Brésil : plongée au cœur des dix villes les plus dangereuses du pays

Le Brésil fascine autant qu’il inquiète. Géant latino-américain, terre de contrastes et d’inégalités, il est aussi l’un des pays les plus meurtris par la violence urbaine. Depuis plusieurs années, les autorités fédérales soulignent une baisse progressive des homicides à l’échelle nationale. En 2024, le pays a comptabilisé un peu plus de 44 000 homicides, soit environ 20,8 pour 100 000 habitants, un niveau en recul par rapport au pic de 2017. Pourtant, derrière cette tendance générale se cache une réalité beaucoup plus fragmentée : certaines villes continuent d’afficher des taux d’homicide explosifs, comparables à ceux des zones les plus violentes du globe.

Cette enquête s’appuie sur les données 2024 rassemblées par le Forum brésilien de sécurité publique dans son annuaire 2025, qui compare plus de 300 municipalités de plus de 100 000 habitants. Les dix premières villes du classement se situent toutes dans le Nord-Est, signe d’un déplacement durable de l’épicentre de la violence du Sud-Est industriel vers les franges plus pauvres du littoral atlantique. À travers ces dix noms, c’est un portrait du Brésil contemporain qui se dessine : celui d’un pays qui progresse globalement, mais laisse certains territoires s’enfoncer dans un cycle de criminalité, de précarité et de compétition armée entre groupes organisés.

Un pays moins meurtrier en moyenne, mais toujours traversé par des foyers extrêmes

La chute relative des homicides depuis 2017 est désormais documentée. Elle tient à un mélange de facteurs : politiques de sécurité plus coordonnées, démographie vieillissante, mais aussi recompositions du crime organisé qui peuvent temporairement stabiliser certains espaces. Ce recul n’efface pas l’empreinte d’une violence structurelle, installée depuis des décennies dans de nombreux quartiers urbains et périphéries. Le Brésil ne manque pas d’outils statistiques ; il manque souvent de continuité institutionnelle pour transformer l’essai.

L’indicateur central utilisé ici est le taux d’homicide par 100 000 habitants. Il reste le plus robuste pour comparer les municipalités, car il mesure la violence létale en proportion de la population. Les données sont toutefois à manier avec prudence : une ville peut contenir des quartiers très sûrs et d’autres très dangereux, et les frontières administratives ne reflètent pas toujours l’aire urbaine réelle. Malgré ces limites, le classement révèle un constat clair : les municipalités les plus meurtrières du pays appartiennent à des zones métropolitaines où s’affrontent plusieurs factions criminelles pour le contrôle des routes de la drogue, des marchés locaux et des territoires d’extorsion.

Autre enseignement : aucune capitale d’État ne figure dans le top 10. La violence se concentre plutôt dans les villes satellites, dans les marges urbaines en croissance rapide, souvent mal équipées en services publics, en transports et en présence policière. Ces communes vivent dans l’ombre de métropoles régionales plus riches, sans en partager les ressources.

Le Nord-Est, nouvel épicentre : une géographie sociale de la violence

Les dix villes les plus dangereuses se répartissent entre trois États du Nord-Est : Bahia (cinq villes), Ceará (trois villes) et Pernambuco (deux villes). Ce basculement géographique n’est pas un hasard. Il épouse les grandes lignes de la transformation du crime au Brésil.

D’abord, la région Nord-Est est l’une des plus inégalitaires du pays. Le dynamisme touristique des littoraux côtoie une pauvreté persistante dans les périphéries, où l’accès à l’éducation, à la santé et à l’emploi reste fragile. Les municipalités du classement sont souvent des villes-dortoirs ou des carrefours logistiques. Elles attirent une population jeune, mobile, parfois déracinée, dans des zones urbanisées trop vite. Dans ce contexte, les groupes criminels disposent d’un vivier humain et d’une emprise territoriale plus aisée.

Ensuite, le Nord-Est s’est imposé comme un corridor stratégique pour le trafic de stupéfiants. Les réseaux brésiliens, tels que le PCC ou le Comando Vermelho, ont étendu leur influence au-delà de leurs bastions historiques du Sud-Est et de l’Amazonie, exploitant les ports atlantiques et les voies routières vers l’Europe et l’Afrique. Depuis une dizaine d’années, ces expansions se traduisent par des guerres locales pour la “gestion” des quartiers, des axes de transit et des points de vente.

Enfin, les politiques de sécurité ont souvent été erratiques. Dans plusieurs États, l’action publique oscille entre grandes opérations ponctuelles et absence prolongée de services de proximité. Les forces de l’ordre, parfois accusées d’abus et d’usage excessif de la force, peinent à regagner la confiance des habitants, ce qui complique le renseignement local et le contrôle du territoire.

Les dix villes au sommet du classement : portraits et trajectoires

Les taux présentés ci-dessous correspondent à l’année 2024 et sont calculés par 100 000 habitants.

Maranguape (Ceará) arrive en tête avec 79,9 homicides pour 100 000 habitants. Ville d’environ 105 000 habitants, située à une trentaine de kilomètres de Fortaleza, elle fait partie de l’arc métropolitain le plus violent du Ceará. Son urbanisation rapide et ses liens routiers avec la capitale en ont fait un terrain disputé pour les factions locales, qui cherchent à contrôler les entrées et sorties de la région fortalezienne.

Jequié (Bahia) suit de près avec 77,6. À l’intérieur de l’État, cette ville de 169 000 habitants occupe une position de nœud routier entre le littoral et le sertão. Les affrontements pour la mainmise sur les routes de distribution de drogue et sur les quartiers périphériques ont contribué à la faire grimper dans les statistiques.

Juazeiro (Bahia), troisième avec 76,2, se trouve dans le nord de l’État, au bord du fleuve São Francisco. Frontalière d’un autre État (Pernambuco), la municipalité joue un rôle de passage commercial et agricole. Ce type de ville de frontière interne attire souvent des réseaux de contrebande et d’extorsion, avec une violence concentrée dans certains secteurs.

Camaçari (Bahia), quatrième à 74,8, illustre un profil différent. Située dans la région métropolitaine de Salvador, elle combine zones industrielles, pôles pétrochimiques et quartiers populaires en forte croissance. L’écart entre richesse productive et pauvreté urbaine crée un terrain propice aux économies criminelles.

Cabo de Santo Agostinho (Pernambuco) est cinquième avec 73,3. Commune proche de Recife, elle est marquée par un développement portuaire et logistique accéléré. Les villes portuaires du Nord-Est sont depuis quelques années au cœur des stratégies des groupes criminels cherchant à exporter la cocaïne via l’Atlantique, ce qui accentue la concurrence armée.

São Lourenço da Mata (Pernambuco), sixième avec 73,0, est une autre ville satellite de Recife. L’essentiel de la violence y est lié à la présence de groupes locaux et à l’insertion de la commune dans un bassin métropolitain où les bandes se reconfigurent au gré des alliances.

Simões Filho (Bahia), septième à 71,4, ceinture directement Salvador. L’agglomération salvadorienne concentre l’une des plus fortes violences parmi les capitales, et ses villes périphériques en subissent les effets mécaniques : pression démographique, services publics limités, et circulation rapide d’armes et de drogue.

Caucaia (Ceará) est huitième avec 68,7. Avec plus de 350 000 habitants, elle est une grande municipalité de la région de Fortaleza. Sa taille, ses quartiers hétérogènes et son littoral touristique créent une cohabitation délicate entre espaces valorisés et périphéries pauvres, où se jouent les conflits criminels.

Maracanaú (Ceará), neuvième à 68,5, complète ce triptyque fortalezien. Ville industrielle et ouvrière, elle connaît depuis plusieurs années une segmentation urbaine marquée, avec des zones de relégation où les factions imposent leur loi.

Enfin, Feira de Santana (Bahia) ferme le top 10 avec 65,2. C’est la plus grande ville de la liste, plus de 600 000 habitants, et un immense carrefour commercial entre Salvador, l’intérieur bahianais et le reste du Nord-Est. Sa centralité logistique, en particulier sur les axes routiers, en fait un champ de bataille stratégique pour les réseaux de trafic et de racket.

Pris ensemble, ces dix territoires dessinent une même dynamique : la violence explose dans des zones de transition, entre métropole et arrière-pays, entre port et intérieur, entre croissance économique partielle et pauvreté persistante. Le crime organisé n’y est pas un phénomène périphérique ; il structure la vie sociale, le marché du travail informel et l’occupation de l’espace.

Vivre dans ces villes : peur quotidienne, résistances et transformations sociales

Pour les habitants, le classement n’a rien d’une abstraction. Il se traduit par une restriction de la mobilité, une perte de confiance dans l’espace public et une fragmentation de la vie urbaine. Les familles modifient les itinéraires des enfants, les commerces ferment plus tôt, les transports informels deviennent risqués selon les heures. Dans certains quartiers, la circulation est régulée par des groupes armés qui imposent des couvre-feux de fait ou définissent qui peut entrer et sortir.

Cette pression modifie aussi l’économie locale. Les entreprises hésitent à investir dans les zones instables ; les coûts de sécurité privée explosent ; l’immobilier se dévalue dans les secteurs touchés. Les municipalités voient alors leurs recettes fiscales diminuer, ce qui affaiblit encore les services publics, et alimente une spirale de dégradation.

Mais ces territoires ne sont pas condamnés au chaos. On y observe aussi des formes de résistance civique : associations de quartier, réseaux religieux, programmes municipaux de sport et de culture, initiatives d’éducation populaire. Souvent, les avancées viennent de partenariats entre villes, États fédérés et société civile. Là où l’école reste ouverte et où des alternatives économiques émergent, la capacité de recrutement des groupes criminels baisse à moyen terme.

Il faut aussi souligner que la violence au Brésil n’est pas uniforme. Même dans ces villes, la majorité des habitants ne sont pas directement victimes d’homicide, mais vivent surtout sous la menace de délits quotidiens. La perception du risque est donc un mélange d’expériences personnelles et de discours collectifs. Ce qui rend la situation si difficile à corriger, c’est l’enracinement de la peur elle-même, qui finit par redessiner la ville et ses relations sociales.

Que fait l’État ? Limites actuelles et pistes pour sortir du cycle

Le gouvernement fédéral met en avant la baisse nationale des homicides et une hausse des moyens alloués à la sécurité, en insistant sur la prévention et la régulation de l’accès aux armes. Ces choix paraissent porter leurs fruits à l’échelle globale. Mais dans les foyers les plus extrêmes, l’action de l’État reste confrontée à trois défis.

Premier défi : la coordination. La sécurité au Brésil est largement décentralisée. Les polices militaires et civiles dépendent des États, tandis que les municipalités gèrent des politiques sociales souvent sous-dotées. Dans les villes du top 10, la frontière entre responsabilités est floue, et les opérations de police peuvent déplacer le problème plutôt que le résoudre.

Deuxième défi : l’économie criminelle. Les factions ne vivent pas que de la drogue. Elles se diversifient dans l’extorsion, la contrebande, le contrôle de services informels et parfois la politique locale. Quand un groupe est affaibli, d’autres émergent, créant de nouvelles compétitions violentes. L’expérience latino-américaine montre que les stratégies uniquement répressives peuvent fragmenter les réseaux et augmenter la violence à court terme, si elles ne sont pas accompagnées d’une présence sociale forte.

Troisième défi : la confiance. Les dénonciations sont rares lorsque la population craint des représailles ou doute de l’impartialité de la police. La hausse des morts causées par les forces de l’ordre dans plusieurs États nourrit ce cercle vicieux. Restaurer le lien entre habitants et institutions est donc un prérequis.

Les pistes existent : renforcer le renseignement financier pour couper les flux d’argent criminel ; investir dans l’école et dans l’emploi des jeunes ; urbaniser les périphéries avec transports, éclairage, espaces publics ; développer une police de proximité formée à la médiation et au travail communautaire. Surtout, il faut de la continuité : les réussites locales au Brésil sont souvent réelles, mais trop dépendantes d’un élu ou d’une opération ponctuelle.

Le destin des dix villes les plus dangereuses n’est pas écrit d’avance. Elles sont au cœur des contradictions brésiliennes : croissance et marginalité, modernité et abandon, puissance de l’État et zones grises où d’autres pouvoirs s’imposent. Le recul national des homicides montre que le pays peut infléchir la courbe. La question est désormais de savoir si cette amélioration générale parviendra à atteindre, enfin, les marges où la violence reste la plus concentrée.

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