Dans l’imaginaire collectif, la mode se résume souvent à quelques silhouettes iconiques : un tailleur en tweed, une robe noire ultra simple, un smoking féminin, une petite robe rouge drapée de soie. Derrière ces images, il y a des noms qui dépassent largement le cercle des passionnés : ils appartiennent à la culture populaire autant qu’aux podiums. De Coco Chanel à Alexander McQueen, en passant par Yves Saint Laurent ou Gianni Versace, ces créateurs ont façonné non seulement la façon de s’habiller, mais aussi notre manière de regarder le monde.
Qui sont ces dix figures majeures, régulièrement citées dans les classements internationaux des créateurs les plus influents, étudiées dans les écoles de mode et copiées partout dans la fast fashion ? Retour sur un panthéon très restreint, dont chaque membre a bousculé les codes, imposé une vision et laissé un héritage encore vivant.

1. Coco Chanel, l’invention de la modernité
Impossible de commencer autrement. Gabrielle “Coco” Chanel n’a pas seulement créé une maison de couture : elle a inventé une silhouette, une attitude, presque une philosophie de vie. Née dans une famille modeste et marquée par une enfance à l’orphelinat, elle apprend la couture avant de se lancer dans la création de chapeaux, puis de vêtements. Au sortir de la Première Guerre mondiale, elle propose un vestiaire radicalement nouveau : des robes fluides, des jerseys empruntés aux tenues sportives, des tailleurs sans corset, des couleurs sobres qui tranchent avec l’ornementation de la Belle Époque.
Chanel libère le corps féminin des carcans, allège les garde-robes, transforme le noir en symbole d’élégance et non plus de deuil. Sa fameuse petite robe noire, popularisée dans les années 1920, est rapidement qualifiée d’« uniforme de la femme moderne ». Ses tailleurs en tweed, ses sacs matelassés à chaîne, ses chaussures bicolores et ses colliers de perles deviennent des emblèmes d’un style fondé sur la simplicité, la fonctionnalité et une certaine insolence.
Mais la modernité de Chanel va au-delà du vêtement : femme d’affaires redoutable, elle comprend très tôt l’importance du parfum comme prolongement de la mode. Lancé en 1921, le N°5 est le premier parfum de couturier à connaître un succès mondial durable, ouvrant la voie à l’industrie du luxe telle qu’on la connaît aujourd’hui.
Si la créatrice disparaît en 1971, son influence reste omniprésente. Les directeurs artistiques qui lui succèdent ne cessent de rejouer et réinterpréter ses codes. Plus d’un siècle après la fondation de sa maison, le vocabulaire Chanel – tailleur, camélia, quilt, N°5 – est toujours universellement compris.
2. Yves Saint Laurent, le couturier qui a donné le pouvoir aux femmes
Yves Saint Laurent se situe à la jonction de la haute couture classique et de la mode contemporaine. Prodige repéré par Christian Dior, il reprend la direction de la maison Dior à seulement 21 ans après la mort du maître, avant de fonder sa propre maison en 1961. Très vite, il devient le couturier qui incarne le mieux les bouleversements sociaux et culturels des années 1960 et 1970.
Son apport majeur est d’avoir transposé dans le vestiaire féminin des pièces jusqu’alors réservées aux hommes : le smoking pour femme, lancé en 1966, reste l’un de ses coups de génie les plus commentés. Il imagine également le tailleur-pantalon, la saharienne, le trench réinventé, toutes ces pièces qui accompagnent l’émancipation des femmes et leur entrée massive sur le marché du travail.
Saint Laurent est aussi le premier couturier à brouiller systématiquement les frontières entre haute culture et culture populaire : il s’inspire autant de Mondrian que de la rue, des costumes de torero que des cabans de marins. Sa mode est un dialogue permanent avec la peinture, la littérature et le théâtre. Les robes “Mondrian”, les collections inspirées de Picasso ou de Matisse, les hommages à Proust ou à Cocteau témoignent de ce dialogue constant.
Autre révolution : Yves Saint Laurent inaugure dès 1966 la boutique Rive Gauche, ligne de prêt-à-porter qui démocratise la création de couturier, permettant à une clientèle plus large de porter sa signature. Il anticipe ainsi le modèle économique qui deviendra la norme dans le luxe : une maison articulée autour de la haute couture, mais fondée sur la puissance commerciale du prêt-à-porter, des accessoires et de la parfumerie.
3. Christian Dior, l’architecte du “New Look”
Si Chanel est associée à la libération du corps féminin, Christian Dior est souvent perçu comme celui qui redonne au vêtement une dimension spectaculaire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Quand il présente sa première collection en 1947, la presse américaine parle de “New Look”, tant la rupture avec les silhouettes austères de guerre est nette : tailles très marquées, bustes moulés, jupes corolle généreusement évasées, mètres de tissu là où les années de rationnement avaient imposé la sobriété.
Ce New Look symbolise un retour à la féminité théâtrale, au luxe et à la couture comme art de la construction. Dior se définit lui-même comme un “architecte de la ligne”, structurant chaque collection autour de silhouettes nommées (ligne Corolle, ligne H, ligne A, etc.). Il réinstalle Paris au centre de la carte de la mode, à un moment où New York tente de s’imposer.
L’autre vision de génie de Dior est d’avoir fait très tôt de sa maison une marque globale : parfums, accessoires, licences à l’international, il comprend que l’aura de la haute couture peut se décliner dans une multitude de produits. Ce modèle prépare l’avènement des grands groupes de luxe contemporains.
Même après sa mort en 1957, la maison Dior reste l’une des plus puissantes du monde, portée par des directeurs artistiques successifs qui dialoguent avec le mythe fondateur, de Yves Saint Laurent à Maria Grazia Chiuri aujourd’hui.
4. Giorgio Armani, le roi du costume et du “power dressing”
Dans les années 1980, une nouvelle figure de créateur s’impose : celle de Giorgio Armani, qui réinvente le costume et impose une esthétique minimaliste, fluide et androgyne. Né à Piacenza, en Italie, Armani commence par dessiner pour d’autres maisons avant de fonder sa propre griffe au milieu des années 1970.
Son costume pour homme, puis pour femme, bouscule les codes : épaules structurées, lignes décontractées, palette sobre dominée par les gris, les beiges et les bleus. Il évacue l’ostentation pour imposer un luxe discret, immédiatement adopté par les cadres, les avocats, les banquiers, mais aussi par Hollywood. Le film “American Gigolo”, en 1980, avec Richard Gere habillé presque exclusivement en Armani, consacre la dimension cinématographique de la marque.
Armani est également un pionnier dans la construction d’un univers de marque tentaculaire : lignes de diffusion (Emporio Armani), jeans, sport, décoration, hôtels, restaurants, parfums… Il décline son nom dans de multiples directions, tout en maintenant une cohérence stylistique fondée sur l’épure et la qualité des matières.
La notion de “power dressing”, cette façon de se vêtir pour affirmer un statut social et professionnel, doit beaucoup à Armani. Ses tailleurs pour femmes en particulier ont permis à toute une génération de dirigeantes et de cadres de s’approprier un langage vestimentaire jusque-là essentiellement masculin sans sacrifier leur féminité.
5. Gianni Versace, la flamboyance baroque
À l’opposé du minimalisme Armani, Gianni Versace incarne la flamboyance, la couleur, le glamour extrême des années 1980 et 1990. Fils de couturière, il fonde sa maison à Milan et impose rapidement un style reconnaissable entre mille : imprimés baroques, motifs grecs, coupes très près du corps, robes fendues, cuirs métallisés.
Versace joue avec la sensualité, voire la provocation. Il magnifie le corps, assume la sexualisation du vêtement, brouille les frontières entre couture et culture pop. Il comprend avant beaucoup d’autres l’importance des célébrités : ses défilés rassemblent les supermodels de l’époque – Naomi Campbell, Cindy Crawford, Linda Evangelista – et il habille les stars de la musique et du cinéma. Les images de la “robe safety pins” portée par Elizabeth Hurley en 1994 font le tour du monde et entrent dans la légende.
Assassiné en 1997, Gianni Versace laisse une maison qu’il a su charger d’un imaginaire très fort : celui d’un luxe hédoniste, sans complexe, inspiré à la fois de la mythologie antique et des night-clubs. Sa sœur Donatella poursuit cette vision, la modernisant mais sans renoncer aux imprimés baroques, à la Medusa et aux coupes spectaculaires qui ont fait la renommée de la marque.
6. Jean Paul Gaultier, l’enfant terrible devenu monument national
Avant de devenir un monument célébré par des expositions muséales dans le monde entier, Jean Paul Gaultier a longtemps été présenté comme “l’enfant terrible de la mode française”. Autodidacte, repéré très jeune par Pierre Cardin, il lance sa propre maison à la fin des années 1970 et se fait connaître dans les années 1980 par des collections qui bousculent tous les codes.
Gaultier mélange les genres, les cultures, les époques. Il fait défiler des mannequins de tous âges, de toutes origines, joue avec les tatouages, les corsets, les marinières, les jupes pour hommes, les soutien-gorge coniques devenus mythiques après avoir été portés par Madonna sur sa tournée Blond Ambition en 1990. Il s’intéresse aux cultures de la rue, des banlieues, bien avant que la mode de luxe ne s’y intéresse massivement.
Son travail avec le cinéma – notamment sur les costumes du film “Le Cinquième Élément” de Luc Besson – confirme son statut de créateur total, autant fasciné par la haute couture que par la pop culture. Même s’il a décidé de mettre fin à ses défilés de prêt-à-porter pour se concentrer sur la haute couture et les projets spéciaux, son influence reste immense sur toute une génération de designers qui revendiquent la liberté, l’humour et le métissage comme moteurs de création.
7. Ralph Lauren, le conte américain du style de vie
Parmi les créateurs les plus célèbres au niveau mondial, Ralph Lauren occupe une place singulière : plus qu’un couturier au sens classique, il est un storyteller qui a bâti un empire sur la mise en scène du rêve américain. Né à New York dans une famille modeste, il commence par dessiner des cravates, puis développe une ligne masculine inspirée de l’univers du polo, de la côte Est et de l’imaginaire preppy.
La marque Polo Ralph Lauren devient rapidement synonyme d’un style de vie : campus prestigieux, maisons de campagne, ranchs, clubs de golf. Les campagnes publicitaires ressemblent à des films, peuplés de familles parfaites et de paysages idylliques. Ralph Lauren décline son univers dans le prêt-à-porter féminin, les lignes enfants, la maison, les parfums. Il comprend mieux que quiconque que la mode ne vend pas seulement des vêtements, mais un récit dans lequel le client souhaite s’inscrire.
Au-delà du polo brodé célèbre dans le monde entier, Ralph Lauren a profondément marqué la mode masculine par ses costumes à l’anglaise, ses chemises button-down, ses chinos, ses grosses mailles. Son influence sur la manière dont les Américains – et bien au-delà – s’habillent dans un registre casual chic reste considérable.
8. Valentino Garavani, l’élégance rouge passion
Valentino Garavani, plus connu simplement sous le nom de Valentino, incarne un certain idéal d’élégance italienne. Formé à Paris, il fonde sa maison à Rome au début des années 1960 et devient très vite le couturier favori des princesses, des actrices et des grandes fortunes internationales.
Sa signature la plus célèbre est sans doute le “rouge Valentino”, un rouge profond et lumineux qui habille d’innombrables robes de soirée, du tapis rouge aux cérémonies officielles. Mais son style ne se limite pas à cette couleur : dentelles sophistiquées, drapés impeccables, broderies délicates, silhouettes parfois inspirées de la Rome antique, tout concourt à une vision d’un glamour classique, intemporel.
Valentino est aussi l’un des premiers créateurs à comprendre l’importance des robes de mariée comme vecteur d’image : ses créations nuptiales, souvent spectaculaires, participent largement à sa renommée. Avant de prendre sa retraite en 2008, il aura façonné pendant plusieurs décennies une esthétique du raffinement qui continue d’inspirer la maison, aujourd’hui portée par de nouveaux directeurs artistiques.
9. Karl Lagerfeld, l’empereur des images
Karl Lagerfeld est un cas unique dans l’histoire de la mode : directeur artistique de plusieurs maisons à la fois, photographe, éditeur, collectionneur, il aura façonné l’imaginaire de la mode sur plus d’un demi-siècle. Né à Hambourg, il commence sa carrière chez Balmain et Patou, puis chez Chloé et Fendi, avant de prendre en 1983 la direction artistique de Chanel, alors en perte de vitesse.
Son génie est de comprendre qu’il ne faut pas sacraliser les archives, mais les réinterpréter sans cesse. Chez Chanel, il revisite le tailleur en tweed, le sac matelassé, les perles, le camélia, en les projetant dans des univers très variés : défilés inspirés des supermarchés, des casinos, des plages reconstituées au Grand Palais. Il transforme le défilé en spectacle total, largement relayé par les médias et, plus tard, par les réseaux sociaux.
Lagerfeld est aussi l’un des premiers grands couturiers à accepter une collaboration avec une enseigne de fast fashion, H&M, en 2004, ouvrant la voie aux nombreuses collaborations créateur-grand public qui suivront. Il devient une sorte de personnage public permanent, identifiable à sa silhouette – queue de cheval blanche, lunettes noires, col haut – et à ses formules lapidaires.
Au-delà de la provocation ou du culte de la personnalité, son apport essentiel est d’avoir compris l’importance de l’image dans l’économie de la mode contemporaine : scénographie des défilés, campagnes publicitaires, autopromotion du créateur, tout devient partie intégrante du projet créatif.
10. Alexander McQueen, le romantique tragique
Parmi les créateurs de la génération la plus récente à avoir rejoint ce panthéon, Alexander McQueen se distingue par la puissance émotionnelle de ses défilés et l’audace de ses constructions. Formé à Savile Row, le quartier londonien de la grande mesure masculine, il possède une maîtrise technique exceptionnelle du tailleur. Mais c’est son imagination débridée, nourrie de références historiques, gothiques et romantiques, qui le rend célèbre.
Ses défilés des années 1990 et 2000 restent parmi les plus spectaculaires jamais vus : mannequins aspergées de peinture par des robots industriels, créatures mi-femmes mi-oiseaux, silhouettes enfermées dans des cages de verre. Il utilise le défilé comme un théâtre où se jouent des obsessions personnelles – la mort, la métamorphose, la nature – tout en repoussant les limites de la coupe et du volume.
McQueen est aussi reconnu pour la façon dont il sculpte le corps : taille corsetée, hanches mises en avant, épaules exagérées, tout en restant d’une précision quasi chirurgicale. Ses “bumster pants”, pantalons taille très basse qui dévoilent presque le haut des fesses, font scandale mais influencent profondément la mode du début des années 2000.
Disparu en 2010, il laisse une maison à l’identité très forte, poursuivie notamment par Sarah Burton, qui signera la robe de mariée de Catherine Middleton. Mais surtout, son œuvre rappelle que la mode peut être un art total, mêlant virtuosité technique et récit émotionnel.
Un classement forcément subjectif, mais un héritage indiscutable
Dresser la liste des “dix créateurs de mode les plus célèbres” revient forcément à faire des choix discutables. D’autres noms pourraient y figurer : Elsa Schiaparelli et ses collaborations surréalistes, Rei Kawakubo et l’avant-garde japonaise, Miuccia Prada et son minimalisme intellectuel, Cristóbal Balenciaga et ses constructions architecturales, pour ne citer qu’eux. La célébrité dépend des époques, des marchés, des médias.
Néanmoins, les dix créateurs évoqués ici ont en commun plusieurs traits qui expliquent leur présence quasi systématique dans les classements internationaux :
- Ils ont su inventer un vocabulaire stylistique immédiatement identifiable, reconnaissable au premier coup d’œil.
- Ils ont transformé la mode en langage social, politique ou culturel, qu’il s’agisse de libérer le corps féminin, de célébrer la diversité ou d’exprimer des angoisses contemporaines.
- Ils ont compris très tôt l’importance de l’image, du parfum, de l’accessoire, de la célébrité, de la scénographie des défilés, anticipant l’évolution de la mode vers un système global.
- Ils ont laissé derrière eux des maisons ou des lignes qui survivent à leur disparition, preuve que leur vision a dépassé leur propre personne.
À l’heure des réseaux sociaux, des marques virales et des collaborations éphémères, ces grands créateurs rappellent que la mode ne se résume pas à une tendance de saison. Elle peut être un récit, une vision du monde, un geste qui change durablement la manière de s’habiller et, parfois, de se percevoir soi-même.
Le tailleur Chanel, le smoking Saint Laurent, le New Look de Dior, la robe rouge Valentino, le costume Armani, les imprimés Versace, les provocations de Gaultier, le rêve américain de Ralph Lauren, la silhouette Lagerfeld, les défilés de McQueen : autant d’images qui, mises bout à bout, racontent un siècle de transformations sociales et esthétiques.
La prochaine génération de créateurs, déjà à l’œuvre, devra se mesurer à cet héritage. Non pour le copier, mais pour le questionner et le dépasser, comme Coco Chanel ou Yves Saint Laurent ont su, chacun à leur manière, tourner le dos aux conventions de leur époque. C’est à ce prix que l’on entre un jour dans ce panthéon très fermé des créateurs dont le nom devient, plus qu’une signature, une partie de l’histoire.