L’ascension, puis la chute brutale du ministre de la Police d’Afrique du Sud, Edward Senzo Mchunu, illustrent à la fois les espoirs de réforme sécuritaire du pays et la profondeur de la crise de confiance qui frappe ses institutions. Figure de longue date de l’ANC, ancien ministre de plusieurs portefeuilles stratégiques et ex-Premier du KwaZulu-Natal, il a pris la tête du ministère de la Police en 2024 avec la promesse de moderniser une force fragilisée par la criminalité et la corruption. Un peu plus d’un an plus tard, il est suspendu, visé par de graves accusations de collusion avec le crime organisé et d’ingérence dans des enquêtes sensibles.
Au-delà de son cas personnel, le parcours de Mchunu en dit long sur la difficulté pour l’Afrique du Sud de répondre à une violence endémique, tout en assainissant un appareil policier au cœur de multiples scandales.
De l’enseignant rural au cadre de l’ANC
Edward Senzo Mchunu naît le 21 avril 1958 à eNhlwathi, près de Hlabisa, dans l’ancienne province du Natal, en Afrique du Sud. Il suit des études à l’université du Zululand et à l’université d’Afrique du Sud (UNISA), où il obtient un diplôme de niveau licence en éducation et relations internationales.
Avant de se lancer à plein temps en politique, il exerce comme enseignant au secondaire, notamment au sein d’un établissement catholique, St Augustine’s High School à Nquthu, puis à Impande High School, dans la région d’Eshowe.
Au début des années 1990, à mesure que l’ANC se prépare à la fin de l’apartheid et à la transition démocratique, Mchunu devient un cadre local du parti. En 1991, il est nommé premier secrétaire régional de l’ANC dans l’ancienne région du Northern Natal. Après les premières élections démocratiques de 1994, il accède au poste de secrétaire provincial de l’ANC au KwaZulu-Natal, fonction clé dans une province alors marquée par de violents affrontements politiques.
En 1997, il entre à la législature provinciale du KwaZulu-Natal. Pendant plus d’une décennie, il préside plusieurs commissions, notamment celles chargées de l’agriculture, du développement social puis de l’éducation. Il est considéré comme un organisateur fidèle à la ligne du parti et un homme de réseaux au sein de l’ANC provinciale.
Un poids lourd provincial puis national avant la Police
La carrière de Mchunu prend une nouvelle dimension en 2009, lorsqu’il est nommé membre du Conseil exécutif provincial (MEC) pour l’Éducation au KwaZulu-Natal. Il occupe ce poste jusqu’en 2013, période pendant laquelle il supervise un portefeuille particulièrement sensible dans une province densément peuplée, aux besoins éducatifs importants.
La même année 2013, il est élu président provincial de l’ANC au KwaZulu-Natal. Quelques mois plus tard, il devient Premier de la province, succédant à Zweli Mkhize. Il demeure à la tête du gouvernement provincial de 2013 à 2016.
Ce passage à la tête du KwaZulu-Natal consolide son image de leader régional influent. Toutefois, il quitte ses fonctions de Premier en 2016, à la suite de recompositions internes au sein de l’ANC provincial.
À l’échelle nationale, Mchunu reste un acteur important du parti. Lors de la conférence nationale de l’ANC de 2017, il tente de devenir secrétaire général du mouvement. Il est perçu comme proche de Cyril Ramaphosa, alors candidat à la présidence de l’ANC, dont il serait l’un des principaux soutiens dans la province du KwaZulu-Natal. Il est cependant battu de peu par Ace Magashule, au terme d’un scrutin extrêmement serré, mais il entre tout de même au Comité exécutif national de l’ANC.
En mai 2019, après l’élection de Cyril Ramaphosa à la présidence de la République, Mchunu est appelé au gouvernement national. Il est d’abord nommé ministre de la Fonction publique et de l’Administration, poste qu’il occupe jusqu’en août 2021. Il devient ensuite ministre de l’Eau et de l’Assainissement de 2021 à 2024, un portefeuille stratégique dans un pays confronté à de graves défis de gestion de la ressource hydrique.
Son profil d’administrateur expérimenté et de fidèle de Ramaphosa contribue à faire de lui un candidat naturel pour un poste de poids au sein du cabinet, au moment où la question sécuritaire devient centrale dans le débat public sud-africain.
Nomination au ministère de la Police et promesse de fermeté
À la suite des élections de 2024, le président Cyril Ramaphosa annonce la composition de son nouveau gouvernement. Edward Senzo Mchunu est alors nommé ministre de la Police, en remplacement de Bheki Cele. Selon les informations officielles du gouvernement sud-africain, il prend ses fonctions le 3 juillet 2024.
Dès sa prise de fonction, Mchunu adopte un ton offensif. Conscient du niveau de violence extrême qui frappe le pays – plus de 60 homicides par jour selon les statistiques officielles – il insiste sur la nécessité de moderniser les forces de police et d’accroître leur efficacité.
Dans ses premières interventions publiques, il évoque la criminalité comme « intolérable » et affirme qu’il faudra des mesures fermes pour enrayer certaines tendances lourdes, notamment les meurtres, les violences sexuelles, les cambriolages et les détournements de véhicules.
Les syndicats de la police accueillent sa nomination avec un mélange de soutien et de prudence. Le South African Policing Union (SAPU) le met en garde contre toute ingérence dans la gestion opérationnelle de la police, en rappelant que cette responsabilité revient, en droit, au commissaire national de la police. De son côté, le syndicat Police and Prisons Civil Rights Union (Popcru) l’appelle à s’attaquer au meurtre récurrent des agents, devenus eux-mêmes des cibles de la criminalité violente.
Au cours de sa première année en fonctions, Mchunu met en avant des chiffres qui témoigneraient, selon lui, de premiers progrès. En novembre 2024, en présentant les statistiques criminelles du deuxième trimestre de l’exercice 2024/2025, il souligne une baisse de 5,8 % des homicides, de 2,5 % des infractions sexuelles et de 8,8 % des vols avec circonstances aggravantes, tandis que les viols diminueraient de 3,1 %.
Ces chiffres, issus des données officielles, sont accueillis avec prudence. Des observateurs experts de la sécurité y voient davantage une modération relative d’un niveau de criminalité déjà très élevé qu’une inversion durable de la tendance. Les organisations de défense des droits humains et certains partis d’opposition jugent que la population ne ressent pas concrètement ces améliorations dans son quotidien, en particulier dans les quartiers populaires et les zones rurales.
Parallèlement, Mchunu se trouve confronté à des dossiers explosifs hérités de son prédécesseur, comme celui des « mafias du BTP » – des groupes d’extorsion qui exigent des parts sur les marchés publics de construction et perturbent des projets d’infrastructure majeurs. Ces réseaux, actifs dans plusieurs provinces, illustrent la porosité entre criminalité économique et politique.
Accusations de collusion et disbandment d’une unité spéciale
L’image du ministre réformateur est fortement ébranlée à partir de 2025. En juillet de cette année-là, le commissaire provincial de police du KwaZulu-Natal, le lieutenant-général Nhlanhla Mkhwanazi, formule de graves accusations impliquant de hauts responsables policiers et des responsables politiques, dont Edward Senzo Mchunu.
Devant une commission d’enquête – la commission Madlanga – Mkhwanazi affirme que le ministre de la Police a pris la décision de dissoudre la Political Killings Task Team (PKTT), une unité spécialisée chargée d’enquêter sur les assassinats politiques dans la province. Selon lui, cette décision, intervenue en décembre 2024, aurait eu pour effet de freiner, voire de neutraliser, des investigations visant des réseaux mêlant responsables politiques, figures du crime organisé et potentiellement certains acteurs du système judiciaire.
Mkhwanazi décrit un système dans lequel des syndicats criminels auraient infiltré divers organes de l’État : police, services de renseignement, parquet, voire certaines instances judiciaires. Il soutient que la dissolution de ce groupe d’enquête a permis à plus d’une centaine de dossiers liés à des assassinats politiques de stagner.
Des témoignages recueillis devant la commission évoquent également la figure de Brown Mogotsi, présenté comme un proche de Mchunu. Ce dernier est accusé, par certains témoins, d’être intervenu dans des affaires policières sensibles et d’avoir servi d’intermédiaire pour des versements d’argent provenant d’un homme d’affaires, Vusimusi Matlala, au profit de soutiens de Mchunu au sein de l’ANC. Des éléments versés aux débats incluent des échanges de messages et une lettre signée par le ministre ordonnant la dissolution de l’équipe d’enquête sur les assassinats politiques.
Mchunu nie ces allégations. Il affirme qu’il ne s’agit pas d’un proche de Mogotsi, qu’il ne l’aurait jamais considéré comme un ami, et assure n’avoir jamais rencontré Matlala en dehors de contextes strictement liés aux activités du parti. Il réfute l’idée d’avoir ordonné la dissolution d’une équipe dans le but de protéger des criminels ou des alliés politiques.
Malgré ces dénégations, la pression politique s’accroît. Le Democratic Alliance (DA), principal parti d’opposition, ainsi que d’autres forces politiques, déposent des plaintes et demandent des enquêtes approfondies sur les liens présumés entre le ministre et des réseaux criminels. Certains responsables d’opposition saisissent même la médiatrice de la République pour qu’elle se penche sur ces allégations.
Suspension, commission d’enquête et changement à la tête de la Police
Face à la gravité des accusations et à l’ampleur du malaise dans l’opinion publique, le président Cyril Ramaphosa finit par prendre une décision spectaculaire. Le 13 juillet 2025, il place Edward Senzo Mchunu en congé immédiat, en attendant les résultats d’une commission d’enquête judiciaire chargée d’examiner les liens éventuels entre des membres du gouvernement, des responsables de la sécurité et le crime organisé.
Cette décision est annoncée dans un contexte de forte inquiétude des milieux économiques et de la société civile, pour qui la crédibilité de l’État de droit est en jeu. La criminalité, qui pèse lourdement sur l’économie sud-africaine, a été estimée par certains organismes internationaux comme coûtant une part significative du PIB du pays.
Plusieurs médias et analystes soulignent que la suspension de Mchunu intervient alors qu’il était parfois présenté comme un possible prétendant à des responsabilités encore plus élevées au sein de l’ANC à l’horizon 2027. Elle fragilise aussi l’image de Cyril Ramaphosa, élu en partie sur la promesse de combattre la corruption et de restaurer l’intégrité des institutions.
Les réactions politiques sont contrastées. Certains saluent un geste nécessaire pour protéger l’intégrité des enquêtes et répondre à la colère de la population. D’autres estiment que le président agit tardivement et se contenterait de mesures symboliques. Le débat porte notamment sur la nature de la décision : suspension temporaire, plutôt que destitution pure et simple, alors même que des accusations lourdes pèsent sur l’appareil sécuritaire.
Dans le même temps, Ramaphosa nomme le professeur Firoz Cachalia comme ministre de la Police. Cet universitaire et juriste expérimenté, ancien responsable de la sécurité dans la province du Gauteng, est chargé d’assurer l’intérim et de restaurer la confiance dans le département. Cette nomination est officialisée au cours d’une cérémonie à Pretoria.
L’ouverture d’une commission d’enquête judiciaire, présidée par un juge, doit permettre de faire la lumière sur les allégations de collusion systémique entre certains membres du gouvernement, de la police, des services de renseignement, du ministère public et des réseaux criminels. Les travaux de cette commission s’inscrivent dans la lignée d’autres grandes enquêtes, comme celle sur la « capture de l’État », mais l’opinion publique reste prudente, voire sceptique, quant à la capacité du système à transformer ces investigations en poursuites effectives.
Un cas emblématique des défis sécuritaires et institutionnels sud-africains
L’itinéraire d’Edward Senzo Mchunu, du militant anti-apartheid devenu ministre influent, puis ministre de la Police suspendu, met en relief plusieurs enjeux majeurs pour l’Afrique du Sud contemporaine.
D’abord, il illustre la difficulté de séparer nettement la sphère politique des structures de sécurité. La police sud-africaine est placée sous l’autorité d’un ministre, membre du cabinet, ce qui est une configuration classique dans de nombreuses démocraties. Mais les accusations portées contre Mchunu, qu’il conteste, renvoient à la crainte d’une politisation excessive des enquêtes, en particulier lorsqu’elles touchent à des dossiers explosifs comme les assassinats politiques ou la criminalité organisée impliquant des acteurs économiques puissants.
Ensuite, la controverse pointe la vulnérabilité de l’appareil sécuritaire face à l’infiltration par des réseaux criminels. Les déclarations de Mkhwanazi, selon lesquelles des syndicats criminels se seraient immiscés jusque dans les forces de l’ordre, le parquet et certains segments du système judiciaire, alimentent une inquiétude profonde sur l’état de l’État de droit.
Le secteur de la construction, avec le phénomène des « mafias du BTP », est un exemple particulièrement frappant. Les extorsions sur les chantiers publics ou privés, qui visent notamment des projets d’infrastructure d’envergure, montrent comment la criminalité violente et l’économie peuvent s’entremêler, au point de retarder ou de faire échouer des investissements de plusieurs milliards de rands.
Par ailleurs, l’affaire Mchunu s’inscrit dans un contexte de lassitude de l’opinion sud-africaine face aux commissions d’enquête successives. Si celle sur la « capture de l’État » a permis de documenter en détail des abus massifs sous l’ère Zuma, la lenteur des poursuites qui ont suivi nourrit un sentiment d’impunité. La nouvelle commission chargée d’examiner les accusations visant le ministère de la Police devra donc non seulement établir les faits, mais aussi montrer que ses conclusions peuvent conduire à des réformes concrètes et à des sanctions, le cas échéant.
Enfin, le cas du ministre suspendu remet au centre du débat la question de la confiance du public envers la police. Si, pendant un temps, Mchunu a pu incarner l’espoir de voir la criminalité reculer grâce à une ligne plus ferme et à une modernisation des forces, les accusations qui pèsent sur lui risquent d’entamer davantage la crédibilité de l’institution. Les organisations de la société civile insistent sur l’importance de protéger les lanceurs d’alerte, de sécuriser les témoins dans les affaires sensibles et de garantir l’indépendance des enquêteurs lorsqu’ils s’attaquent à des réseaux mêlant crime organisé et élites politiques.
À ce stade, Edward Senzo Mchunu nie toute implication dans des activités criminelles ou toute volonté de protéger des syndicates. Sa suspension ne préjuge pas de sa culpabilité ou de son innocence, qui relèvent d’enquêtes et, le cas échéant, de procédures judiciaires en cours. Mais la gravité des accusations et le contexte de violence endémique dans le pays font de son dossier un test crucial pour l’État de droit en Afrique du Sud.
Quelles que soient les conclusions de la commission d’enquête, l’épisode rappelle que la lutte contre la criminalité violente et la corruption au sommet des institutions ne peut se résumer à des effets d’annonce. Elle passe par une clarification des responsabilités, un renforcement des garde-fous institutionnels et une volonté politique d’accepter que la justice aille jusqu’au bout, y compris lorsqu’elle met en cause des figures de premier plan.



