Qui est Enoch Godongwana, l’homme politique ?

Depuis août 2021, le nom d’Enoch Godongwana est associé à l’une des fonctions les plus sensibles de la vie publique sud-africaine : le ministère des Finances. Ancien syndicaliste métallurgiste, ex-responsable provincial et figure de longue date de l’ANC, il est aujourd’hui chargé de piloter une économie marquée par une croissance faible, un chômage de masse et un endettement élevé. À la fois technicien, homme d’appareil et acteur politique aguerri, il incarne ce mélange de continuité et de rupture qui caractérise souvent les trajectoires des dirigeants post-apartheid.

Né en 1957 dans la petite ville de Cala, dans l’actuelle province du Cap-Oriental, Godongwana a construit sa légitimité au fil de plusieurs vies professionnelles : délégué syndical en usine, stratège économique au sein du mouvement ouvrier, ministre provincial des Finances, puis vice-ministre dans plusieurs portefeuilles nationaux avant de revenir au premier plan comme ministre des Finances du président Cyril Ramaphosa. Cette progression, qui épouse en partie l’histoire de la transition démocratique sud-africaine, explique une partie de la confiance – mais aussi des réserves – qu’il suscite au sein des milieux d’affaires, des syndicats et de l’alliance politique au pouvoir.

À la tête du Trésor national, il doit arbitrer entre des impératifs parfois contradictoires : rassurer les marchés et les agences de notation, préserver les dépenses sociales dans un pays marqué par les inégalités, financer des infrastructures vieillissantes tout en maîtrisant un niveau de dette que le gouvernement lui-même considère comme préoccupant. Les dernières déclarations budgétaires et cadres de politique à moyen terme qu’il a présentés insistent sur une ligne de crête : contenir le déficit, stabiliser la dette, tout en trouvant des marges pour l’investissement public et la protection des plus vulnérables.

Mais le parcours d’Enoch Godongwana n’est pas exempt de controverses. Des affaires liées à des activités d’investissement dans les années 2010 à des accusations de harcèlement finalement classées sans suite, en passant par des critiques internes sur sa manière de consulter – ou non – les partenaires de l’alliance gouvernementale, son bilan fait l’objet de débats intenses. Ces éléments nourrissent une question centrale : comment cet ancien syndicaliste devenu gardien de l’orthodoxie budgétaire cherche-t-il à redéfinir le compromis économique sud-africain au début des années 2020 ?

Des racines ouvrières à la formation d’un technocrate

Enoch Godongwana voit le jour le 9 juin 1957 à Cala, dans ce qui était alors la province du Cap, aujourd’hui intégrée au Cap-Oriental. Il grandit dans un espace rural marqué par la pauvreté et les effets du système d’apartheid, dans un contexte où l’accès à l’éducation et aux opportunités économiques est fortement limité pour la majorité noire. Après sa scolarité secondaire, il étudie notamment à St John’s College, à Mthatha, un établissement qui a formé plusieurs cadres de la future élite politique sud-africaine.

Comme beaucoup d’ouvriers noirs de sa génération, sa prise de conscience politique se fait à l’usine. À partir de 1979, il devient délégué de base dans le Metal and Allied Workers’ Union, l’un des syndicats précurseurs qui participeront à la construction d’un puissant mouvement ouvrier dans le secteur industriel. Il gravit progressivement les échelons : organisateur syndical dans les années 1980, puis responsable régional du National Union of Metalworkers of South Africa (Numsa) au début des années 1990. En 1993, il accède à un poste national de tout premier plan en devenant secrétaire général de Numsa, l’un des syndicats les plus combatifs de la fédération Cosatu.

Parallèlement, il participe aux structures dirigeantes de Cosatu et s’implique dans les débats sur le cadre économique du futur État post-apartheid. Il est notamment associé aux travaux du Conseil national du développement économique et du travail (Nedlac), où représentants du gouvernement, du patronat et des travailleurs négocient les orientations de la nouvelle législation sociale. Son nom est ainsi lié aux discussions qui aboutiront à l’adoption de textes structurants, comme la loi sur les relations de travail. Cette expérience lui donne une connaissance fine des rapports de force entre capital et travail, mais aussi des arbitrages macroéconomiques que suppose la transition démocratique.

Fait notable pour un dirigeant issu du mouvement syndical, Enoch Godongwana choisit également d’approfondir sa formation académique. En 1998, il obtient un Master of Science en économie financière à l’Université de Londres, diplôme fréquemment mentionné dans les biographies officielles. Cette qualification vient compléter une légitimité militante par une expertise technique, atout déterminant dans un pays où les arbitrages budgétaires et financiers sont scrutés de près par les investisseurs internationaux autant que par l’opinion publique.

Du syndicalisme à la haute fonction publique

À la fin des années 1990, Enoch Godongwana opère une transition décisive : il quitte la direction syndicale pour intégrer les structures exécutives de l’État provincial. En 1997, il est nommé au gouvernement du Cap-Oriental, avec un portefeuille d’abord large – finances, affaires économiques, environnement et tourisme – avant d’être concentré sur les seules finances après les élections générales de 2004. Il devient ainsi l’un des principaux responsables de la discipline budgétaire dans une province régulièrement confrontée à des difficultés de gestion et à des critiques sur la qualité des dépenses publiques.

Au sein de l’exécutif provincial, il met en place ce qui est présenté comme un « chéquier unique » du gouvernement, un dispositif destiné à limiter les dépenses discrétionnaires des départements et à renforcer le contrôle du Trésor provincial. Cette centralisation vise à améliorer les audits et à réduire les dérapages budgétaires. Elle s’inscrit dans une logique de consolidation des finances publiques qui préfigure, à une autre échelle, les débats qui marqueront plus tard son passage au ministère national des Finances.

Son parcours au Cap-Oriental n’est toutefois pas linéaire. En 2004, il est écarté du gouvernement provincial dans un contexte qualifié de controversé par plusieurs observateurs. Ce départ ne l’empêche pas de rester actif sur la scène nationale : il prend la tête du Financial Sector Charter Council, une structure chargée de suivre les engagements de transformation du secteur financier, et multiplie les fonctions dans des conseils d’administration, y compris dans de grandes entreprises publiques comme Denel.

En parallèle, sa carrière interne à l’ANC s’accélère. Membre du Comité exécutif national du parti depuis 1997, il y occupe divers rôles, notamment à la tête d’un sous-comité sur le travail, puis surtout en tant que figure centrale du sous-comité de transformation économique. Cette position en fait un interlocuteur privilégié sur les questions économiques au sein du parti de gouvernement, capable de faire le lien entre les orientations politiques de l’ANC et la technicité des politiques publiques.

En 2008, il entre au Parlement national en remplaçant une députée démissionnaire. L’année suivante, après les élections générales de 2009, il est nommé vice-ministre des Entreprises publiques dans le premier gouvernement de Jacob Zuma, puis transféré, lors d’un remaniement en 2010, au poste de vice-ministre du Développement économique. Ces fonctions, bien que subalternes dans la hiérarchie gouvernementale, lui permettent d’acquérir une expérience directe de l’appareil d’État national, en lien avec les grandes entreprises publiques et les politiques de développement.

Un ministre des Finances à l’épreuve des crises

En 2012, Enoch Godongwana quitte ses fonctions de vice-ministre du Développement économique dans un contexte délicat. Son nom est alors associé à une controverse impliquant une société d’investissement, Canyon Springs, dans laquelle des fonds de retraite auraient été mal gérés. Cette affaire nourrit des critiques sur la gouvernance et la transparence de certains dirigeants de l’ANC. Godongwana démissionne de son poste gouvernemental, mais demeure un acteur influent, notamment grâce à son rôle de président du sous-comité économique de l’ANC et, plus tard, comme président du conseil d’administration de la Banque de développement de l’Afrique australe (DBSA).

C’est depuis cette position de technicien respecté et d’homme de parti chevronné qu’il est propulsé au ministère des Finances en août 2021, à la suite d’un remaniement annoncé par le président Cyril Ramaphosa. Il remplace Tito Mboweni, ministre sortant aux positions parfois perçues comme plus libérales. À son arrivée, la réaction des marchés est d’abord prudente, avec une brève baisse du rand, avant un retour au calme, beaucoup d’analystes soulignant sa connaissance des dossiers et son réseau politique internalisé dans l’ANC et l’alliance gouvernementale.

Son mandat s’ouvre dans un contexte particulièrement contraint : la pandémie de Covid-19 a creusé les déficits, le pays fait face à des niveaux d’endettement élevés et à une croissance atone. Les budgets et déclarations de politique budgétaire qu’il présente insistent sur la nécessité de stabiliser la dette tout en préservant les dépenses sociales essentielles. Les prévisions officielles évoquent une croissance réelle autour de 1 à 2 % sur le moyen terme, bien en deçà de ce qui serait nécessaire pour réduire significativement le chômage et les inégalités.

Dans ce cadre, le Trésor national défend une stratégie qui combine discipline budgétaire et investissements ciblés. Les autorités soulignent par exemple l’importance des prêts concessionnels obtenus auprès d’institutions multilatérales, comme le prêt de 1,5 milliard de dollars accordé par la Banque mondiale pour la modernisation des infrastructures de transport et l’appui à la transition énergétique. Ces financements, présentés comme avantageux, doivent contribuer à réduire les goulets d’étranglement dans l’énergie, les chemins de fer et les ports, secteurs jugés critiques pour la relance de l’industrie et du commerce extérieur.

Dans ses prises de parole budgétaires, le ministre répète l’objectif d’une stabilisation de la dette publique autour de trois quarts du PIB au milieu de la décennie, soulignant que la soutenabilité des finances publiques est une condition de la lutte contre la pauvreté et les inégalités, et non un objectif opposé à celle-ci. Les projections officielles publiées par le Trésor font état d’un niveau de dette attendu au voisinage de 77 % du PIB à l’horizon 2025/2026, tout en intégrant des marges de financement pour les infrastructures et les services essentiels.

Réformes, budgets et arbitrages politiques

Au-delà des chiffres bruts, le passage d’Enoch Godongwana au ministère des Finances se caractérise par une série de choix politiques concrets. L’un des axes majeurs de sa politique consiste à soutenir un programme d’investissement public important, présenté comme un levier de croissance et d’emplois, sans renoncer à une trajectoire de consolidation budgétaire. Les documents budgétaires récents évoquent des montants cumulés de plusieurs centaines de milliards de rands pour les infrastructures de transport, d’énergie, d’eau et d’assainissement au cours des prochaines années, dans un pays où les pannes d’électricité et les dysfonctionnements logistiques pèsent lourdement sur l’activité économique.

Dans le même temps, le gouvernement insiste sur le maintien – et dans certains cas le renforcement – de certaines priorités sociales. Face à la réduction de certaines formes d’aide internationale, notamment dans le domaine de la lutte contre le VIH/sida, les annonces budgétaires prévoient une augmentation significative des dépenses de santé afin de préserver les programmes de traitement et de soutenir la rémunération de milliers de professionnels de santé supplémentaires. Ces choix s’inscrivent dans une logique de substitution de ressources domestiques à des financements extérieurs devenus plus incertains.

Les arbitrages fiscaux qui accompagnent ces orientations font l’objet de débats nourris. Des pistes de hausse de certaines taxes, comme la taxe sur les carburants ou la TVA, ont été étudiées ou annoncées, avant parfois d’être atténuées ou abandonnées sous la pression politique. En 2025, une hausse prévue du prélèvement sur les carburants suscite une contestation formelle d’un parti d’opposition qui saisit la justice, estimant que la procédure n’a pas respecté les règles parlementaires et que la mesure pèsera disproportionnellement sur les ménages modestes. Le ministre défend alors le bien-fondé de cette hausse, arguant qu’un blocage créerait un manque à gagner de plusieurs milliards de rands, à compenser par plus d’endettement ou de nouvelles coupes dans les dépenses.

Par ailleurs, le ministère des Finances joue un rôle clé dans la définition du cadre macroéconomique en lien avec la Banque de réserve d’Afrique du Sud. La décision récente d’abaisser la cible centrale d’inflation, fixée de longue date autour de 4,5 %, vers un objectif plus bas, de l’ordre de 3 %, s’inscrit dans une stratégie visant à ancrer des anticipations d’inflation plus faibles, à créer un espace pour des taux d’intérêt progressivement réduits et à soutenir l’investissement productif. Les autorités reconnaissent toutefois que cette orientation s’accompagne de défis à court terme, notamment en cas de chocs sur les prix et dans un contexte où la croissance reste limitée.

Sur le plan politique, Enoch Godongwana occupe une position singulière. D’un côté, il est perçu comme un interlocuteur crédible par de nombreux investisseurs, en raison de son expérience, de son langage familier des marchés et de sa capacité à expliquer la stratégie budgétaire. De l’autre, il doit composer avec les attentes des partenaires de l’alliance tripartite – l’ANC, la centrale syndicale Cosatu et le Parti communiste sud-africain (SACP) – dont certains considèrent que les orientations budgétaires restent trop restrictives au regard des besoins sociaux et des engagements historiques du mouvement de libération.

Controverses, critiques et enjeux de légitimité

La trajectoire d’Enoch Godongwana est également marquée par des zones d’ombre qui alimentent les critiques de ses opposants et parfois de ses alliés. L’affaire Canyon Springs, au début des années 2010, constitue un épisode récurrent dans les portraits qui lui sont consacrés. Dans ce dossier, des accusations portent sur la gestion de fonds de retraite investis dans une société liée à ses intérêts commerciaux. Bien que cette affaire remonte à plus d’une décennie et qu’il ait quitté ses fonctions de vice-ministre dans ce contexte, elle nourrit encore aujourd’hui des interrogations sur les frontières entre affaires privées et responsabilités publiques.

Plus récemment, son nom a été associé à une plainte pour harcèlement sexuel, déposée par une femme dans un établissement touristique. L’enquête donnera finalement lieu à un classement sans suite, les autorités judiciaires considérant que les éléments à charge n’étaient pas suffisants pour poursuivre. Cette issue n’empêche pas que cet épisode soit mobilisé par certains de ses détracteurs pour questionner son intégrité ou le fonctionnement des mécanismes internes de reddition de comptes.

Sur le terrain strictement politique, le ministre doit également répondre à des critiques venues de l’intérieur même de l’alliance au pouvoir. Des responsables du Parti communiste sud-africain ont publiquement reproché au ministère des Finances de ne pas avoir suffisamment consulté les partenaires de l’alliance dans la préparation de certains budgets récents, alors même que des échanges auraient été conduits avec des partis d’opposition sur ces questions. Ces critiques posent la question du degré de collégialité dans la définition des grandes orientations économiques au sein du camp gouvernemental.

Les tensions ne se limitent pas aux cercles dirigeants. Des syndicats du secteur public ou parapublic ont menacé de saisir la justice pour contester certaines décisions budgétaires, notamment lorsqu’il a été question de suspendre ou de retenir des subventions destinées à des municipalités fortement endettées et accusées de mauvaise gestion. Ces organisations estiment que de telles mesures risquent de pénaliser les travailleurs et les citoyens ordinaires plus que les responsables des dérives financières. Le ministère, de son côté, met en avant la nécessité d’imposer une discipline budgétaire pour éviter un affaissement supplémentaire des finances locales.

Ces controverses s’inscrivent dans un débat plus large sur l’équilibre à trouver entre rigueur budgétaire et justice sociale. Les critiques les plus sévères reprochent à Enoch Godongwana d’incarner une forme d’orthodoxie financière qui, selon eux, limite la capacité de l’État à mener des politiques de relance ambitieuses. Ses défenseurs mettent au contraire en avant sa trajectoire de syndicaliste, sa connaissance du monde du travail et sa conviction que la soutenabilité de la dette est un préalable à toute redistribution durable. Ce clivage reflète les tensions profondes qui traversent la société sud-africaine et l’alliance politique au pouvoir.

Un rôle central dans l’avenir économique de l’Afrique du Sud

À l’heure où l’Afrique du Sud cherche à sortir d’un long cycle de croissance faible, de crise énergétique et de défis sociaux massifs, la place d’Enoch Godongwana apparaît déterminante. En tant que ministre des Finances, il est au cœur des négociations avec les institutions multilatérales, les agences de notation et les partenaires commerciaux, tout en participant à l’élaboration des compromis internes au sein de la majorité. Sa capacité à maintenir la confiance des marchés, tout en répondant aux attentes d’une population confrontée à la hausse du coût de la vie, constitue l’un des principaux enjeux de son mandat.

Le défi est d’autant plus complexe que les marges de manœuvre économiques demeurent étroites. Les projections de croissance restent modestes, autour d’1 à 2 % l’an à moyen terme selon les documents budgétaires récents, tandis que le chômage et la pauvreté restent à des niveaux élevés. Le gouvernement met en avant une stratégie de réformes structurelles visant à améliorer la productivité, à réduire les dysfonctionnements logistiques et à stabiliser l’approvisionnement en électricité, avec l’espoir que ces mesures créent un environnement plus favorable à l’investissement privé.

Dans ce contexte, les choix opérés par le ministère des Finances sur la fiscalité, les dépenses et la gestion de la dette auront des conséquences durables. Les décisions relatives à l’ajustement de la cible d’inflation, les discussions sur l’éventuelle hausse ou non de certains impôts indirects, ainsi que la manière de financer les plans d’infrastructures et les dépenses sociales, s’inscrivent dans une trajectoire qui pourrait redéfinir, sur plusieurs années, le contrat social sud-africain.

Au-delà de la technique budgétaire, la question de la légitimité politique d’Enoch Godongwana reste ouverte. Son passé de syndicaliste et de militant de l’ANC, sa formation en économie, mais aussi les controverses qui ont jalonné son parcours, en font une figure à la fois contestée et incontournable. Pour ses partisans, il incarne la possibilité d’un équilibre entre prudence budgétaire et engagements sociaux. Pour ses détracteurs, il est le symbole d’une ligne trop conciliatrice envers les marchés, insuffisamment audacieuse pour transformer en profondeur la structure de l’économie.

Quoi qu’il en soit, tant qu’il occupera le portefeuille des Finances, l’avenir économique de l’Afrique du Sud restera étroitement lié aux choix qu’il défendra au sein du gouvernement et du Parlement. Dans un pays où les enjeux de croissance, de justice sociale et de stabilité financière sont intimement liés, la responsabilité qui lui incombe dépasse largement le cadre technique de la gestion du Trésor : elle touche à la manière dont la démocratie sud-africaine répondra, ou non, aux promesses de dignité et de prospérité formulées au moment de la fin de l’apartheid.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *