Les grands pianistes du XXIᵉ siècle : notre top 10

La scène du piano classique vit, au XXIᵉ siècle, une nouvelle forme d’âge d’or. Les grandes salles se remplissent, les vidéos de récitals atteignent des millions de vues, et les artistes jonglent entre tournées, enregistrements, réseaux sociaux et engagements personnels. Le pianiste n’est plus seulement un interprète virtuose : c’est un visage, une voix, parfois un militant, toujours un symbole d’excellence dans un monde saturé d’images et de sons.

Comment établir alors un “top 10” des grands pianistes d’aujourd’hui, sans trahir la richesse d’un paysage foisonnant de talents émergents et de légendes toujours actives ? Notre choix est forcément subjectif, assumé comme tel. Nous avons retenu des artistes qui ont marqué le XXIᵉ siècle par l’intensité de leurs interprétations, la cohérence de leur discographie, leur influence sur le public et, souvent, leur capacité à sortir le piano de sa tour d’ivoire.

Voici les dix pianistes retenus pour ce classement, par ordre alphabétique : Martha Argerich, Khatia Buniatishvili, Seong-Jin Cho, Hélène Grimaud, Igor Levit, Lang Lang, Evgeny Kissin, Víkingur Ólafsson, Daniil Trifonov et Yuja Wang. Ensemble, ils dessinent un portrait contrasté du piano au XXIᵉ siècle : spectaculaire et introspectif, très médiatisé mais toujours fragile, partagé entre fidélité au répertoire et audace de nouvelles approches.

Au fil de ce tour d’horizon, une évidence se dégage : le piano, loin d’être un instrument “ancien régime”, s’est réinventé au cœur même de la mondialisation culturelle. Les concours internationaux, les grandes maisons de disques et les festivals prestigieux restent des passages obligés, mais ils cohabitent désormais avec les plateformes de streaming, les captations vidéo et des formes inédites de proximité avec le public. Les dix artistes que nous mettons en lumière naviguent dans cet écosystème complexe avec une aisance inégale, mais tous ont su imposer une signature sonore et un récit personnel.

Une virtuosité planétaire : Yuja Wang, Daniil Trifonov, Lang Lang

S’il fallait incarner la figure du virtuose “planétaire”, celle qui remplit les salles du monde entier et attire aussi bien les mélomanes chevronnés que les curieux de passage, trois noms s’imposeraient : Yuja Wang, Daniil Trifonov et Lang Lang. Tous trois illustrent une virtuosité presque inhumaine, mais chacun l’habite à sa manière.

La carrière de Yuja Wang, pianiste chinoise formée notamment au Curtis Institute de Philadelphie, a pris une dimension spectaculaire au début des années 2010. Ses collaborations avec les plus grands orchestres et chefs sont légion, mais c’est un concert de janvier 2023 qui a marqué les esprits : en une seule soirée au Carnegie Hall, elle a enchaîné les quatre concertos de Rachmaninov et la Rhapsodie sur un thème de Paganini avec le Philadelphia Orchestra, un marathon que son chef Yannick Nézet-Séguin a comparé à une ascension de l’Everest. Au-delà du défi physique, ce type de programme rappelle que la virtuosité n’est pas qu’un exercice de vitesse : c’est une gestion de l’énergie, du son, de la tension dramatique sur plusieurs heures.

Daniil Trifonov, pianiste russe né en 1991, est souvent décrit par la critique comme “l’un des plus stupéfiants pianistes de notre époque”. Sa trajectoire illustre le rôle toujours central des concours et des prix dans la construction des carrières : après avoir brillé au Concours Chopin de Varsovie, au Rubinstein de Tel-Aviv et au Tchaïkovski de Moscou, il a confirmé son statut avec une discographie déjà abondante. Son album Transcendental, consacré aux études de Liszt, lui a valu en 2018 le Grammy Award du “Best Classical Instrumental Solo”, consacrant une approche où la virtuosité lisztienne devient laboratoire de couleur et de nuance plutôt que simple démonstration de force.

Lang Lang, enfin, est sans doute le premier pianiste classique à avoir véritablement existé comme “star globale” à l’ère des réseaux sociaux. Depuis ses débuts fulgurants à la fin des années 1990, il s’est produit avec les plus grands orchestres sur tous les continents. Mais ce qui le distingue au XXIᵉ siècle, c’est son rôle d’ambassadeur. En 2008, il fonde la Lang Lang International Music Foundation, dédiée à la promotion de l’éducation musicale et à l’émergence de jeunes pianistes ; en 2013, l’ONU le nomme Messager de la paix, avec un focus particulier sur l’éducation. Son jeu, parfois critiqué pour son emphase, reste l’un des plus immédiatement reconnaissables, mélange de brio, de lyrisme et de sens aigu du spectacle.

À eux trois, Wang, Trifonov et Lang Lang montrent que le piano du XXIᵉ siècle n’a rien renoncé à la tradition du “virtuose héroïque” : ils remplissent les salles par la promesse d’une intensité presque physique. Mais leur époque leur impose aussi une dimension supplémentaire : rôle éducatif, présence médiatique, image soigneusement construite. Le pianiste n’est plus seulement un musicien ; c’est un personnage public, dont chaque concert devient un épisode d’un feuilleton mondial.

Les iconoclastes du clavier : Igor Levit, Víkingur Ólafsson, Khatia Buniatishvili

Une autre famille de grands pianistes du XXIᵉ siècle se distingue par une volonté assumée de bousculer les codes : prise de parole politique, répertoires inattendus, communication très travaillée autour de l’image. Igor Levit, Víkingur Ólafsson et Khatia Buniatishvili incarnent ce versant plus iconoclaste de la galaxie pianistique.

Igor Levit, pianiste russo-allemand installé en Allemagne, est d’abord connu pour ses intégrales de Beethoven, jouées et enregistrées avec une densité presque ascétique. Mais il s’est imposé, au fil des années 2010, comme l’une des voix les plus engagées du monde musical. Ses prises de position publiques contre l’extrême droite, son soutien affirmé à l’Ukraine depuis 2022, son usage des réseaux sociaux pendant la pandémie – notamment des récitals en streaming depuis son salon – ont fait de lui une figure à la fois artistique et civique. Levit rappelle ainsi que le piano, instrument longtemps associé à la sphère privée, peut redevenir un espace de débat et de résistance.

Le parcours de Víkingur Ólafsson, pianiste islandais, est plus discret politiquement mais tout aussi singulier sur le plan artistique. Ses albums consacrés à Bach, Debussy, Rameau ou Mozart ont été salués par la critique internationale, certains étant couronnés “Album de l’année” par la presse spécialisée. Avec Bach Reworks, projet où des compositeurs contemporains et des artistes de musique électronique réinventent des pièces de Bach qu’il a lui-même enregistrées, il assume un dialogue explicite entre le répertoire baroque et les esthétiques d’aujourd’hui. Sa manière de découper les programmes, de filmer ses récitals, de raconter les œuvres dans des capsules vidéo en a fait un “passeur” prisé d’un public plus jeune.

Khatia Buniatishvili, pianiste géorgienne naturalisée française, occupe encore un autre territoire : celui d’une star assumant pleinement l’alliance entre virtuosité classique et esthétique pop. Surnommée par certains médias “rock star du piano” pour ses tenues, son jeu fougueux et ses choix de répertoire, elle a contribué à dépoussiérer l’image du récital traditionnel. Ses interprétations très personnelles divisent parfois la critique, mais son impact sur la visibilité du piano en France et à l’international est indéniable. Sa présence fréquente dans des émissions de télévision grand public, ses collaborations avec des artistes hors du strict champ classique et son sens du show ont élargi le cercle des curieux prêts à franchir la porte d’une salle de concert.

Ces trois pianistes ont en commun de considérer le concert non comme un rituel immuable, mais comme un espace d’invention. Levit repense la relation entre scène et engagement citoyen ; Ólafsson brouille les frontières entre “classique” et “rework” ; Buniatishvili s’empare des codes de la pop pour les injecter dans le récital. Le piano, chez eux, est moins un sanctuaire qu’un laboratoire.

Héritiers et passeurs : Martha Argerich, Evgeny Kissin, Hélène Grimaud

Le XXIᵉ siècle n’a pas seulement vu éclore de nouveaux talents : il est aussi l’époque où plusieurs légendes nées au XXᵉ siècle ont confirmé, parfois réinventé, leur place. Martha Argerich, Evgeny Kissin et Hélène Grimaud appartiennent à cette génération de “passeurs” qui, tout en restant des références absolues, dialoguent avec un monde musical profondément transformé.

Martha Argerich, née en 1941 à Buenos Aires et naturalisée suisse, est depuis longtemps considérée comme l’une des plus grandes pianistes de l’histoire. Son énergie inépuisable, sa sonorité immédiatement reconnaissable, son rapport instinctif au clavier en ont fait un modèle pour plusieurs générations de musiciens. Au XXIᵉ siècle, alors que d’autres auraient choisi de se retirer, elle a continué à se produire sur tous les continents, souvent en musique de chambre ou en concertos partagés avec de jeunes pianistes. Sa présence dans les festivals, son rôle de marraine dans de nombreux projets et sa manière très libre de gérer sa carrière – sans contrat d’exclusivité, en multipliant les rencontres – en font une figure à part : une légende vivante, mais rétive aux logiques de communication.

Evgeny Kissin, pianiste russe né en 1971 et devenu citoyen britannique puis israélien, a lui aussi commencé très jeune, enfant prodige déjà célébré au tournant des années 1990. Pourtant, c’est bien au XXIᵉ siècle que son art est arrivé à une forme de maturité, avec des cycles Beethoven et Schubert d’une intensité rare, une maîtrise absolue du grand répertoire romantique et une présence scénique qui n’a rien perdu de sa concentration presque hypnotique. Kissin incarne la figure du virtuose “sérieux” : peu de concessions aux modes, un rapport presque monastique à la musique, mais des salles toujours pleines et un public prêt à l’écouter dans les programmes les plus exigeants.

Hélène Grimaud, enfin, occupe une place singulière. Pianiste française formée au Conservatoire de Paris, elle s’est imposée dès les années 1990 avec des interprétations très personnelles de Brahms, Rachmaninov ou Ravel. Mais c’est aussi, au XXIᵉ siècle, une personnalité engagée : fondatrice en 1999 du Wolf Conservation Center dans l’État de New York, elle partage sa vie entre les tournées de concerts, l’écriture de livres et la défense des loups et de la biodiversité. Cette double identité – virtuose et environnementaliste – a contribué à élargir la perception du rôle d’un artiste classique : non plus seulement interprète, mais figure publique articulant art, écologie et réflexion spirituelle.

Argerich, Kissin, Grimaud : trois façons différentes d’habiter la postérité. Tous ont acquis depuis longtemps le statut de “grands du piano”, mais chacun continue, à sa manière, d’influencer la génération suivante. En les écoutant aujourd’hui, on entend non seulement la mémoire du XXᵉ siècle, mais aussi une manière d’affronter les bouleversements du présent.

La nouvelle vague asiatique : Seong-Jin Cho et la conquête des concours

Si le piano a toujours été un instrument international, le XXIᵉ siècle a vu une confirmation spectaculaire du rôle de l’Asie dans la formation des grands virtuoses. La Chine, le Japon, la Corée du Sud, mais aussi Singapour ou l’Indonésie envoient chaque année leurs jeunes talents dans les concours les plus prestigieux. Parmi eux, Seong-Jin Cho s’impose comme l’une des figures les plus marquantes.

Né en 1994 à Séoul, Cho s’est révélé au grand public en 2015 en remportant le très prestigieux Concours Chopin de Varsovie, l’un des événements les plus redoutés du monde pianistique. Cette victoire, obtenue à l’âge de 21 ans, a immédiatement déclenché une intense couverture médiatique en Corée du Sud, où il est devenu une véritable célébrité. Elle lui a aussi ouvert les portes d’un contrat avec une grande maison de disques, et d’une série de collaborations avec les plus grands orchestres européens et américains.

Ce qui frappe chez Seong-Jin Cho, c’est la combinaison d’une technique parfaitement maîtrisée et d’un goût marqué pour l’élégance, la clarté du texte, la sobriété expressive. Là où certains de ses contemporains cultivent la démesure, il privilégie une forme de retenue poétique qui a séduit des chefs comme Sir Simon Rattle et un large public. La presse internationale le décrit fréquemment comme un “poète du piano”, capable de faire chanter les lignes les plus simples sans les surcharger de gestes.

Cho incarne également la nouvelle place du pianiste asiatique dans l’imaginaire européen : non plus simple “vainqueur de concours” virtuose, mais artiste installé au tout premier plan, dont les choix de programme et les collaborations sont scrutés comme ceux de ses homologues européens ou américains. Dans son sillage, toute une génération de pianistes – Bruce Liu, Yunchan Lim, Mao Fujita, pour n’en citer que quelques-uns – recompose la géographie du piano classique, en brouillant les anciennes hiérarchies entre centres et périphéries.

Lang Lang et Yuja Wang, évoqués plus haut, appartiennent eux aussi à cette “vague asiatique” qui a profondément changé les écoles, les jurys et les publics. Mais Seong-Jin Cho, par sa victoire au Concours Chopin et par son positionnement esthétique, symbolise particulièrement bien une tendance de fond : l’alliance entre tradition européenne et formation asiatique, qui redessine silencieusement le visage du piano mondial.

Une cartographie encore ouverte : le piano au XXIᵉ siècle

Dresser un top 10 des grands pianistes du XXIᵉ siècle, c’est inévitablement laisser de côté des artistes qui auraient pu y figurer. On aurait pu citer, parmi d’autres, Beatrice Rana, Grigory Sokolov, András Schiff, Leif Ove Andsnes, Alexandre Kantorow, Maria João Pires ou encore les jeunes prodiges révélés par les concours les plus récents. La liste pourrait s’allonger indéfiniment, au gré des affinités de chacun.

Ce que notre sélection cherche à montrer, plutôt qu’un palmarès définitif, c’est la diversité des modèles qui coexistent aujourd’hui. Le pianiste du XXIᵉ siècle peut être une star médiatique jouant Rachmaninov à guichets fermés, une figure engagée utilisant sa notoriété pour porter un message politique ou écologique, un poète discret façonnant patiemment une discographie de référence, ou encore un explorateur sonore dialoguant avec l’électronique et la culture remix. Il peut naître en Géorgie, en Islande, en Chine, en France, en Corée, en Russie, et se retrouver sur les mêmes plateaux de festivals, face à des publics de plus en plus internationaux.

Les dix artistes retenus – Argerich, Buniatishvili, Cho, Grimaud, Levit, Lang Lang, Kissin, Ólafsson, Trifonov, Wang – dessinent une cartographie provisoire de ce paysage. Ils partagent des points communs évidents : un niveau technique vertigineux, un rapport presque fusionnel au clavier, des années de travail acharné dès l’enfance. Mais leurs trajectoires montrent aussi que la carrière d’un pianiste ne se joue plus uniquement sur la scène : elle se construit dans les studios, sur les réseaux, dans des engagements associatifs, dans des collaborations inattendues.

Peut-être est-ce là la véritable révolution du XXIᵉ siècle : le piano, instrument emblématique du romantisme, a trouvé sa place dans un monde hyperconnecté sans perdre sa capacité d’introspection. Que l’on écoute les Goldberg de Víkingur Ólafsson, une intégrale Beethoven d’Igor Levit, un Rachmaninov incandescent de Yuja Wang, un Chopin ciselé de Seong-Jin Cho ou un Brahms crépusculaire de Hélène Grimaud, on retrouve la même expérience intime : celle d’un musicien seul face à un instrument, qui fait surgir d’un mécanisme de bois et de métal un langage universel.

Le “top 10” d’aujourd’hui ne sera sans doute pas celui de demain. De nouveaux noms s’imposent déjà, les concours révèlent chaque année des personnalités étonnantes, les frontières entre genres continuent de bouger. Mais il est une certitude : tant que ces artistes continueront de faire vibrer le clavier, de questionner les œuvres du passé et de dialoguer avec leur époque, le piano restera, au XXIᵉ siècle, l’un des laboratoires les plus passionnants de la création musicale.

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