastions des élites politiques traditionnelles.
La portée symbolique est immédiate. L’Éthiopie, puissance militaire régionale, confie la Défense à une femme, et à une femme musulmane issue d’une région périphérique. L’image produit un effet de contraste avec la représentation que beaucoup se font de la politique dans la Corne de l’Afrique. Mais la nomination s’inscrit aussi dans une dynamique interne : Abiy Ahmed, arrivé au pouvoir en 2018, cherche à imprimer une marque réformatrice. La parité gouvernementale devient l’un des marqueurs visibles de ce moment politique, au même titre que des gestes d’ouverture, de réconciliation et de reconfiguration des alliances internes.
Pour comprendre la charge de cette nomination, il faut rappeler que la Défense ne se réduit pas à une fonction protocolaire. En Éthiopie, l’armée est un acteur central, en raison de la taille du pays, de sa position géostratégique, de ses frontières sensibles et des tensions internes récurrentes. La ministre se trouve donc placée dans un espace où se croisent exigences opérationnelles, loyautés institutionnelles, rapports de force politiques et attentes de la société.
Toutefois, dans un système gouvernemental, la portée d’une nomination dépend aussi de la durée et du contexte. Le premier passage d’Aisha Mohammed Mussa à la Défense est relativement court, puisqu’elle quitte ce poste en avril 2019. Cette brièveté n’efface pas l’importance du symbole, mais elle rappelle que les arbitrages ministériels répondent souvent à des logiques de rééquilibrage, de priorités du moment et de recomposition de l’exécutif. En politique, un portefeuille peut être un tremplin, une mission temporaire, ou un outil de redistribution des forces. La Défense, dans ce cas, a été à la fois un marqueur historique et une étape d’un parcours plus large.
Dans l’espace public éthiopien et dans la presse internationale, la nomination a surtout été lue comme un signal de modernisation et d’ouverture. Mais elle peut également être comprise comme un message adressé à plusieurs audiences en même temps : à l’intérieur du pays, pour illustrer une rupture et une nouvelle manière de gouverner ; à l’extérieur, pour consolider une image de réformateur et attirer une attention favorable ; et au sein même de l’appareil d’État, pour montrer que les équilibres peuvent évoluer.
Ce type de choix n’est jamais neutre. Il met en jeu la capacité du pouvoir à faire accepter de nouveaux profils dans des sphères traditionnellement dominées par d’autres réseaux. Il teste aussi la solidité de la coalition gouvernementale, car la Défense implique des interfaces quotidiennes avec des institutions puissantes. La séquence de 2018-2019, même brève, reste donc un moment clé pour comprendre la stature d’Aisha Mohammed Mussa : elle devient une figure associée à un tournant, et son nom restera attaché à l’idée qu’en Éthiopie, certains plafonds peuvent être brisés.
Du développement urbain à l’irrigation : des portefeuilles techniques au cœur des priorités nationales
En avril 2019, Aisha Mohammed Mussa change de portefeuille et prend en charge un ministère lié au développement urbain et à la construction. Ce déplacement peut sembler, de l’extérieur, comme une sortie d’un poste prestigieux vers une fonction moins exposée. En réalité, il correspond à une autre forme de centralité : dans un pays où l’urbanisation progresse rapidement, où les besoins en logements et infrastructures explosent, et où les questions foncières peuvent devenir politiquement sensibles, l’urbanisme est un terrain stratégique. Il touche à la vie quotidienne, à la croissance économique, à la gestion des migrations internes et à la planification de la modernisation.
Le ministère du Développement urbain et de la Construction est un nœud où se rencontrent plusieurs impératifs : construire, réguler, financer, planifier, et souvent arbitrer entre intérêts divergents. Les grands projets urbains peuvent être des vitrines politiques. Mais ils peuvent aussi concentrer les frustrations : accès au logement, qualité des services, inégalités spatiales, et sentiment d’exclusion dans certaines communautés. Une ministre à la tête d’un tel portefeuille doit donc combiner rigueur technique et capacité de négociation, dans un environnement où la construction est liée à l’emploi, à l’investissement et à la stabilité sociale.
Ce passage renforce l’image d’Aisha Mohammed Mussa comme responsable de dossiers structurants. Il prolonge une logique de spécialisation : après la Défense, elle n’est pas reléguée à un ministère secondaire, mais repositionnée sur un champ où l’État éthiopien joue une partie de sa crédibilité. L’urbanisation est, dans de nombreux pays africains, l’un des défis majeurs du siècle. Pour l’Éthiopie, qui a connu une croissance économique rapide sur certaines périodes, la capacité à absorber l’essor des villes et à répondre à la demande en infrastructures est un enjeu de long terme.
En octobre 2021, un nouveau tournant se produit : Aisha Mohammed Mussa est associée à un ministère dédié à l’irrigation, aux basses terres et au développement des zones arides. Là encore, le fil conducteur apparaît : la gestion des ressources et la transformation structurelle. L’Éthiopie est un pays de contrastes climatiques et topographiques. Certaines zones sont relativement fertiles, d’autres plus arides, et les tensions sur l’eau et la productivité agricole sont récurrentes. Un portefeuille axé sur l’irrigation s’inscrit donc dans une vision stratégique : sécuriser la production, réduire la vulnérabilité aux aléas climatiques, et développer des territoires souvent marginalisés.
Cette dimension prend une importance particulière dans un contexte mondial marqué par le changement climatique. Les pays de la Corne de l’Afrique sont régulièrement confrontés à des épisodes de sécheresse qui peuvent fragiliser les populations, entraîner des déplacements, et mettre sous pression les autorités. Piloter des politiques d’irrigation et de développement des zones basses ou arides revient donc à agir sur la prévention des crises. C’est aussi, indirectement, une politique de sécurité nationale : réduire les facteurs de tension liés à la rareté des ressources et aux chocs climatiques.
À travers ces portefeuilles, Aisha Mohammed Mussa apparaît comme une ministre dont le cœur de métier est l’État développeur : construction, infrastructures, aménagement, eau. Même lorsqu’elle passe par la Défense, elle revient à des domaines où la maîtrise des systèmes et la planification comptent autant que la communication. Cette continuité explique aussi pourquoi son retour à la Défense en 2024 n’est pas uniquement un retour symbolique : il s’inscrit dans une expérience accumulée, faite de dossiers complexes, de coordination interministérielle et de gestion de grandes politiques publiques.
Le retour à la Défense en 2024 : signaux politiques et enjeux de la Corne de l’Afrique
En mai 2024, Aisha Mohammed Mussa est de nouveau nommée ministre de la Défense. La décision est annoncée dans le cadre d’un ajustement ministériel où d’autres portefeuilles changent également de mains. Ce retour n’est pas anodin : lorsqu’un responsable revient à un poste régalien, l’acte est souvent interprété comme une marque de confiance du chef du gouvernement, mais aussi comme un choix lié à un contexte particulier.
La période est sensible. L’Éthiopie, ces dernières années, a traversé des crises majeures et des recompositions internes. Par ailleurs, la Corne de l’Afrique demeure l’une des régions les plus stratégiques et les plus instables du continent, où les relations entre voisins peuvent se tendre rapidement. La sécurité, la diplomatie et la question des accès maritimes y sont des sujets hautement inflammables.
La visibilité d’Aisha Mohammed Mussa s’accroît aussi à mesure que la question des relations éthiopos-somaliennes devient un sujet régional. Début 2025, sa visite en Somalie est présentée comme un signal d’apaisement dans une relation qui s’était tendue après des annonces et projets liés à l’accès maritime et à des accords controversés dans la région. La venue d’une ministre de la Défense, au-delà des déclarations, est toujours un acte politique. Elle signifie que la discussion porte sur des sujets lourds : sécurité, coopération, présence régionale, mécanismes de stabilisation, et parfois coordination autour des missions de maintien de la paix ou des dispositifs multilatéraux.
Dans ce contexte, le profil d’Aisha Mohammed Mussa prend une dimension diplomatique. Un ministre de la Défense n’est pas seulement un gestionnaire de l’institution militaire. Il est aussi un interlocuteur pour les voisins, pour les organisations régionales, et pour les partenaires internationaux, surtout lorsque la région traverse des tensions. Sa présence dans des échanges bilatéraux constitue un message : l’Éthiopie parle par une voix institutionnelle forte, et cherche à cadrer les discussions au niveau approprié.
Son retour à la Défense peut également être lu comme un choix de stabilité administrative. Une responsable ayant déjà occupé le poste peut connaître les circuits, les principaux acteurs, les sensibilités internes, et les dossiers en cours. Dans des périodes où les États cherchent à éviter les ruptures de gouvernance, la réutilisation de profils expérimentés est un mécanisme classique. Elle permet de gagner du temps, de réduire l’incertitude, et de signaler une continuité.
Pour autant, une nomination ne résout pas les défis structurels. Le ministère de la Défense, en Éthiopie comme ailleurs, doit composer avec des enjeux multiples : modernisation des forces, coordination avec les autorités civiles, gestion des frontières, et prévention des crises internes. La ministre doit aussi évoluer dans un environnement où les attentes sont fortes : l’opinion publique attend de la sécurité, les partenaires attendent de la prévisibilité, et les institutions attendent une direction claire.
À ce stade, ce qui distingue Aisha Mohammed Mussa dans le paysage éthiopien, c’est précisément sa capacité à incarner plusieurs registres à la fois. Elle porte l’image d’une pionnière, parce que sa première nomination à la Défense en 2018 a marqué les esprits. Elle représente aussi une technocrate du développement, parce qu’une large partie de son parcours se déroule dans des ministères structurants liés aux infrastructures et aux ressources. Enfin, elle s’impose désormais comme une actrice de la diplomatie régionale par la nature même de ses déplacements et de ses interactions.
Au fond, comprendre qui est Aisha Mohammed Mussa, c’est observer une Éthiopie en mouvement. Une Éthiopie qui cherche à se présenter comme réformatrice, tout en faisant face à des défis lourds. Une Éthiopie qui tente de concilier représentation et efficacité, symboles et gouvernance. Une Éthiopie enfin qui, située au cœur d’une région stratégique, voit sa politique intérieure et ses choix ministériels se répercuter au-delà de ses frontières.
Aisha Mohammed Mussa n’est donc pas uniquement un nom associé à une nomination historique. Elle est l’un des visages d’une transition plus large : celle d’un État qui confie, à des profils issus de l’ingénierie et de l’administration, des responsabilités au sommet, et qui teste, parfois dans la controverse, la possibilité de transformer ses codes de pouvoir. Son itinéraire, fait de retours, de déplacements entre portefeuilles et de responsabilités successives, montre qu’en Éthiopie, la politique se joue autant dans les symboles que dans la gestion concrète des grands chantiers nationaux.



