Pendant longtemps, Alexandre Barro Chambrier a été perçu comme un technocrate : un économiste formé en France, passé par les arcanes des institutions internationales, familier des chiffres plus que des estrades. Puis son nom s’est imposé dans un tout autre registre, celui des ruptures et des recompositions politiques. Ancien cadre du Parti démocratique gabonais (PDG), ministre sous Ali Bongo Ondimba, opposant au régime après son départ du parti, il a ensuite fait un retour spectaculaire au sommet de l’État pendant la transition ouverte par le coup d’État d’août 2023. Nommé vice-Premier ministre en janvier 2024, puis vice-président du gouvernement en mai 2025 dans la nouvelle architecture institutionnelle, il est devenu l’un des visages du moment gabonais, entre promesse d’ouverture, calcul politique et exigence de résultats.
Son parcours épouse les lignes de force de l’histoire récente du Gabon : la domination d’un parti-État durant des décennies, les tensions autour des scrutins présidentiels, l’émergence d’une opposition fragmentée mais persistante, puis la refonte des institutions pendant la transition. À 67 ans en 2025, celui que beaucoup désignent par ses initiales, ABC, se retrouve au cœur d’une équation délicate : convaincre qu’il n’est pas seulement un ancien du système, mais l’un des artisans d’un nouveau cap, dans un pays en attente de changements concrets et de garanties démocratiques.
Une formation d’économiste et la construction d’une légitimité technocratique
Alexandre Barro Chambrier est né en 1958. L’information circule dans la plupart des biographies publiques qui retracent son itinéraire, et elle constitue la première balise d’un parcours situé entre deux mondes : celui des élites administratives gabonaises, et celui des institutions académiques françaises où se sont formés nombre de cadres d’Afrique francophone. Il étudie en France et suit un cursus tourné vers l’économie et les sciences politiques, notamment à Sciences Po et à l’Université Paris-Dauphine, établissements souvent cités lorsqu’il est présenté comme économiste de formation.
Cette étape n’est pas un détail dans un pays où la question de la compétence de l’État, de la planification et de la gouvernance économique revient régulièrement dans le débat public. Au Gabon, la rente pétrolière a longtemps structuré les équilibres, mais a aussi nourri des attentes contradictoires : modernisation rapide d’un côté, frustrations sociales et inégalités de l’autre. Les profils capables de parler à la fois le langage des administrations nationales et celui des partenaires internationaux y ont acquis, au fil des décennies, une valeur politique particulière. Barro Chambrier s’inscrit dans cette lignée.
Ses premiers pas professionnels s’effectuent dans l’appareil d’État, avant son départ pour Washington. On le décrit comme un conseiller économique au sein du gouvernement gabonais à la fin des années 1980 et au début des années 1990, à une période où le pays, comme beaucoup d’États africains, subit les contrecoups des ajustements économiques, des négociations financières et des pressions sur les finances publiques. Cette expérience nationale, combinée à une formation académique exigeante, contribue à façonner son image : celle d’un homme de dossiers, rompu aux arbitrages budgétaires et à la mécanique institutionnelle.
Dans la politique gabonaise, cette identité technocratique a souvent été une ressource à double tranchant. Elle peut servir de passeport vers des fonctions gouvernementales, mais elle expose aussi à la critique : celle d’un pouvoir qui s’entoure d’experts sans toujours répondre à la demande de justice sociale. Barro Chambrier, lui, a longtemps revendiqué la méthode, la planification, la rigueur. Son entrée et sa montée dans la vie politique seront marquées par ce fil conducteur : l’idée que l’État doit se doter d’outils de pilotage crédibles, et que l’économie n’est pas seulement affaire de croissance, mais de choix politiques.
L’expérience internationale au FMI, un passage structurant
La dimension internationale de sa carrière s’incarne surtout dans son passage au Fonds monétaire international (FMI). Il travaille au sein de l’institution à Washington, où il occupe des fonctions au conseil d’administration en tant que représentant d’un groupe de pays africains, une fonction qui place son titulaire au cœur de la gouvernance financière mondiale. Dans les documents publics du FMI, son nom apparaît comme Executive Director, avec des interventions formelles et des textes associés à des programmes discutés par l’institution.
Ce moment est souvent présenté comme fondateur dans son parcours. D’abord parce qu’il lui permet d’observer, de l’intérieur, le rapport entre États, dettes, conditionnalités et politiques publiques. Ensuite parce qu’il lui confère un capital de crédibilité auprès des acteurs économiques : administrations, bailleurs, milieux d’affaires, mais aussi segments de l’opinion qui associent le FMI à une forme de rationalité budgétaire, qu’elle soit crainte ou respectée.
À Washington, l’exercice n’est pas seulement technique. Il est diplomatique. Un administrateur du FMI négocie, arbitre, construit des coalitions, défend des positions nationales ou régionales, et apprend à manier le compromis dans un cadre multilatéral. Pour un acteur politique, cette école est précieuse. Elle renforce un style : parler peu mais précisément, s’appuyer sur des chiffres, argumenter dans un langage standardisé, tout en sachant que derrière les indicateurs se cachent des rapports de force.
Ce passage nourrit aussi l’un de ses récits personnels : celui d’un homme qui aurait acquis une expertise rare et pourrait, de retour au pays, contribuer à moderniser la gestion publique. Au Gabon, où les débats sur la diversification économique et l’emploi reviennent avec insistance, l’expérience FMI peut être présentée comme une caution, mais aussi comme un symbole ambigu. Certains y voient la capacité à attirer des partenaires et à sécuriser des réformes. D’autres y associent un imaginaire d’austérité et de politiques impopulaires. Barro Chambrier devra composer avec ces perceptions.
Après cette séquence, plusieurs biographies publiques mentionnent des activités de conseil et des responsabilités au sein de structures tournées vers l’Afrique, y compris dans des milieux liés à la réflexion stratégique et au secteur privé. Des profils comme le sien circulent souvent entre institutions internationales, cabinets de conseil, et postes politiques. Dans l’espace gabonais, ce va-et-vient entretient une image : celle d’un homme qui connaît les standards internationaux, et qui peut s’adresser aux investisseurs comme aux administrations.
Du PDG au gouvernement : une ascension dans le système, puis une sortie
Alexandre Barro Chambrier a longtemps évolué au sein du PDG, le parti au pouvoir depuis des décennies. Cette appartenance éclaire une partie de son itinéraire : il n’a pas commencé comme opposant, mais comme cadre d’un système dominant, structuré autour de réseaux politiques, administratifs et territoriaux. Dans ce cadre, il a pu accéder à des responsabilités politiques électives, notamment comme député, et à des fonctions gouvernementales.
Il est élu député dans une circonscription de Libreville et siège à l’Assemblée nationale. La fonction parlementaire, au Gabon, ne se réduit pas à l’activité législative : elle constitue aussi un ancrage local, un accès à des relais, une capacité de médiation avec l’administration, et parfois une vitrine d’action sociale. Les biographies publiques rappellent régulièrement des initiatives au bénéfice de la jeunesse ou de dispositifs d’accompagnement, qui participent à ce type de construction politique locale.
Son passage au gouvernement sous Ali Bongo Ondimba est un autre jalon majeur. Il devient ministre des Mines, du Pétrole et des Hydrocarbures entre 2011 et 2012. Dans un pays dont l’économie dépend fortement du pétrole, ce portefeuille est stratégique. Il touche à la rente, à la négociation avec les compagnies, à la réglementation, aux recettes publiques, mais aussi à l’équilibre politique interne, tant les ressources extractives structurent l’État. Être ministre en charge de ces secteurs signifie entrer dans la zone la plus sensible du pouvoir.
À cette époque, Ali Bongo cherche à installer son autorité, à affirmer un projet de modernisation, et à se distinguer de l’ère Omar Bongo tout en en héritant. Les ministres technocrates sont utiles : ils incarnent une promesse de gestion, de réforme, de crédibilité internationale. Barro Chambrier s’inscrit dans ce dispositif. Son profil d’économiste, passé par Washington, renforce la cohérence apparente de sa nomination.
Mais cette insertion dans l’appareil n’empêche pas la rupture. À partir du milieu des années 2010, les tensions internes au PDG, les débats sur la succession, la gouvernance et la centralisation du pouvoir, alimentent des départs et des réorganisations. Barro Chambrier quitte le PDG en 2016. Cette sortie marque une bascule : celle d’un homme du système devenant acteur de la contestation.
Dans la trajectoire d’ABC, cette rupture est souvent présentée comme un choix politique majeur, mais elle est aussi l’illustration d’un phénomène plus large : la fragmentation de l’élite gabonaise, l’usure du parti dominant, et l’apparition de nouvelles plateformes politiques portées par d’anciens cadres. Au Gabon, l’opposition a fréquemment été traversée par ces profils : des ex-ministres, des ex-parlementaires, des personnalités issues du sérail, qui cherchent à s’ériger en alternative, tout en étant rattrapées par leur passé.
La séquence opposition : candidatures, alliances, construction du RPM
Après son départ du PDG, Alexandre Barro Chambrier s’affirme comme opposant. Il participe à la dynamique de coalition autour de l’élection présidentielle de 2016, qui voit l’opposition tenter de se rassembler derrière une figure unique, Jean Ping, face à Ali Bongo. Dans cette séquence, Barro Chambrier apporte son soutien à cette candidature commune, dans un contexte de contestation et de fortes tensions politiques.
Le moment 2016 est important, car il structure durablement la perception des acteurs. Pour les partisans du pouvoir, c’est l’épreuve de force qui confirme la capacité du régime à tenir malgré la contestation. Pour l’opposition, c’est un épisode fondateur qui nourrit un sentiment d’injustice et d’inachèvement. Barro Chambrier, en s’inscrivant dans cette dynamique, se place dans un camp qui, durant plusieurs années, se présentera comme porteur d’alternance, tout en peinant à transformer l’essai sur le plan organisationnel.
Parallèlement, il consolide sa propre structure politique. Le Rassemblement pour la patrie et la modernité (RPM) est associé à son nom comme parti dont il est le président. Le RPM, héritier d’une première configuration politique portant le nom de RHM dans l’histoire de cette mouvance, s’inscrit dans l’écosystème d’une opposition gabonaise éclatée, où coexistent partis historiques, nouvelles formations, coalitions électorales et plateformes circonstancielles.
Le rôle de Barro Chambrier dans ce paysage n’est pas celui d’un tribun permanent. Il apparaît plutôt comme un organisateur, un stratège, parfois un négociateur. Les portraits médiatiques insistent souvent sur cette posture : un homme moins porté sur les coups d’éclat que sur la construction patiente d’un appareil, la conquête d’ancrages, et la recherche d’alliances.
La présidentielle de 2023 constitue un autre tournant. À l’approche du scrutin prévu en août 2023, Alexandre Barro Chambrier est cité parmi les figures susceptibles de se présenter. Mais une coalition d’opposition se forme autour d’un candidat unique, Albert Ondo Ossa, présenté comme la figure de l’unité face à Ali Bongo. Barro Chambrier se retire alors de la course, s’inscrivant dans une logique d’union plutôt que de dispersion des voix. Cette décision, quelle qu’ait été la part de calcul qu’elle implique, lui permet de préserver un rôle dans l’opposition organisée, sans s’isoler dans une candidature minoritaire.
Le contexte de ce scrutin est explosif. Le pays vote dans un climat tendu, marqué par la défiance, les souvenirs de 2016, et les débats sur la transparence. Quelques jours après l’élection, l’armée renverse Ali Bongo. Le coup d’État d’août 2023 ouvre une transition conduite par le général Brice Clotaire Oligui Nguema. Cette transition bouleverse toutes les positions : elle marginalise certains opposants, en rapproche d’autres du nouveau pouvoir, et redessine les équilibres.
C’est là que le parcours de Barro Chambrier prend une nouvelle dimension. Lui qui s’était construit comme opposant au régime d’Ali Bongo se retrouve, dans les mois suivants, dans une trajectoire de rapprochement avec les autorités de transition. Pour certains, cela ressemble à une normalisation : un retour d’anciens cadres au cœur de l’État. Pour d’autres, c’est une opportunité : intégrer des compétences et des figures politiques dans un processus de refondation, afin d’éviter que la transition ne se réduise à un pouvoir strictement militaire.
Le retour au sommet pendant la transition : vice-Premier ministre, puis vice-président du gouvernement
Le 17 janvier 2024, Alexandre Barro Chambrier fait son entrée au gouvernement de transition en tant que vice-Premier ministre, ministre de la Planification et de la Prospective. Cette nomination est largement commentée comme un symbole : l’intégration d’un ancien opposant dans l’exécutif de transition, dans un poste chargé d’orienter l’avenir. Le choix de la planification et de la prospective n’est pas neutre. Il renvoie à la capacité de l’État à se projeter, à hiérarchiser des priorités, à définir des stratégies, mais aussi à produire des politiques publiques cohérentes dans un contexte de refonte institutionnelle.
En mai 2025, la nouvelle architecture gouvernementale le propulse encore plus haut : il est nommé vice-président du gouvernement, dans un dispositif où le poste de Premier ministre est supprimé et où le chef de l’État concentre davantage de pouvoirs exécutifs. Cette reconfiguration s’inscrit dans une transformation institutionnelle plus large portée par la transition, avec un débat national sur les règles du jeu, la future Constitution, et les équilibres entre présidence, gouvernement et Parlement.
Dans ce schéma, la fonction de vice-président du gouvernement peut être lue de deux manières. D’un côté, elle peut apparaître comme un poste de coordination, chargé de faire fonctionner l’appareil et d’assurer une cohérence entre ministères, dans un exécutif dominé par la présidence. De l’autre, elle peut être vue comme un poste politique : un espace où se joue l’équilibre entre civils et militaires, entre anciens opposants intégrés et nouveaux acteurs, entre légitimité technocratique et contrôle politique.
La présence de Barro Chambrier à ce niveau suggère que la transition a besoin de figures capables de dialoguer avec les partenaires économiques, de parler de finances publiques, et de donner un visage civil à une période née d’un renversement militaire. Elle suggère aussi que l’homme a su se rendre indispensable dans cette configuration, en mettant en avant son expérience, son réseau, et sa capacité à produire un discours de stabilité.
Son évolution récente comprend également un retour au Parlement, avec une nouvelle présence à l’Assemblée nationale à partir de la fin de l’année 2025, dans un paysage politique où de nouvelles coalitions se mettent en place. Là encore, l’image est double : celle d’un acteur qui investit les institutions, et celle d’un responsable qui, au fil du temps, a su se maintenir dans les centres de décision malgré les changements de régime.
La question centrale, désormais, est celle de la cohérence politique. Comment un ancien opposant, présenté comme farouche critique d’Ali Bongo, justifie-t-il son alliance de fait avec le pouvoir de transition ? La réponse se trouve souvent dans le vocabulaire de l’intérêt national, de la refondation, du pragmatisme. Mais elle se heurte aussi à une exigence de crédibilité : l’opinion gabonaise attend des résultats. La transition, pour être acceptée, doit produire des avancées visibles sur la gouvernance, la lutte contre la corruption, la transparence électorale, l’emploi, la vie chère. Le poste de Barro Chambrier, précisément parce qu’il touche à la planification et à la coordination gouvernementale, l’expose directement à cette exigence.
Dans l’histoire politique gabonaise, les périodes de transition ou de promesse de renouveau ont souvent été suivies de désillusions. Barro Chambrier se trouve donc face à un risque classique : être perçu comme un technocrate qui accompagne une réorganisation institutionnelle sans transformer le quotidien. À l’inverse, s’il parvient à associer sa compétence économique à des décisions concrètes, il pourrait renforcer son statut d’acteur incontournable de l’après-transition.



