L’Afrique du Sud a pris, en 2024, une décision qui a surpris bien au-delà de Pretoria : confier le portefeuille de la Défense et des Anciens Combattants à une figure jusqu’ici principalement associée au monde scolaire, Matsie Angelina « Angie » Motshekga. Longtemps ministre de l’Éducation de base, cette enseignante de formation, militante anti-apartheid et cadre de l’ANC, est depuis le 3 juillet 2024 chargée de piloter l’appareil militaire sud-africain et la politique en faveur des vétérans.
Son arrivée à ce poste intervient dans un contexte délicat : armée sous-financée, engagements extérieurs risqués, tensions régionales, situation sociale difficile d’une partie des anciens combattants. En filigrane, une question domine le débat public : la reconversion de cette « ministre de l’École » en « ministre des armes » peut-elle transformer la Défense sud-africaine sans renier les priorités sociales du pays ?
De Soweto aux bancs de l’université : une trajectoire marquée par l’éducation et l’engagement
Née le 19 juin 1955 à Primville, dans la grande banlieue de Soweto, Angie Motshekga grandit dans l’un des épicentres de la contestation anti-apartheid. Elle y suit une partie de sa scolarité primaire dans différents établissements du township, avant de terminer ses études secondaires en internat dans la ville de Matatiele, alors située dans l’est du pays.
Comme beaucoup de jeunes de sa génération engagés contre le régime ségrégationniste, elle voit dans l’éducation un levier central de transformation sociale. Elle poursuit des études supérieures à l’université du Nord (aujourd’hui université du Limpopo), où elle obtient un Bachelor of Arts en éducation. Elle complète ensuite ce parcours à l’université du Witwatersrand (Wits), à Johannesburg, avec un diplôme en sciences de l’éducation et un master dans le même domaine.
Au début des années 1980, Motshekga devient enseignante à Orlando High School, un établissement emblématique de Soweto, très impliqué dans les mobilisations scolaires contre l’apartheid. Elle n’y reste que quelques années avant de rejoindre le Soweto College of Education comme maître de conférences, puis l’université du Witwatersrand en 1985, où elle enseigne jusqu’en 1994.
Cette carrière académique s’inscrit dans un engagement plus large : durant les années 1980, elle participe au Soweto Education Crisis Committee, structure locale qui s’intègre ensuite dans la National Education Coordinating Committee, réseau de coordination éducative opposé aux politiques du régime. Elle milite également au sein du Front démocratique uni (UDF) et du syndicalisme enseignant, notamment la National Education Union of South Africa, ainsi que dans des organisations civiques comme la Pimville Civic Association.
Lorsque l’Afrique du Sud entame sa transition démocratique, Angie Motshekga quitte progressivement le monde académique pour la haute administration. De 1994 à 1997, elle occupe un poste de directrice au sein du bureau de la présidence, dans le nouvel appareil d’État post-apartheid.
Elle se rapproche dans le même temps de la direction du Congrès national africain (ANC) et de sa branche féminine. Dans les années 1990, elle devient notamment l’une des animatrices de la Ligue des femmes de l’ANC (ANC Women’s League), dont elle prendra, quelques années plus tard, la tête au niveau national.
Cette trajectoire – enseignante, universitaire, militante de terrain, cadre politique – place Motshekga au cœur des réseaux de pouvoir de la nouvelle Afrique du Sud, avec un profil où l’éducation et la cause des femmes occupent une place centrale.
Quinze ans à la tête de l’Éducation de base : un bilan contrasté mais déterminant
Après un passage au Parlement provincial de Gauteng à partir de 1999, où elle siège au sein de la législature régionale et préside la commission de l’éducation, Angie Motshekga intègre l’exécutif provincial dès 2000. Elle est d’abord membre du Conseil exécutif de Gauteng en charge du développement social, puis, après 2004, responsable de l’éducation dans cette province clé.
En 2008, au sein de l’ANC, elle franchit un nouveau cap en devenant présidente de la Ligue des femmes au niveau national, à l’issue d’une élection interne très suivie. Elle occupe ce poste jusqu’en 2015, tout en consolidant sa présence au sein du Comité exécutif national (NEC) du parti.
L’année suivante, lors des élections générales de 2009, elle est élue à l’Assemblée nationale. Le président Jacob Zuma décide alors de scinder l’ancien ministère de l’Éducation en deux portefeuilles distincts et confie à Angie Motshekga le nouveau ministère de l’Éducation de base. Elle prend ses fonctions le 11 mai 2009 et y restera jusqu’au 19 juin 2024, devenant la plus ancienne titulaire de ce portefeuille dans l’histoire sud-africaine.
Son long mandat est marqué par une série de réformes visant à stabiliser les programmes scolaires, à améliorer l’accès à l’éducation dans les zones rurales et à étendre la scolarisation préscolaire. Des observateurs soulignent une relative continuité des politiques éducatives, dans un système souvent critiqué pour ses déséquilibres historiques entre établissements urbains aisés et écoles publiques défavorisées.
Motshekga joue un rôle central dans la préparation du Basic Education Laws Amendment Bill (BELA Bill), un projet de réforme de la législation scolaire qui suscite de vifs débats, notamment autour de la langue d’enseignement et des pouvoirs accrus des autorités nationales face aux organes de gouvernance des écoles. Ses défenseurs y voient un outil pour renforcer l’égalité d’accès et lutter contre les ségrégations héritées de l’apartheid ; ses critiques dénoncent un risque de centralisation excessive et des atteintes à l’autonomie des écoles.
En parallèle, sa gestion des crises dans le système éducatif nourrit de fortes controverses. L’affaire la plus emblématique reste celle des manuels scolaires non livrés dans la province de Limpopo entre fin 2011 et mi-2012, qui suscite une indignation nationale et des appels répétés à sa démission. Malgré ces pressions, elle conserve son poste et est reconduite à la tête du ministère dans les gouvernements de 2014, 2018 et 2019.
D’autres polémiques jalonnent son mandat, notamment autour de la qualité des examens et des erreurs relevées dans certaines épreuves nationales. En 2021, une déclaration prononcée devant des élèves – « un homme éduqué ne viole pas », selon la version rapportée par les médias – provoque un tollé et l’oblige à s’expliquer publiquement, déclarant que ses propos ont été sortis de leur contexte.
Au moment de quitter l’Éducation, en juin 2024, le bilan d’Angie Motshekga demeure objet de débats : des analyses soulignent des progrès en matière d’accès et de scolarisation, en particulier dans les zones rurales, tout en pointant la persistance de graves inégalités et une qualité d’enseignement jugée insuffisante par de nombreux chercheurs, ONG et partis d’opposition.
Cette expérience de gestion d’un ministère lourd, confronté à des contraintes budgétaires et à de fortes attentes sociales, constitue néanmoins un élément important pour comprendre sa nomination ultérieure à la tête de la Défense.
Nomination à la Défense : un portefeuille stratégique dans un gouvernement de coalition
Le 3 juillet 2024, dans le cadre de la formation d’un nouveau gouvernement à la suite des élections générales de mai, le président Cyril Ramaphosa nomme Angie Motshekga ministre de la Défense et des Anciens Combattants (Defence and Military Veterans). Elle succède à Thandi Modise à la tête de ce portefeuille réorganisé.
Ce remaniement intervient dans un contexte inédit : pour la première fois depuis la fin de l’apartheid, l’ANC a perdu sa majorité absolue au Parlement et doit composer un gouvernement de coalition rassemblant plusieurs formations, dont la Democratic Alliance (DA). Dans ce cabinet élargi, composé de membres de sept partis, l’ANC conserve la main sur les portefeuilles régaliens, parmi lesquels la Défense. Angie Motshekga y figure comme l’une des figures clés.
La nouvelle ministre doit assumer une double responsabilité : la tutelle sur le Département de la Défense, qui supervise les forces armées (SANDF), et celle sur le Département des anciens combattants (Department of Military Veterans), chargé de la politique en faveur des vétérans. Les documents officiels rappellent que la fonction implique de veiller à la préparation opérationnelle de l’armée, à la protection de l’intégrité territoriale et de la souveraineté sud-africaines, tout en assurant un contrôle civil sur l’appareil militaire.
Au sein de l’ANC, la nomination de Motshekga est aussi interprétée comme la reconnaissance d’une loyauté ancienne envers le parti, confirmée par son rôle au Comité exécutif national et sa longue présidence de la Ligue des femmes.
Quelques semaines après son arrivée au ministère, elle est temporairement propulsée au plus haut niveau de l’État : le 17 août 2024, alors que le président Ramaphosa se rend à un sommet de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) à Harare, Angie Motshekga est désignée présidente par intérim de la République pour la durée de sa mission, conformément aux dispositions constitutionnelles.
Cette séquence illustre la place que la ministre occupe dans le dispositif institutionnel sud-africain : une personnalité considérée comme suffisamment expérimentée et fiable pour assurer l’intérim de la présidence, tout en étant chargée de piloter l’un des ministères les plus sensibles dans un environnement régional instable.
Armée sous pression, missions extérieures et contraintes budgétaires
Lorsque Angie Motshekga prend la tête de la Défense, l’armée sud-africaine est confrontée à des difficultés structurelles de long terme : baisse continue de l’effort militaire, vieillissement de certains équipements, infrastructures en mauvais état, critiques récurrentes sur la capacité réelle des forces à assumer les ambitions diplomatiques de Pretoria sur le continent africain.
Selon des données citées par des analyses internationales, les dépenses militaires du pays ne représentent plus qu’environ 0,7 % du produit intérieur brut, un niveau jugé insuffisant par de nombreux experts au regard des engagements extérieurs et des besoins de modernisation des forces.
Cette fragilité apparaît au grand jour au début de l’année 2025, lorsqu’une mission sud-africaine en République démocratique du Congo (RDC) est durement touchée par une offensive du mouvement rebelle M23, soutenu selon plusieurs sources par le Rwanda. Treize soldats sud-africains sont tués, événement qui provoque un choc dans l’opinion et une remise en cause de la stratégie militaire du gouvernement.
Face à ces critiques, le gouvernement décide de renforcer son dispositif en RDC en envoyant plusieurs centaines de soldats supplémentaires et du matériel, dans le cadre des opérations menées sous l’égide régionale et onusienne. Cette décision alimente toutefois un débat interne sur l’opportunité d’engager des troupes dans un conflit perçu par certains responsables politiques comme ne relevant pas directement des intérêts stratégiques de l’Afrique du Sud.
Dans ce contexte, la parole de la ministre Motshekga est scrutée. Selon des informations rapportées par des sources parlementaires et reprises dans sa biographie, elle indique début 2025 que l’intensité des attaques du M23 contre les positions sud-africaines n’aurait diminué qu’après un message ferme adressé par le président Ramaphosa aux autorités rwandaises, prévenant qu’une poursuite de ces attaques serait interprétée comme une « déclaration de guerre ».
Parallèlement aux opérations extérieures, la ministre doit faire face à un autre défi : l’état des installations militaires sur le territoire sud-africain. Des spécialistes de la défense, notamment dans des médias spécialisés, pointent la dégradation de plusieurs bases, le manque d’entretien et les retards dans certains programmes de modernisation, tout en rappelant que ces difficultés trouvent leurs racines dans une décennie de restrictions budgétaires.
Lors de ses interventions budgétaires devant le Parlement, Angie Motshekga insiste sur la nécessité d’articuler sécurité nationale et développement économique, en présentant les forces armées comme un « outil de résilience nationale » contribuant à la stabilité, à la croissance et au bien-être de la population à travers une force disciplinée et opérationnelle.
La marge de manœuvre de la ministre reste toutefois limitée par les contraintes macroéconomiques du pays : dette publique, faible croissance, priorités sociales pressantes. La question de savoir si l’Afrique du Sud peut simultanément renforcer son armée, honorer ses engagements régionaux et investir massivement dans l’éducation, la santé ou le logement, demeure au cœur du débat politique, notamment dans un gouvernement de coalition où les arbitrages budgétaires sont âprement négociés.
Les anciens combattants au centre d’une politique de reconnaissance et de réparation
La spécificité du portefeuille d’Angie Motshekga tient aussi à la présence, à côté de la Défense stricto sensu, d’un département entièrement dédié aux anciens combattants. Le Department of Military Veterans (DMV) est chargé de concevoir et de mettre en œuvre les politiques publiques à destination de celles et ceux qui ont servi dans les forces armées – qu’il s’agisse d’anciens soldats de l’armée régulière, de combattants de la lutte de libération ou de vétérans d’opérations extérieures.
Les documents budgétaires du Trésor sud-africain soulignent que la reconnaissance des vétérans est perçue par l’État comme une obligation morale, mais aussi comme un élément de cohésion sociale. Il s’agit d’honorer la contribution de ces hommes et de ces femmes à la construction de la démocratie, tout en corrigeant des injustices historiques liées à la marginalisation de certains groupes après 1994.
Pour l’exercice 2024/2025, le budget de ce département s’élève à environ 864 millions de rands, dont une partie significative – près de 158 millions – est consacrée au déploiement de pensions pour les anciens combattants. Les autres enveloppes portent sur des programmes de logement, de soins de santé, de soutien à l’éducation des enfants de vétérans ou d’aide à la reconversion économique.
Lors de sa première prise de parole sur le vote budgétaire de la Défense et des Anciens Combattants devant le Parlement, le 15 juillet 2024, Angie Motshekga tient à saluer, selon les comptes rendus de séance, le « sacrifice suprême » consenti par certains de ces vétérans, morts en service. Elle insiste sur la nécessité d’améliorer l’accès effectif aux droits, de simplifier les démarches administratives et de renforcer la coordination entre les différents services de l’État impliqués dans le suivi des bénéficiaires.
Cette dimension sociale du portefeuille rencontre aussi des attentes importantes parmi les anciens combattants des mouvements de libération, certains estimant que leurs contributions n’ont pas été suffisamment reconnues ou indemnisées depuis la fin de l’apartheid. Des associations de vétérans demandent régulièrement une accélération des programmes de logements, une meilleure couverture médicale et un soutien accru à la reconversion professionnelle.
Pour la ministre, la question des vétérans s’inscrit dans une réflexion plus large sur la mémoire nationale et la réconciliation. Les documents officiels du DMV mettent en avant l’objectif de « promouvoir un sens de l’histoire partagée » et de renforcer l’unité nationale à travers une politique qui reconnaît les sacrifices effectués par différents groupes, au-delà des appartenances politiques passées.
Reste que, là encore, la réussite de ces politiques dépendra de la capacité du gouvernement à stabiliser les budgets dans un environnement économique incertain, et à éviter que les lenteurs administratives ne viennent alimenter frustrations et contestations au sein d’une population de vétérans souvent confrontée à la précarité.
Une figure politique de long cours au cœur des recompositions sud-africaines
Au-delà des chiffres budgétaires et des opérations militaires, la nomination d’Angie Motshekga à la Défense raconte aussi une histoire plus large : celle d’une génération de responsables issus de la lutte anti-apartheid qui se retrouvent, plus de trente ans après la transition démocratique, à gérer les conséquences d’un État confronté à des défis multiples – inégalités sociales, tensions régionales, pressions budgétaires, fragilités institutionnelles.
Membre de l’Assemblée nationale depuis 2009, cadre de l’ANC, ancienne présidente de la Ligue des femmes, la ministre incarne une forme de continuité politique dans un paysage marqué par l’érosion de l’hégémonie historique du parti au pouvoir. Sa présence dans un gouvernement de coalition, aux côtés de ministres issus d’autres formations comme la Democratic Alliance, traduit la nécessité, pour l’ANC, de composer avec de nouveaux rapports de force tout en conservant le contrôle sur les secteurs jugés stratégiques.
Son passage de l’Éducation à la Défense illustre aussi la circulation des élites au sein de l’appareil d’État sud-africain : une même personnalité peut être chargée, à différents moments, de la réforme des écoles, de la gestion d’une armée engagée en opérations extérieures et de la définition d’une politique de réparation à l’égard des anciens combattants. Ses partisans y voient la preuve de sa polyvalence et de sa capacité à gérer des dossiers complexes ; ses détracteurs dénoncent, au contraire, la reconduction d’un cercle restreint de responsables au sommet de l’État malgré des résultats contestés dans certains secteurs.
À ce stade, le bilan d’Angie Motshekga à la tête de la Défense et des Anciens Combattants reste en construction. Elle a pris ses fonctions dans un moment de recomposition politique interne et d’instabilité régionale, avec des engagements militaires sensibles en République démocratique du Congo et des tensions diplomatiques avec le Rwanda, sur fond de deuil national après la mort de soldats sud-africains. Elle doit également répondre aux attentes d’anciens combattants en quête de reconnaissance et de droits concrets, tout en composant avec une situation budgétaire tendue.
La suite de son mandat sera scrutée à l’aune de plusieurs questions : la capacité du gouvernement à clarifier les objectifs des engagements extérieurs, à moderniser une armée sous contrainte financière, à honorer ses promesses envers les vétérans et à préserver le contrôle démocratique sur l’appareil militaire.
Pour l’instant, un constat s’impose : l’ancienne « ministre de l’École » est devenue l’un des visages de la Défense sud-africaine, au croisement de l’histoire d’un pays encore marqué par son passé de lutte armée, de ses ambitions diplomatiques en Afrique et des urgences sociales qui restent au cœur du débat public.



