Qui est Belete Molla ?

À Addis-Abeba, la politique de l’innovation n’est plus seulement une affaire de techniciens. Depuis le 6 octobre 2021, le portefeuille de l’Innovation et de la Technologie est confié à Belete Molla Getahun, figure singulière dans le paysage public éthiopien, à la fois universitaire formé à la philosophie, acteur politique national et ministre chargé d’un secteur devenu stratégique. Son profil surprend par sa double appartenance : d’un côté, une carrière construite dans les amphithéâtres et les laboratoires d’idées, de l’autre, un engagement partisan assumé, au sein d’un mouvement enraciné dans la question amhara, l’une des plus sensibles de la fédération éthiopienne.

La fonction qu’il occupe le place, de facto, au carrefour d’ambitions très concrètes : accélérer la transformation numérique, soutenir les écosystèmes de start-up, organiser la montée en puissance de la recherche et de l’innovation locale, et inscrire l’Éthiopie dans les circuits régionaux et internationaux de coopération technologique. Mais elle l’expose aussi aux tensions d’un pays traversé par de fortes crispations politiques, par des débats sur la gouvernance fédérale et par une compétition de récits sur l’unité nationale. Qui est donc Belete Molla, et que dit son parcours des recompositions en cours dans un État où l’innovation est devenue un mot d’ordre autant qu’un champ de bataille administratif et symbolique ?

Un universitaire issu de la philosophie, devenu visage public de l’innovation

Belete Molla est d’abord un produit du système académique éthiopien, et plus précisément de l’Université d’Addis-Abeba, institution centrale dans la formation des élites du pays. Son ancrage disciplinaire est la philosophie, domaine dans lequel il a construit l’essentiel de son parcours : licence, master, doctorat, enseignement, encadrement et responsabilités administratives au sein du département concerné. Dans un pays où les ministères techniques sont souvent dirigés par des ingénieurs, des économistes ou des hauts fonctionnaires spécialisés, l’arrivée d’un philosophe à la tête du ministère de l’Innovation et de la Technologie a suscité, dès l’origine, curiosité et interrogations.

Le fait n’est pas anecdotique. La philosophie, en Éthiopie comme ailleurs, est associée à une tradition d’enseignement sur l’éthique, la pensée politique, le sens du bien commun et les cadres conceptuels qui structurent les choix publics. Or l’innovation technologique n’est jamais neutre : elle touche à la souveraineté numérique, à la circulation des données, au rapport entre l’État et les citoyens, au modèle de développement et aux inégalités d’accès. L’idée d’un ministre formé à l’éthique et à l’herméneutique, habitué au débat d’idées et aux controverses intellectuelles, s’accorde donc avec la dimension éminemment politique de la transformation numérique.

Son parcours comporte aussi une ouverture internationale, notamment à travers des études en Europe, dans le cadre d’un cursus de master en éthique appliquée mené conjointement dans deux universités européennes. Cette expérience est souvent mobilisée dans les biographies officielles, comme un marqueur de reconnaissance académique et de circulation dans des espaces où se fabriquent des normes, des concepts et des réseaux. Là encore, l’enjeu dépasse le simple curriculum vitae : l’innovation en Afrique se négocie aussi dans les enceintes internationales, entre programmes de coopération, financements, partenariats privés et arbitrages géopolitiques.

Dans l’univers académique éthiopien, Belete Molla n’est pas présenté comme un spécialiste de la programmation ou des systèmes d’information, mais plutôt comme un enseignant-chercheur ayant travaillé sur des questions d’éthique, de philosophie politique, de pensée interculturelle et de théorie sociale. Ses responsabilités au sein de l’Université d’Addis-Abeba, où il a également occupé des fonctions d’encadrement au niveau des programmes de troisième cycle, dessinent le profil d’un administrateur capable de piloter des structures, de coordonner des équipes et de dialoguer avec des institutions.

Cette dimension universitaire éclaire un aspect central de sa méthode : parler de technologie en parlant de société. Dans ses prises de parole publiques, la transformation numérique apparaît rarement comme une simple modernisation technique ; elle est décrite comme un levier de développement, un outil d’inclusion, un accélérateur d’opportunités pour la jeunesse, mais aussi comme un champ qui exige coopération, règles et vision.

De l’amphithéâtre à la scène partisane : la naissance et l’affirmation du NaMA

L’autre clé de lecture, plus politique, est son rôle dans la création et la direction du National Movement of Amhara, souvent désigné par son acronyme NaMA. La formation est née dans un moment où l’Éthiopie connaissait une séquence de recomposition intense : contestations sociales, débats sur le fédéralisme ethnique, redéfinition des équilibres entre régions, et arrivée au pouvoir d’un exécutif promettant des réformes. Dans ce contexte, la question amhara occupe une place particulière : les Amharas constituent l’un des principaux groupes du pays, historiquement associés à l’État impérial puis à certaines structures administratives, et dont une partie estime avoir été marginalisée ou mise en cause dans le cadre des réformes fédérales contemporaines.

La création de NaMA a ainsi été interprétée, par ses partisans, comme une tentative d’offrir une représentation politique spécifique aux revendications amhara, et, par ses détracteurs, comme l’expression d’un nationalisme ethnique susceptible d’aggraver les fractures. Dans un pays où la politique est étroitement liée à l’architecture fédérale et aux identités régionales, fonder un parti n’est pas un acte neutre : c’est revendiquer une légitimité, proposer une lecture du pays, et entrer dans une compétition où les enjeux de sécurité, de mémoire et de territoire sont omniprésents.

Belete Molla, en prenant des responsabilités de premier plan au sein de cette formation, a assumé une position de leadership. Sa trajectoire montre qu’il n’a pas cherché à rester dans l’ombre d’un appareil existant : il s’est exposé, s’est retrouvé à incarner publiquement une ligne, et a dû composer avec les contraintes d’un système politique où l’espace de compétition a connu, au fil des années, des phases d’ouverture et de resserrement.

L’accession de NaMA à des sièges au Parlement, lors des élections législatives de 2021, a renforcé la visibilité du mouvement et de ses dirigeants. Cette représentation parlementaire, même limitée en nombre, a constitué un signal : une partie de l’électorat était prête à accorder à NaMA un mandat national. Or, ce résultat intervient au moment même où Belete Molla est appelé au gouvernement, ce qui nourrit une question récurrente dans la lecture politique éthiopienne : comment comprendre l’entrée d’un dirigeant de parti, perçu comme opposant ou au moins extérieur au noyau gouvernemental, dans un cabinet ministériel ?

L’hypothèse la plus fréquente est celle d’une stratégie de cooptation et d’ouverture : intégrer certaines figures politiques pour élargir la base de gouvernance, atténuer les tensions et envoyer un signal d’inclusion. Mais cette hypothèse ne suffit pas à tout expliquer. Car entrer au gouvernement, surtout à un poste technique, ne dissout pas les identités partisanes ; au contraire, cela crée une tension permanente entre loyauté institutionnelle et attentes du camp d’origine. En Éthiopie, où les crises régionales ont souvent été alimentées par un sentiment d’exclusion, cette tension est d’autant plus sensible.

6 octobre 2021 : une nomination qui raconte la politique autant que la technologie

La date du 6 octobre 2021 marque un tournant : Belete Molla est nommé ministre de l’Innovation et de la Technologie. Le ministère en question occupe une place importante dans l’architecture gouvernementale : il a pour mission de coordonner des politiques publiques liées à la transformation numérique, à l’écosystème d’innovation, à la promotion des technologies et à certains pans de l’administration électronique. Il s’inscrit dans une dynamique où l’État éthiopien veut accélérer la numérisation des services, attirer des investissements, développer des compétences et stimuler une économie davantage orientée vers la valeur ajoutée.

Cette nomination intervient dans un contexte particulier : l’Éthiopie fait face à des défis internes considérables, notamment des tensions sécuritaires et politiques qui pèsent sur l’économie, sur les infrastructures et sur la capacité de l’État à se projeter dans le long terme. Dans ce cadre, l’innovation devient à la fois une promesse et une nécessité : promesse d’un développement rapide, nécessité de moderniser l’administration, de créer des emplois qualifiés et de renforcer la résilience.

Le choix de confier ce ministère à un universitaire et dirigeant de parti peut être lu comme une tentative d’adosser la politique technologique à une figure capable de parler à plusieurs mondes : le monde académique, celui de la jeunesse urbaine en quête d’opportunités, celui des milieux politiques et celui des partenaires internationaux. L’innovation, dans une économie émergente, ne se résume pas à des incubateurs : elle suppose une coordination interministérielle, des arbitrages budgétaires, des partenariats avec le privé, et une capacité à négocier des coopérations.

Les communications publiques liées au ministère, ainsi que les interventions du ministre lors de rencontres avec des organisations internationales, mettent en avant plusieurs axes récurrents : l’importance de bâtir un écosystème de start-up, la nécessité de stimuler le transfert technologique, l’accent sur la recherche et développement, et la volonté de renforcer les partenariats régionaux et internationaux. La présence de l’Éthiopie dans des forums et des événements consacrés à la transformation numérique sert aussi à attirer des collaborations, à partager des cadres réglementaires et à inscrire le pays dans les dynamiques africaines sur le numérique.

Mais cette projection se heurte à des contraintes structurelles : la disponibilité des infrastructures, l’accès à l’électricité, la couverture réseau, la formation des ressources humaines, l’environnement réglementaire, ainsi que la confiance des investisseurs, souvent sensible à la stabilité politique. Dans ce contexte, le ministère est jugé non seulement sur ses annonces, mais sur sa capacité à produire des résultats visibles : services numériques plus accessibles, soutien concret aux innovations locales, création de passerelles entre universités et entreprises, et mise en place de programmes de compétences.

Le chantier de la transformation numérique : ambitions, coopérations et diplomatie technologique

Le ministère de l’Innovation et de la Technologie est l’un des lieux où se croisent les grands discours sur la modernisation de l’État et les réalités quotidiennes des citoyens. Numériser des services, faciliter des démarches administratives, développer des identités numériques, améliorer la circulation de l’information : ces objectifs peuvent transformer la relation entre l’administration et la société, réduire des coûts, limiter certaines formes de corruption, mais aussi créer de nouvelles tensions autour de la protection des données et de la surveillance.

Sous Belete Molla, l’accent mis sur la collaboration apparaît comme un leitmotiv. Les rencontres avec des organisations et des partenaires africains ou extra-africains sont présentées comme un moyen d’accélérer le transfert de compétences et de technologies. La coopération Sud-Sud est également mise en avant, notamment lorsqu’il s’agit de valoriser l’innovation endogène, c’est-à-dire la capacité à produire localement des solutions adaptées aux réalités du pays plutôt que de dépendre d’importations coûteuses et parfois inadaptées.

Cette approche renvoie à un débat plus large : dans de nombreux pays africains, la transformation numérique se heurte à un dilemme entre adoption rapide de solutions externes et développement d’une capacité locale. Adopter des technologies importées peut offrir un gain immédiat, mais crée des dépendances. Développer une capacité nationale prend du temps, mais peut renforcer la souveraineté et la durabilité. Le discours du ministre insiste régulièrement sur l’idée d’un écosystème fort : startups, recherche, transfert technologique, partenariats et renforcement des compétences.

La dimension diplomatique du portefeuille est également notable. Dans les rencontres internationales, un ministre de l’Innovation n’est plus seulement un gestionnaire ; il devient un interlocuteur sur des dossiers stratégiques : intelligence artificielle, cybersécurité, gouvernance des données, connectivité, infrastructures numériques. L’Éthiopie, puissance démographique et politique de la Corne de l’Afrique, cherche à peser dans les discussions régionales sur la technologie, à sécuriser des investissements et à se positionner comme un acteur capable d’innover et de diffuser des solutions.

Le secteur des start-up, souvent cité, est un autre révélateur. Soutenir les jeunes entreprises technologiques suppose des dispositifs de financement, des cadres réglementaires, des infrastructures, mais aussi une culture de l’entrepreneuriat et une tolérance au risque. Dans un pays où l’accès aux devises, aux équipements et à certains services financiers peut être contraint, le développement d’un tissu de start-up nécessite une action publique cohérente et des partenariats. Le ministère a donc un rôle de catalyseur : il ne crée pas seul les entreprises, mais peut organiser l’environnement qui rend leur émergence possible.

Le discours public insiste aussi sur la technologie comme pilier de la stratégie de croissance. Cela traduit une ambition de long terme : diversifier une économie où l’agriculture reste dominante, renforcer le secteur industriel, et créer des emplois qualifiés dans un pays à la démographie très dynamique. Sur ce point, l’innovation n’est pas une option ; elle est posée comme une condition pour absorber l’entrée annuelle de nouveaux actifs sur le marché du travail.

Entre symbole, critiques et attentes : ce que révèle le parcours de Belete Molla

Le profil de Belete Molla met en lumière plusieurs tendances lourdes. D’abord, la montée en puissance des ministères liés au numérique comme postes politiques majeurs. Ensuite, la circulation de figures issues du monde académique vers la gouvernance, signe d’une volonté, au moins affichée, de s’appuyer sur des compétences intellectuelles et sur des parcours de réflexion. Enfin, l’imbrication entre politique identitaire et politique sectorielle : dans un pays où l’équilibre fédéral est contesté, la trajectoire d’un dirigeant de parti lié à une question régionale et nommé à un ministère technique est un fait politique en soi.

Cette imbrication crée des attentes contradictoires. Une partie des observateurs attend d’un ministre de l’Innovation des résultats quantifiables : projets numériques opérationnels, programmes de formation, partenariats concrets, amélioration des services. Une autre partie le lit à travers le prisme de la recomposition politique : sa nomination est-elle une intégration, une neutralisation, une ouverture, ou un pari sur un profil capable de servir de pont entre des camps ?

Comme pour beaucoup de ministres, l’action publique est aussi soumise à des évaluations, parfois sévères, notamment sur la gestion budgétaire et la performance administrative. Les débats publics sur la gouvernance des ministères existent, et ils participent d’une attente croissante de transparence et d’efficacité. Dans des États où les ressources sont limitées et les besoins immenses, la question n’est pas seulement d’avoir une vision ; elle est de traduire cette vision en politiques soutenables.

Par ailleurs, l’innovation, en Éthiopie, se déploie dans un environnement où les crises politiques et sécuritaires peuvent interrompre des trajectoires. Les priorités peuvent changer rapidement, les budgets être réalloués, et les réformes administratives se heurter à des résistances. Le ministre, quel que soit son profil, doit composer avec une réalité : la technologie ne progresse pas en vase clos. Elle dépend des infrastructures, de la stabilité, de la confiance et de la capacité à planifier dans la durée.

Enfin, l’histoire personnelle de Belete Molla, telle qu’elle est documentée publiquement, reste en partie lacunaire sur certains aspects habituels des biographies politiques, comme la date et le lieu de naissance, ou les étapes précises de l’enfance en dehors de la scolarité. Cette relative discrétion n’est pas rare dans certaines trajectoires politiques, mais elle renforce l’importance de ce qui est connu : son ancrage universitaire, son rôle de fondateur et dirigeant de NaMA, et sa nomination ministérielle en 2021.

Ce qui se joue autour de lui dépasse donc sa personne. Son itinéraire raconte un moment éthiopien : celui où l’innovation technologique est devenue une scène politique, où la transformation numérique sert de promesse de développement, et où les gouvernements cherchent à conjuguer modernisation, inclusion et gestion de tensions profondes. Dans cette équation, Belete Molla incarne une figure de transition : un intellectuel entré dans l’appareil d’État, chargé d’un portefeuille stratégique, et observé autant pour ses résultats que pour ce que sa présence au gouvernement signifie dans un pays en recomposition.

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