L’année 2025 s’achève sur un paradoxe familier : jamais l’économie mondiale n’a été aussi traversée d’incertitudes – tensions géopolitiques, transition énergétique coûteuse, révolution de l’intelligence artificielle, résurgence de débats sur la fiscalité – et jamais un si petit nombre d’individus n’a concentré autant de richesse. Les dix hommes les plus fortunés de la planète cumulent à eux seuls une part de capital comparable à celle de grands États. Le classement de décembre montre une hiérarchie mouvante, mais aussi des signes de continuité : domination de la technologie américaine, accélération des gains liés à l’IA, influence croissante de conglomérats privés capables de rivaliser avec les politiques publiques.
Au-delà des chiffres, ces fortunes racontent une époque. Elles disent la vitesse à laquelle les marchés financiers consacrent les champions du numérique, l’importance des écosystèmes d’innovation, et la capacité de quelques entreprises à capter l’essentiel de la valeur créée. Elles interrogent aussi la démocratie économique : comment gouverner un monde où l’épargne, le capital-risque, les infrastructures cloud, les chaînes logistiques ou même l’accès à l’espace peuvent dépendre de choix individuels ? À travers ces dix trajectoires, c’est une cartographie du pouvoir contemporain qui se dessine.

Un podium dominé par l’intelligence artificielle et les plateformes
Le numéro un n’a pas changé, mais son avance a encore creusé l’écart. Elon Musk, installé entre l’industrie automobile électrique, le spatial et l’IA, reste au sommet avec une fortune estimée à 483 milliards de dollars. Sa richesse est désormais le symbole d’une ère où la valorisation des entreprises technologiques dépasse les logiques industrielles classiques. Tesla ne se limite plus à fabriquer des voitures ; la marque vend une promesse de mobilité autonome et de robotique, tandis que SpaceX est devenue une infrastructure quasi incontournable de lancement et de services satellitaires. À cela s’ajoute xAI, la branche dédiée à l’intelligence artificielle, et le réseau social X, dont la monétisation repose sur la donnée et l’attention. Cette diversité explique pourquoi le patrimoine de Musk est à la fois très volatil et potentiellement expansif : il dépend d’actions cotées, mais aussi d’entreprises privées dont les évaluations flambent.
Derrière Musk, une surprise de fin d’année : Larry Page, cofondateur de Google, prend la deuxième place avec 262 milliards de dollars. Son ascension est portée par la nouvelle vague d’IA générative. Après le lancement de modèles toujours plus performants et l’adoption massive d’outils Gemini dans les entreprises, Alphabet a vu sa valeur progresser nettement. Page, personnage discret, s’impose pourtant comme l’un des grands architectes du monde numérique. Son poids progresse non seulement grâce à Google, mais aussi grâce à sa capacité à investir et incuber des projets de rupture, notamment dans l’industrie et les technologies de pointe.
Juste derrière lui, Larry Ellison, fondateur d’Oracle, totalise 253 milliards de dollars. À 81 ans, il incarne une autre dimension de la fortune technologique : celle des infrastructures logicielles. Oracle a adapté son modèle historique au cloud et aux besoins en calcul de l’IA. Sa valeur a connu de forts à-coups en 2025, avec une envolée puis un recul lié aux doutes sur la durabilité de la « bulle IA ». Ellison demeure néanmoins un pivot stratégique : les centres de données, la gestion des bases massives et les logiciels d’entreprise sont le socle caché des innovations visibles.
Jeff Bezos se maintient à la quatrième place avec 245 milliards de dollars. Amazon continue d’être une machine à cash grâce au e-commerce et à sa branche cloud, AWS, tandis que Bezos diversifie son influence via la conquête spatiale avec Blue Origin et des investissements qui quadrillent la tech mondiale. Même s’il a quitté officiellement la direction d’Amazon, son empreinte reste majeure : sa fortune est indexée sur une entreprise devenue la colonne vertébrale du commerce en ligne et de nombreuses infrastructures numériques.
La cinquième place revient à Sergey Brin, autre cofondateur de Google, avec 242 milliards de dollars. Son retour plus actif dans la stratégie d’IA d’Alphabet illustre un phénomène rare : les fondateurs, même en retrait, restent les détenteurs ultimes du pouvoir quand leurs parts confèrent un contrôle structurant. Brin incarne aussi une culture de la recherche scientifique, souvent moins médiatisée que la figure de l’entrepreneur flamboyant, mais tout aussi décisive dans la création de valeur.
Ainsi se dessine un noyau dur : quatre des cinq premières fortunes sont directement liés à l’écosystème Google-IA ou à des plateformes globales. C’est la preuve que la révolution actuelle n’est pas tant une simple industrie que l’avènement d’une nouvelle couche d’infrastructures cognitives, où calcul, données et services en réseau déterminent la richesse.
Les rangs 6 à 10 : entre réseaux sociaux, luxe, semi-conducteurs et capital patient
À la sixième place, Mark Zuckerberg compte 222 milliards de dollars. Meta a redressé sa trajectoire après les années de scepticisme autour du métavers et les crises sur la modération des contenus. La grande force de Zuckerberg est d’avoir su convertir ses plateformes – Facebook, Instagram, WhatsApp – en moteurs publicitaires et en canaux de distribution de contenus et de commerce. L’IA appliquée à la recommandation et à la publicité ciblée a été l’un des leviers de croissance les plus puissants en 2025. Grâce à cela, Meta avance sa vision d’un Internet de plus en plus guidé par l’algorithme, ce qui propulse son fondateur à des hauteurs patrimoniales inédites.
Le septième homme du classement est aussi le seul non-Américain : Bernard Arnault, 190 milliards de dollars. Sa présence rappelle qu’une fortune peut naître de la fabrication du désir autant que de l’ingénierie logicielle. LVMH a consolidé son empire du luxe, reliant mode, joaillerie, cosmétiques, vins et spiritueux en une galaxie de marques. Le luxe résiste mieux que d’autres secteurs aux crises parce qu’il vend une identité, une narration, une expérience. Arnault a également transformé un groupe industriel en dynastie familiale organisée, ses enfants occupant des postes clés. Sa fortune témoigne d’un capitalisme patrimonial, plus ancien que la tech, mais qui s’adapte à la mondialisation par une maîtrise redoutable des marques.
À la huitième place se situe Jensen Huang, patron de Nvidia, avec 154 milliards de dollars. C’est l’exemple le plus spectaculaire de la décennie : un fabricant de processeurs graphiques, longtemps associé au jeu vidéo, devenu l’épicentre matériel de l’IA mondiale. Chaque modèle génératif, chaque centre de données, chaque robot intelligent réclame ses puces. Nvidia, première entreprise à franchir un seuil de valorisation colossal en 2025, entraîne son fondateur dans le club des centi-milliardaires. Huang est l’illustration d’un principe simple : dans une révolution technologique, celui qui vend les pioches et les pelles s’enrichit souvent autant que les chercheurs d’or.
Michael Dell arrive neuvième avec 152,1 milliards de dollars. Sa trajectoire rappelle les années fondatrices de l’informatique personnelle : il a commencé par assembler des ordinateurs dans une chambre d’étudiant avant de bâtir un géant mondial du matériel et des services. Dell Technologies s’est réinventé via l’acquisition d’EMC et une bascule vers le stockage, le cloud hybride et les services aux entreprises. Dans une époque dominée par les plateformes, Dell montre que l’industrie « classique » est encore capable de produire des fortunes massives lorsqu’elle accompagne les besoins structurels des organisations.
Enfin, Warren Buffett ferme le top 10 avec 151,9 milliards de dollars. À 95 ans, il continue d’incarner le capital patient. Contrairement aux autres, sa fortune ne vient pas de l’innovation technologique directe mais d’une stratégie d’investissement fondée sur la valeur à long terme. Berkshire Hathaway possède un portefeuille multiforme, de l’assurance à l’énergie, de la distribution aux biens de consommation. Son influence symbolique est immense : il représente la mémoire du capitalisme américain et la démonstration qu’une fortune peut s’accumuler sur plusieurs cycles économiques, sans dépendre d’un seul secteur.
Dans ces rangs 6 à 10, la diversité sectorielle apparaît plus nette : réseaux sociaux, luxe, semi-conducteurs, informatique d’entreprise, finance. Mais le fil rouge demeure la mondialisation et la capacité de ces entreprises à opérer sur des marchés planétaires où l’effet d’échelle récompense les gagnants.
Comment ces fortunes se fabriquent : effets de réseau, marchés financiers et capital privé
Comprendre les dix premières fortunes mondiales demande de dépasser la fascination du chiffre. Leur richesse est d’abord le produit d’une architecture économique spécifique. La plupart d’entre elles sont liées à des entreprises dont la valeur croît avec l’usage plutôt qu’avec la production. Les plateformes numériques exploitent des effets de réseau : plus elles comptent d’utilisateurs, plus elles attirent d’autres utilisateurs et annonceurs. Cela crée une dynamique de quasi-monopole naturel, où les premiers deviennent presque impossibles à rattraper.
Deuxièmement, la finance joue un rôle amplificateur. Les valorisations sont souvent corrélées à des anticipations : l’IA, par exemple, n’est pas seulement un marché actuel, mais une projection de gains futurs, de productivité et de nouveaux services. Les investisseurs achètent donc une promesse, et cette promesse gonfle le patrimoine des fondateurs.
Troisièmement, le capital privé occupe une place croissante. SpaceX ou xAI, par exemple, ne sont pas intégralement soumis aux règles de transparence boursière. Pourtant, leurs tours de financement flèchent des évaluations gigantesques, inscrivant dans les bilans des fortunes théoriques qui deviennent de plus en plus tangibles à mesure que ces entreprises gagnent des contrats ou s’imposent comme infrastructures indispensables.
Enfin, les trajectoires montrent l’importance de la temporalité. Musk et Bezos sont les produits de trois décennies de croissance numérique, Page et Brin de la domination de la recherche et de la publicité, Zuckerberg de la socialisation en ligne, Ellison et Dell de l’informatique d’entreprise, Arnault de la construction de marques sur plusieurs générations. Buffett, lui, résume soixante-dix ans d’accumulation capitalistique à la manière d’un stratège.
Cette pluralité de chemins revient pourtant à un même point : l’accès à des marchés immenses, combiné à un contrôle propriétaire significatif, permet une accumulation exponentielle. Dans une économie à rendements croissants, l’inégalité de richesse n’est pas un accident, mais une dynamique structurelle.
Le centre de gravité géographique et politique de la richesse
Un fait saute aux yeux : neuf des dix plus riches hommes sont citoyens américains. Cela traduit la puissance d’un écosystème : bande de recherche universitaire et militaire, capital-risque, marché intérieur vaste, culture du risque, réglementation favorable au capital, et bourse capable d’absorber et de valoriser les champions. Même ceux qui sont nés ailleurs – Musk en Afrique australe, Huang à Taïwan – ont fait des États-Unis leur base d’enrichissement. Le pays reste l’atelier financier du monde numérique.
L’exception Arnault illustre une autre logique : l’Europe ne domine pas l’IA ou les plateformes globales, mais elle peut encore produire des géants patrimoniaux dans les secteurs de la marque, du patrimoine culturel et de la consommation premium. Le luxe européen, en particulier français et italien, reste un segment mondial où la valeur perçue est souvent plus importante que le volume.
Cette géographie de la richesse déplacée vers l’Ouest a des implications politiques. Les décisions de ces milliardaires – choix d’investissement, acquisitions, influence sur les médias, financement de projets urbains ou spatiaux – ont un impact direct sur des secteurs stratégiques. Quand Musk accélère le déploiement satellitaire ou pousse une vision de l’IA, il façonne des infrastructures mondiales. Quand Bezos investit dans le cloud ou l’espace, il contribue à définir la souveraineté technologique. Quand Page et Brin orientent l’IA de Google, ils modèlent l’accès au savoir pour des milliards de personnes.
Les États, en retour, oscillent entre coopération et régulation. Les antitrust américains et européens s’attaquent périodiquement à l’emprise de ces entreprises, mais la dépendance aux services qu’elles fournissent rend les interventions délicates. La puissance de ces fortunes devient ainsi un enjeu de gouvernance globale : le pouvoir économique se superpose de plus en plus au pouvoir politique, sans toujours les mêmes mécanismes de contrôle démocratique.
Une question sociale et morale : que dit ce top 10 de notre époque ?
Le classement 2025 montre un phénomène plus large : la concentration de richesse s’intensifie. L’héritage revient dans le débat mondial, mais le top 10 reste très largement composé de fortunes créées par l’entrepreneuriat et la valorisation boursière. Cela ne diminue pas la question morale. Dans un monde où l’accès à l’électricité, à la santé ou à l’éducation demeure inégal, voir quelques individus cumuler des patrimoines à trois chiffres en milliards suscite un malaise, parfois une colère.
Les milliardaires eux-mêmes réagissent différemment à cette pression. Buffett s’est engagé dans des initiatives de redistribution via la philanthropie, allant jusqu’à promettre de donner la quasi-totalité de son patrimoine. Zuckerberg et sa famille participent à des programmes de santé et de recherche. Page et Brin investissent dans des projets scientifiques, tandis que Musk défend une vision « civilisationnelle » où ses entreprises contribueraient à la survie humaine. Arnault, de son côté, privilégie un mécénat culturel et patrimonial.
Mais la philanthropie n’épuise pas le débat. Les critiques soulignent qu’un don, même massif, ne remplace pas l’impôt, et qu’il confère un pouvoir de décision à des individus non élus. D’autres observateurs insistent sur le rôle positif de ces entrepreneurs : création d’emplois, innovation, accélération de transitions technologiques. La réalité est nuancée : ces fortunes sont à la fois le fruit d’une économie d’innovation et le miroir grossissant de ses dysfonctionnements.
En 2025, la question centrale n’est plus seulement « combien possèdent-ils ? », mais « que peuvent-ils décider ? ». Leur richesse leur donne accès à des leviers d’influence géants : financement politique légal ou indirect, contrôle ou achat de plateformes d’information, orientation des chaînes logistiques mondiales, investissement dans des secteurs stratégiques comme l’énergie, l’espace ou l’IA. Leur pouvoir ne se limite donc pas à une accumulation de capital ; il façonne la société.
Le top 10, en somme, est un baromètre. Il mesure la direction de l’économie, la vitesse des révolutions technologiques, la localisation du pouvoir mondial. Et il pose une question à nos institutions : sommes-nous capables d’organiser un monde où la création de richesse reste possible, mais où sa concentration ne menace pas l’équilibre social et politique ?