Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique occupe une place singulière dans l’architecture de l’État algérien : il gère un système de formation de masse, concentre une part importante de la recherche publique et sert de passerelle entre jeunesse, économie et diplomatie scientifique. Depuis le 8 septembre 2022, ce portefeuille est confié à Kamel Baddari, universitaire de formation, issu du monde des laboratoires et des campus. Son arrivée s’inscrit dans une séquence de réformes annoncées comme structurantes : reconfiguration de l’offre de formation, montée en puissance de l’innovation et des startups universitaires, accélération de la numérisation, et repositionnement linguistique et international.
À travers discours, déplacements et décisions administratives, la ligne revendiquée vise un même objectif : faire de l’université un levier de développement, capable de produire des compétences adaptées, de la recherche valorisable et une présence accrue dans les classements, les réseaux et les partenariats. Reste une équation délicate : moderniser sans désorganiser, massifier sans dégrader, et réformer un secteur où chaque ajustement – filières, langues, financement, gouvernance – déclenche des débats vifs, parfois politiques.
Un profil d’universitaire devenu ministre : laboratoires, rectorats et trajectoire de service public
Kamel Baddari n’est pas un ministre “hors-sol” parachuté depuis une autre administration : son identité publique s’est construite dans l’enseignement supérieur. Né en 1960 à Biskra, il est présenté comme physicien et mathématicien, avec un ancrage notable dans les domaines liés à la géophysique et aux sciences de la Terre. Les éléments biographiques diffusés par le ministère indiquent un parcours d’enseignant-chercheur tourné vers la formation de haut niveau, notamment la post-graduation, et un investissement ancien dans l’encadrement scientifique.
Son curriculum vitae, publié sur le site du ministère, met en avant des fonctions universitaires de responsabilité et une activité de structuration de la recherche : création et direction de laboratoires, encadrement de mémoires et thèses, participation à des dispositifs académiques nationaux et internationaux. Ce type de profil, très “institutionnel”, parle aux universités : il connaît les rouages d’un système fait de conseils scientifiques, d’habilitations, de contraintes budgétaires, de tensions sur les infrastructures et de pression sociale sur l’employabilité des diplômés.
Avant d’entrer au gouvernement, il a également exercé des responsabilités de direction au sein d’établissements universitaires. Des sources publiques indiquent qu’il a été recteur de plusieurs universités – notamment à Bouira, puis à M’Sila – et qu’il a occupé des fonctions de vice-recteur et de doyen. Cette expérience d’exécutif universitaire pèse dans la manière dont il aborde le ministère : une culture de la réforme par circulaires, projets pilotes, réorganisation de filières, et mise en place d’outils numériques, plutôt qu’un pilotage uniquement communicationnel.
Sa nomination intervient lors d’un remaniement ministériel du 8 septembre 2022. Dès les premières semaines, le ton est donné : multiplication des visites de terrain, mise en avant de la “performance” et du “changement”, et insistance sur l’idée que l’université ne doit plus être seulement un lieu de diplômes mais un espace de production de solutions. Dans un pays où l’enseignement supérieur concentre des effectifs massifs, où la demande sociale est forte et où la question de l’emploi des jeunes reste centrale, l’ambition est autant éducative qu’économique.
Le choix d’un profil académique peut être lu comme un message adressé au système : l’État veut une réforme “par l’intérieur”, conduite par quelqu’un qui maîtrise les codes et qui peut parler d’égal à égal avec recteurs, enseignants-chercheurs et directeurs de laboratoires. Mais il ouvre aussi un risque : celui d’une réforme trop technocratique, difficilement lisible pour le grand public, ou perçue comme menée sans concertation suffisante. Le défi, pour un ministre issu du sérail, est de transformer une expertise en capacité politique.
Une université en transformation : filières, compétences et modernisation pédagogique
La réforme de l’enseignement supérieur est, en Algérie, un chantier permanent. Kamel Baddari inscrit son action dans une logique de mise à jour des contenus et de “réalignement” des formations sur des compétences jugées stratégiques : technologies numériques, intelligence artificielle, entrepreneuriat, langues, et plus largement tout ce qui peut accroître l’adéquation entre diplômes et besoins économiques.
Cette orientation apparaît nettement dans les annonces liées aux rentrées universitaires récentes. Des comptes rendus de presse algérienne font état de nouveautés pour la rentrée 2025-2026, évoquant l’introduction plus large de l’intelligence artificielle dans les cursus, l’ajustement ou la création de filières, ainsi qu’un renforcement de l’entrepreneuriat étudiant. La rhétorique ministérielle se structure autour d’une idée simple : la valeur d’un diplôme se mesure à ce qu’il permet de faire, et non seulement à ce qu’il atteste.
Dans ce cadre, la numérisation est présentée comme un outil de pilotage et de service. Les autorités mettent en avant des dispositifs en ligne pour l’orientation, la gestion administrative, et la communication avec les étudiants. La digitalisation est aussi un levier d’égalité territoriale : si les services sont mieux standardisés et accessibles, les étudiants des wilayas éloignées peuvent, en théorie, bénéficier de démarches simplifiées. Mais la promesse dépend d’infrastructures stables : connectivité, équipement, accompagnement des personnels et cybersécurité, autant de sujets qui reviennent régulièrement dans les débats sur l’administration numérique.
La modernisation pédagogique ne se limite pas à l’ajout de modules “tendance”. Elle implique de revoir les maquettes, les méthodes d’évaluation, la place des stages, des projets, de l’interdisciplinarité, et la relation entre université et tissu productif. Plusieurs articles de presse évoquent des révisions de programmes intégrant programmation, logiciels, ingénierie et compétences transversales. Au-delà du contenu, l’enjeu est de faire évoluer une culture académique parfois marquée par le cours magistral, une évaluation centrée sur la restitution, et une difficulté à généraliser les approches par projet dans des amphithéâtres surchargés.
La question de la gouvernance des établissements s’invite également dans le débat. Les recteurs et équipes dirigeantes sont souvent pris en étau entre exigences de massification, contraintes budgétaires et injonctions à l’excellence. Les réformes annoncées supposent une capacité d’exécution locale : des enseignants formés à de nouveaux contenus, des laboratoires capables d’accueillir davantage de projets, des partenariats avec des entreprises, et des services administratifs aptes à gérer des dispositifs plus complexes (incubation, propriété intellectuelle, conventions, financement de prototypes). Dans un système très large, l’harmonisation est difficile : ce qui marche dans une grande université peut se heurter à des limites matérielles ailleurs.
Enfin, la réforme de l’enseignement supérieur pose la question de l’équité sociale. Chaque nouvelle filière, chaque changement de tronc commun, chaque évolution linguistique a des impacts différenciés selon les territoires, le niveau des lycées, la capacité des familles à financer des cours de soutien, ou l’accès à Internet. La modernisation, si elle est mal accompagnée, peut creuser des écarts. Le ministère, de son côté, met en avant l’idée d’une université “utile”, mais doit aussi maintenir le principe d’un service public accessible, dans un pays où l’université reste un ascenseur social majeur.
Recherche, innovation et startups universitaires : du laboratoire au marché, une stratégie assumée
L’un des marqueurs les plus visibles de l’action de Kamel Baddari réside dans la place accordée à l’innovation et à l’entrepreneuriat. Depuis 2022, la communication ministérielle insiste sur la transformation de l’université en moteur économique : incubation de projets, soutien à la création d’entreprises issues des campus, valorisation des résultats de recherche, et création d’un environnement où l’étudiant peut devenir porteur de solution.
Cette orientation se traduit par des initiatives autour des startups universitaires. Des informations diffusées par le ministère font état de rencontres régulières avec des équipes étudiantes et des projets incubés. Par exemple, un compte rendu officiel mentionne la réception, fin septembre 2025, des fondateurs d’une startup basée à l’École nationale polytechnique d’El-Harrach, appelée à représenter l’Algérie dans un programme international. Ce type de séquence est hautement symbolique : il signale que le ministère veut se poser en accélérateur, capable d’ouvrir des portes et de donner une visibilité à des projets issus des établissements publics.
Mais transformer l’innovation en politique publique suppose de dépasser l’effet vitrine. Une startup universitaire n’est pas seulement une “bonne histoire” : c’est une organisation qui a besoin de règles claires sur la propriété intellectuelle, d’accès à des marchés, de financement, de mentorat, et d’un cadre administratif simplifié. Les universités doivent aussi gérer des situations nouvelles : comment reconnaître le travail entrepreneurial dans un cursus ? comment aménager les emplois du temps ? comment évaluer un projet ? comment sécuriser des contrats ? comment éviter que l’incubation ne devienne un label sans substance ?
La recherche scientifique, dans ce contexte, est poussée vers la finalité et la visibilité. D’un côté, il existe une ambition de performance internationale : le ministère et la presse relaient des annonces sur la présence d’universités algériennes dans des classements mondiaux, signe d’un effort de publication, de citation et de structuration. De l’autre, la recherche est appelée à répondre à des besoins concrets : agriculture, eau, énergie, santé, numérique, risques naturels, industrie. Cette double exigence – excellence académique et utilité – est délicate à concilier. Certains domaines produisent naturellement des publications reconnues, d’autres sont plus orientés vers l’ingénierie et la résolution de problèmes locaux, parfois moins “rentables” en termes de métriques internationales.
L’approche par l’innovation soulève aussi la question des moyens. Un laboratoire a besoin d’équipement, de maintenance, de consommables, de budgets de fonctionnement et de mobilité. Or, de nombreux systèmes universitaires subissent une tension budgétaire structurelle. Les autorités peuvent alors privilégier des dispositifs ciblés : appels à projets, financement de prototypes, programmes d’excellence, soutien à quelques pôles. Mais une stratégie trop concentrée peut créer un sentiment d’inégalité entre établissements, tandis qu’une stratégie trop dispersée risque de diluer l’impact. Le bon dosage est une décision politique autant que technique.
Enfin, la valorisation de la recherche suppose une relation plus mature avec le secteur économique. Les universités ne contrôlent pas seules l’écosystème : il faut des entreprises prêtes à co-développer, des banques prêtes à financer, des administrations prêtes à acheter des solutions innovantes, et une culture du partenariat. En mettant en avant l’entrepreneuriat étudiant, le ministère cherche à agir sur un levier qu’il peut influencer directement : la formation, l’incubation et la reconnaissance institutionnelle. Le reste – marché, export, industrialisation – dépend d’une chaîne plus large.
Langues, internationalisation et attractivité : l’Algérie universitaire veut changer d’échelle
L’un des sujets les plus sensibles associés à Kamel Baddari est le repositionnement linguistique et l’internationalisation. Plusieurs sources institutionnelles et médiatiques évoquent la montée en puissance de l’anglais dans l’enseignement supérieur algérien. Dès les premiers mois de sa prise de fonction, l’intention d’accélérer l’apprentissage et l’usage de l’anglais est mise en avant, avec des dispositifs d’évaluation et de formation des enseignants. Cette orientation s’inscrit dans une dynamique globale : l’anglais est devenu la langue dominante de la science internationale, des publications majeures, et d’une part importante des technologies.
L’enjeu n’est pas seulement linguistique ; il est stratégique. Si les étudiants lisent mieux la littérature scientifique, s’ils peuvent suivre des cours en anglais, et si les enseignants publient davantage dans des revues internationales, la visibilité du système peut augmenter. De même, pour attirer des étudiants étrangers ou des partenariats, l’anglais peut servir de langue commune. Mais l’ampleur d’une telle transition est considérable : former des dizaines de milliers d’enseignants, adapter des contenus, éviter une chute de compréhension dans des filières techniques, et accompagner les étudiants issus de lycées où l’exposition à l’anglais scientifique reste inégale.
L’internationalisation ne se réduit pas à la langue : elle passe aussi par des outils d’accueil et d’information. Le ministère met en avant des plateformes destinées aux étudiants internationaux, dont une initiative intitulée “Étudier en Algérie”, présentée comme un guichet d’information sur les études, les procédures et la vie académique. Cette démarche témoigne d’une volonté de rendre le système plus lisible depuis l’extérieur, alors que la compétition pour les étudiants internationaux s’intensifie dans de nombreux pays.
Le discours officiel lie également internationalisation et mobilité scientifique. Dans de nombreux systèmes, la circulation des chercheurs est un indicateur de vitalité : participation à des projets, co-publications, séjours, doubles diplômes, cotutelles de thèses. L’Algérie dispose d’une diaspora académique et d’une tradition de formation à l’étranger. L’enjeu, aujourd’hui, est de structurer ces flux : faire revenir des compétences, créer des réseaux, et éviter que la mobilité ne se traduise uniquement par une fuite des talents.
La dimension internationale concerne aussi la diplomatie scientifique. Les partenariats universitaires sont des instruments d’influence : ils facilitent des échanges, des programmes communs, et parfois des transferts technologiques. La réception de projets destinés à participer à des programmes internationaux, telle qu’elle a été relatée par le ministère, s’inscrit dans cette logique de visibilité et d’ouverture. Elle sert aussi un objectif interne : donner aux étudiants l’image d’une université connectée, capable d’ouvrir des perspectives au-delà du marché national.
Mais l’internationalisation, si elle est trop rapide, peut produire des tensions. D’un côté, certains acteurs y voient une nécessité pour la compétitivité scientifique. De l’autre, des inquiétudes surgissent : difficultés de mise en œuvre, risque de désorganisation pédagogique, et débat récurrent sur les équilibres linguistiques et identitaires. La réussite d’une stratégie linguistique dépend souvent d’un pragmatisme de terrain : calendrier réaliste, choix progressifs par filières, formation continue, ressources pédagogiques, et accompagnement des étudiants.
Territoires, infrastructures et financement : la réforme se joue aussi hors des amphithéâtres
Les politiques d’enseignement supérieur ne se mesurent pas seulement à des réformes de programmes. Elles se vérifient sur le terrain : bâtiments, cités universitaires, bibliothèques, laboratoires, équipements, transport, services numériques, et qualité de vie étudiante. Dans ce contexte, les déplacements ministériels et les décisions concernant le maillage territorial prennent une importance particulière.
Un exemple récent illustre cette dimension : début décembre 2025, le ministère a communiqué sur une visite de travail à Tindouf, au cours de laquelle le centre universitaire “Ali Kafi” a été promu au statut d’université. La symbolique est forte. D’abord, elle concerne l’équité territoriale : donner à des wilayas éloignées des structures plus complètes peut réduire la nécessité d’exil étudiant vers les grandes villes. Ensuite, elle exprime une ambition de développement local : l’université est présentée comme un acteur capable de contribuer à l’économie du territoire, de soutenir l’entrepreneuriat et d’ancrer la recherche dans des problématiques locales.
Cette logique territoriale rencontre cependant des contraintes réelles. Promouvoir un centre au rang d’université ne suffit pas : il faut des enseignants, des budgets, des filières cohérentes, une capacité de recherche, et des services aux étudiants. Le risque, dans de nombreux pays, est de multiplier les structures sans garantir la qualité, ou de créer des établissements qui peinent à recruter des enseignants spécialisés. La réussite dépend d’une stratégie de ressources humaines et d’une planification de l’offre de formation.
Le financement constitue l’autre nerf de la guerre. Dans tous les systèmes, l’université coûte cher : masse salariale, entretien, investissements, bourses, restauration, logement, numérique, sécurité. Le débat sur la soutenabilité budgétaire et sur les modèles de financement traverse les politiques publiques. Même lorsque l’État affirme une priorité pour l’enseignement supérieur, la pression sur les finances publiques impose des arbitrages. Dans ce contexte, la modernisation et l’innovation se heurtent à une question simple : avec quels moyens ?
Les réponses institutionnelles passent souvent par la recherche d’efficience, la digitalisation, et des partenariats. Mais il existe une limite : une université ne se réforme pas uniquement par des outils numériques ou des discours sur l’entrepreneuriat si les infrastructures physiques et scientifiques ne suivent pas. L’amélioration des classements, la capacité à attirer des étudiants étrangers, ou la création d’entreprises innovantes exigent une base matérielle robuste.
La vie étudiante est, elle aussi, un indicateur politique. Les tensions sur le logement, la restauration, la sécurité ou le transport peuvent rapidement transformer une réforme en crise sociale. Les autorités cherchent donc à maintenir l’équilibre entre ambitions de transformation et gestion du quotidien. Dans ce cadre, la communication ministérielle insiste souvent sur une rentrée “organisée”, “sécurisée”, “numérisée”, autant de mots qui répondent à des préoccupations concrètes.
Enfin, une réforme réussie implique de l’adhésion. Or, l’enseignement supérieur est un monde traversé par des intérêts multiples : étudiants, syndicats, enseignants, administratifs, recteurs, et, en arrière-plan, familles et opinion publique. Chaque réforme de filière, chaque changement linguistique, chaque modification de réglementation de la post-graduation peut être interprété comme une remise en cause. Le ministre doit donc arbitrer entre vitesse et concertation, entre affichage de résultats et patience institutionnelle.
À mi-chemin entre impératif de modernisation et contraintes structurelles, Kamel Baddari incarne une séquence où l’État algérien veut rendre son université plus performante, plus connectée au monde et plus utile à l’économie. La cohérence du cap est lisible : compétences numériques, innovation, entrepreneuriat, ouverture internationale, rééquilibrage territorial. Mais l’épreuve décisive reste celle de l’exécution : transformer les annonces en pratiques durables, dans un système vaste, hétérogène et socialement sensible. L’enseignement supérieur, en Algérie comme ailleurs, est une mécanique lourde : les effets des réformes se mesurent en années, parfois en décennies. C’est là que se jouera, au-delà des bilans immédiats, la portée réelle de l’action ministérielle.



