L’accession de Mmamoloko Tryphosa Kubayi au poste de ministre de la Justice et du Développement constitutionnel de la République d’Afrique du Sud marque un tournant significatif dans l’histoire politique récente du pays. Figure montante du Congrès national africain (ANC), passée par plusieurs portefeuilles stratégiques – énergie, communications, science et technologie, tourisme, logement – elle se retrouve désormais à la tête d’un ministère au cœur même de l’État de droit sud-africain. Née à Soweto à la fin des années 1970, issue d’un milieu modeste et élevée par une mère employée de maison, Mmamoloko Kubayi incarne une trajectoire qui mêle ascension sociale, discipline politique et fidélité à l’ANC.
Depuis le 3 décembre 2024, elle occupe la fonction de ministre de la Justice et du Développement constitutionnel, nommée par le président Cyril Ramaphosa après un remaniement ministériel qui a vu plusieurs portefeuilles clés être redistribués. Elle succède à Thembi Simelane, écartée de ce ministère dans un contexte de polémique autour d’un prêt controversé lié à la banque VBS, même si Simelane a été maintenue au gouvernement dans un autre rôle. Dans sa nouvelle fonction, Kubayi a annoncé des priorités centrées sur l’amélioration des infrastructures judiciaires et l’accélération des poursuites liées aux affaires de « capture de l’État » qui ont profondément marqué la vie politique sud-africaine.
La nomination de Mmamoloko Kubayi à ce poste intervient également dans un contexte institutionnel sensible : la justice sud-africaine, qui a joué un rôle central dans la période post-apartheid, est confrontée à des défis considérables, allant de la lenteur des procédures à la lutte contre la corruption systémique. À travers ce portefeuille, la ministre se trouve au croisement de multiples enjeux : indépendance de la justice, crédibilité du système, confiance des citoyens, mais aussi équilibre délicat entre pouvoir exécutif et institutions de contrôle.
De Soweto au gouvernement : un parcours d’ascension sociale et politique
Mmamoloko Tryphosa Kubayi naît le 8 mai 1978 à Soweto, vaste township situé au sud-ouest de Johannesburg, symbole des luttes anti-apartheid. Elle grandit dans une cabane de Meadowlands, élevée par une mère employée de maison et militante de l’ANC. L’environnement est marqué par la précarité matérielle, mais aussi par une forte politisation, la famille étant engagée dans le mouvement de libération.
À l’adolescence, sa trajectoire aurait pu bifurquer : tombée enceinte à 17 ans, elle donne naissance à son premier enfant au moment où elle prépare la dernière année de lycée. Poussée par sa mère à poursuivre ses études, elle retourne en classe et obtient son diplôme de fin d’études secondaires en 1997, avec des résultats suffisamment solides pour accéder à l’université. Elle rejoint ensuite le campus de Soweto de l’université Vista, où elle étudie la psychologie et la sociologie, disciplines qu’elle associe à un intérêt pour le fonctionnement de la société et les mécanismes de l’injustice. Elle y obtient une licence en 2000.
Parallèlement à ses études, elle s’engage dans la vie étudiante et militante. Elle devient membre de la South African Students Congress (SASCO) et siège au conseil représentatif des étudiants. Elle milite également au sein de la Ligue de jeunesse de l’ANC, où elle occupera plus tard des responsabilités régionales, puis provinciales. Cette double socialisation – universitaire et militante – façonne une figure politique qui mêle discours de transformation sociale, culture organisationnelle de l’ANC et formation en gestion de projets et en administration publique. Plus tard, tout en travaillant, elle complète sa formation par un diplôme de gestion de projet et un master en gestion publique et du développement à l’université du Witwatersrand.
Avant d’entrer au Parlement, Kubayi passe par différents secteurs professionnels. Elle travaille dans le développement communautaire, puis dans le secteur bancaire (chez First National Bank et Nedbank) dans le domaine du développement des compétences, avant de rejoindre le secteur public au National Health Laboratory Service. Elle devient ensuite directrice au sein du bureau de la vice-présidente de l’époque, Phumzile Mlambo-Ngcuka. Ce passage au plus près de l’exécutif lui donne une expérience directe des rouages de l’État et des arbitrages politiques de haut niveau.
En 2006, elle franchit une première étape élective en devenant conseillère municipale à la ville de Johannesburg, où elle préside la commission des transports du conseil municipal. Trois ans plus tard, en 2009, elle est élue députée à l’Assemblée nationale sur la liste de l’ANC, dans le sillage de la stratégie du parti visant à renouveler et rajeunir ses effectifs parlementaires.
Une spécialiste des portefeuilles stratégiques avant la Justice
À partir de son entrée au Parlement en 2009, Mmamoloko Kubayi gravit progressivement les échelons. Elle occupe d’abord plusieurs fonctions internes au groupe parlementaire de l’ANC : whip pour les commissions de l’éducation de base et de l’enseignement supérieur, membre du comité d’appropriations, des comités des règles et de programmation. Elle est également, pendant une période, conseillère parlementaire du vice-président Kgalema Motlanthe.
Après les élections de 2014, elle prend la présidence de la nouvelle commission parlementaire des télécommunications et des services postaux, chargée de superviser un portefeuille sensible dans un contexte de transformations technologiques rapides. En 2017, une étape décisive est franchie : le président Jacob Zuma la nomme ministre de l’Énergie, faisant d’elle l’une des plus jeunes membres du cabinet. Sa nomination intervient dans un contexte de controverse autour d’un projet de programme nucléaire coûteux ; elle réaffirme alors l’engagement du ministère envers le programme, tout en insistant sur le respect des exigences de légalité et de transparence.
Quelques mois plus tard, en octobre 2017, elle est transférée au ministère des Communications, portefeuille réputé difficile, marqué par des tensions récurrentes avec les médias publics et des questions de gouvernance au sein des entreprises publiques du secteur. Elle y promet de restaurer une forme de stabilité et de continuité. En février 2018, avec l’arrivée de Cyril Ramaphosa à la présidence, elle est maintenue au gouvernement et nommée ministre de la Science et de la Technologie. À ce poste, elle supervise notamment la publication d’un projet de politique nationale pour la science, la technologie et l’innovation, et accompagne l’adhésion de l’Afrique du Sud au réseau du Centre pour la quatrième révolution industrielle du Forum économique mondial.
Après les élections générales de 2019, elle est nommée ministre du Tourisme. Sa période à ce poste est marquée par l’impact de la pandémie de COVID-19 sur le secteur touristique sud-africain. Les mesures sanitaires, les restrictions de déplacement et les controverses sur la régulation des locations de courte durée, ainsi que sur les critères de redistribution des fonds d’aide au secteur, suscitent des débats. Certains acteurs du secteur critiquent la dureté de certaines décisions, tandis que le ministère défend des critères s’appuyant sur les politiques de transformation économique et d’égalité raciale.
En août 2021, dans le cadre d’un remaniement, Mmamoloko Kubayi est nommée ministre du Développement humain (Human Settlements). Elle y supervise notamment l’élaboration d’un nouveau livre blanc sur le logement, dans un pays où l’accès à un habitat digne reste un enjeu majeur. Son ministère est reconnu pour une gestion financière jugée correcte, même si des critiques soulignent la difficulté à atteindre les objectifs de construction de logements sociaux et le manque de réponse rapide dans certaines situations d’urgence, notamment lors d’inondations.
Sur le plan interne à l’ANC, Kubayi consolide en parallèle sa position. Élu au Comité exécutif national (NEC) en 2017, elle y est reconduite en 2022 et devient, en 2022, présidente du sous-comité sur la transformation économique, une structure influente dans la définition de la ligne économique du parti. Elle est également élue au Comité national de travail (NWC), organe restreint de direction de l’ANC. Si certaines spéculations la présentent un temps comme candidate potentielle à la vice-présidence du parti, elle n’obtient pas le soutien nécessaire pour figurer sur le bulletin final, mais conserve une place importante dans l’appareil.
Un ministère de la Justice au cœur de l’État de droit sud-africain
Le portefeuille que Mmamoloko Kubayi occupe depuis le 3 décembre 2024 est l’un des plus sensibles de l’exécutif sud-africain. Le ministère de la Justice et du Développement constitutionnel est la tête politique du Department of Justice and Constitutional Development (DoJCD), qui fournit le soutien administratif et financier aux tribunaux et au système judiciaire, supervise le National Prosecuting Authority (NPA), assure la représentation juridique des organes de l’État et pilote les réformes du droit.
Historiquement, la fonction de ministre de la Justice existe depuis 1910. À partir de 1999, la mention du « développement constitutionnel » est ajoutée, afin de tenir compte de la nouvelle architecture institutionnelle née de la Constitution post-apartheid. Œuvrer au « développement constitutionnel », c’est notamment veiller à la cohérence du droit ordinaire avec la Constitution, à la protection des droits fondamentaux et à la mise en conformité des lois héritées de l’apartheid.
Entre 2014 et 2024, la justice et les services pénitentiaires ont un temps été réunis sous un même ministère de la Justice et des Services correctionnels, avant que cette fusion ne soit abandonnée dans le troisième gouvernement de Cyril Ramaphosa, avec la création d’un portefeuille distinct pour les services correctionnels. Le ministère de la Justice et du Développement constitutionnel, tel que dirigé aujourd’hui par Mmamoloko Kubayi, se concentre donc davantage sur les fonctions judiciaires et constitutionnelles proprement dites, tandis qu’un autre ministère gère les prisons.
La ministre est également en relation constante avec plusieurs institutions constitutionnelles indépendantes, qui, tout en relevant du même « portefeuille » au sens administratif, bénéficient d’une autonomie statutaire : le Public Protector (médiateur), la Commission des droits de l’homme, la Commission électorale indépendante, la Commission du service judiciaire, ou encore l’aide juridique d’État (Legal Aid South Africa). Le bon fonctionnement de ces organismes est crucial pour l’équilibre des pouvoirs et la crédibilité de la démocratie sud-africaine.
Depuis plusieurs années, la justice sud-africaine est confrontée à une surcharge importante : lenteur des procédures, tribunaux surchargés, manque d’infrastructures modernes, difficultés budgétaires. Le président Ramaphosa a par ailleurs beaucoup mis en avant le rôle des institutions judiciaires dans la lutte contre la corruption, en particulier à travers les poursuites issues des rapports de la commission Zondo sur la « capture de l’État ». Dans ce contexte, les priorités affichées par Mmamoloko Kubayi – amélioration des infrastructures judiciaires, renforcement des capacités de poursuite dans les dossiers de corruption et de capture de l’État – s’inscrivent dans une demande sociale forte de reddition de comptes.
Une nomination à la Justice dans un contexte de controverses et de recomposition politique
La nomination de Mmamoloko Kubayi au ministère de la Justice et du Développement constitutionnel intervient à la suite d’un court passage de Thembi Simelane à ce poste, entre juillet et décembre 2024. Thembi Simelane avait été elle-même nommée ministre de la Justice après les élections générales de 2024 mais s’est retrouvée rapidement au centre d’une controverse liée à un prêt obtenu auprès d’un intermédiaire lié à VBS Mutual Bank, dans le cadre de l’époque où elle était maire de Polokwane. L’affaire a conduit à des perquisitions des Hawks (unité d’enquête sud-africaine) dans la municipalité de Polokwane, à la recherche d’éléments liés à des investissements douteux de la municipalité dans la banque VBS.
En décembre 2024, dans un remaniement qualifié de « mineur » mais politiquement significatif, le président Ramaphosa décide de permuter deux ministres : Thembi Simelane est transférée au ministère du Développement humain (Human Settlements), tandis que Mmamoloko Kubayi quitte ce même ministère pour prendre la tête de la Justice. Le message politique est clair : confier un portefeuille hautement sensible, qui touche à l’intégrité des institutions et à la lutte contre la corruption, à une figure réputée proche de Ramaphosa, expérimentée et déjà testée dans plusieurs ministères clés.
Au moment de sa nomination, Mmamoloko Kubayi est largement perçue comme une alliée de longue date du président. Elle a publiquement soutenu Cyril Ramaphosa lors des batailles internes de l’ANC, notamment lors du congrès de 2022, et dirigé l’influent sous-comité sur la transformation économique, dont les positions sont cruciales dans la définition du cap budgétaire, fiscal et industriel du parti. En mars 2025, toutefois, l’ANC annonce que Kubayi est remplacée à la tête de ce sous-comité par Zuko Godlimpi. Officiellement, la version avancée est celle d’un retrait demandé par la ministre elle-même afin de se consacrer pleinement à son portefeuille de la Justice ; d’autres sources citées dans la presse sud-africaine évoquent néanmoins des tensions avec le ministre des Finances, Enoch Godongwana, autour de propositions liées au budget 2025.
Sur le plan gouvernemental, la ministre de la Justice partage désormais la direction du secteur avec Andries Nel, nommé vice-ministre de la Justice et du Développement constitutionnel, déjà familier de ce poste qu’il a occupé par le passé. Cette articulation entre une ministre politiquement puissante, proche du chef de l’État, et un vice-ministre expérimenté, rompu au fonctionnement technique du département, illustre la volonté de consolider un ministère dont les décisions ont un impact direct sur la stabilité institutionnelle du pays.
Cette nomination intervient aussi dans une période de recomposition plus large : la création d’un gouvernement d’unité nationale, après des élections qui ont vu l’ANC descendre sous la barre symbolique des 50 % des voix, oblige la majorité historique à travailler en coalition avec d’autres forces politiques. Dans ce contexte, la crédibilité de la justice, son impartialité et sa capacité à gérer des dossiers sensibles impliquant parfois des figures de différents partis, deviennent encore plus déterminantes.
Défis à venir : infrastructures judiciaires, corruption et confiance citoyenne
Les défis auxquels Mmamoloko Kubayi doit faire face à la tête du ministère de la Justice et du Développement constitutionnel sont multiples et de grande ampleur. L’un des premiers qu’elle met en avant est celui des infrastructures judiciaires : de nombreux tribunaux du pays fonctionnent dans des bâtiments vieillissants, parfois inadaptés, avec des moyens logistiques insuffisants. Moderniser ces infrastructures, améliorer les conditions de travail des magistrats et du personnel judiciaire, et faciliter l’accès des citoyens aux tribunaux – notamment dans les zones rurales – fait partie des priorités qu’elle affiche à son arrivée.
Un autre défi majeur tient à la lutte contre la corruption et les crimes économiques, en particulier ceux mis en lumière par les travaux de la commission d’enquête sur la capture de l’État. Cette commission, connue sous le nom de commission Zondo, a documenté des années de détournements, de collusion entre responsables politiques, entreprises publiques et intérêts privés. La mise en œuvre des recommandations de cette commission implique un renforcement de la capacité du National Prosecuting Authority, de la police d’enquête et des tribunaux spécialisés. Kubayi a insisté sur la nécessité d’accélérer les poursuites dans ces dossiers, dans un pays où la frustration citoyenne face à la lenteur de la justice est palpable.
La question de la confiance des citoyens dans le système judiciaire est d’ailleurs centrale. L’Afrique du Sud dispose d’une Cour constitutionnelle respectée, qui a rendu plusieurs décisions importantes en matière de droits fondamentaux, de séparation des pouvoirs et d’égalité. Une récente décision de cette juridiction a par exemple jugé inconstitutionnel un dispositif de la loi sur l’enregistrement des naissances et des décès qui discriminait les hommes souhaitant adopter le nom de leur épouse ou un nom double, soulignant le caractère anti-égalitaire d’héritages législatifs de l’ère apartheid. Dans ce contexte, pour le ministère de la Justice, la tâche consiste aussi à faire en sorte que la justice de tous les jours – celle des tribunaux ordinaires, des procédures pénales et civiles – reflète la même exigence de respect des droits.
Enfin, le ministère doit composer avec un environnement de sécurité parfois instable et un niveau de criminalité élevé, en coordination avec la police, le ministère de la Police et celui des Services correctionnels. Si ces portefeuilles sont distincts, ils sont étroitement liés dans la chaîne pénale. Lorsque des scandales éclatent autour de liens supposés entre responsables politiques, police et crime organisé, comme ce fut récemment le cas dans d’autres ministères de souveraineté en Afrique du Sud, c’est l’ensemble de l’architecture de l’État de droit qui se retrouve interrogée.
Pour Mmamoloko Kubayi, l’enjeu est donc de montrer, par des réformes concrètes, que le ministère qu’elle dirige peut contribuer à restaurer la confiance dans les institutions, à garantir que les puissants ne sont pas au-dessus des lois et à assurer un meilleur accès à la justice pour l’ensemble de la population. Sa trajectoire – de Soweto à un des ministères les plus sensibles du gouvernement – donne à son action une dimension symbolique certaine. Mais c’est sur sa capacité à transformer les priorités affichées en résultats visibles que son passage à la Justice sera, à terme, jugé.



