L’ascension de Nokuzola Gladys « Sisisi » Tolashe jusqu’au ministère du Développement social incarne un certain fil rouge de l’histoire récente de l’Afrique du Sud : de la lutte contre l’apartheid aux combats contemporains contre la pauvreté, les inégalités et les violences sociales. Militante de la jeunesse dans les années 1980, détenue pendant plusieurs années pour son engagement, dirigeante de la Ligue des femmes de l’ANC, élue locale puis nationale, elle occupe depuis juillet 2024 le portefeuille stratégique du Développement social au sein du gouvernement sud-africain.
À la tête d’un ministère qui gère des dizaines de millions de bénéficiaires de subventions sociales et un budget de plusieurs centaines de milliards de rands, Nokuzola Tolashe se trouve au cœur des tensions qui traversent la société sud-africaine : chômage de masse, insécurité alimentaire, alcoolisme, violences de genre, mais aussi crise de confiance envers l’État. Les aides distribuées par la South African Social Security Agency (SASSA) constituent souvent le seul revenu stable de familles entières.
Son entrée au gouvernement en tant que ministre du Développement social intervient dans un contexte de recomposition politique, avec la formation d’un gouvernement d’unité nationale après les élections de 2024, et un appel renouvelé des organisations de défense des droits à placer les plus pauvres au centre de l’action publique. L’ancienne militante de Queenstown – aujourd’hui Komani – dans la province du Cap-Oriental se voit confier la tâche de restaurer la confiance dans un système de protection sociale sous pression, tout en menant la réflexion sur un revenu de base plus permanent.
De Queenstown à Pretoria : une trajectoire forgée dans la lutte
Nokuzola Gladys Tolashe naît le 21 décembre 1959 à Queenstown, dans l’ancienne province du Cap, aujourd’hui connue sous le nom de Komani, au sein de l’actuelle province du Cap-Oriental. Elle grandit dans un pays sous régime d’apartheid, où la ségrégation raciale structure la vie quotidienne et la participation politique de la majorité noire. C’est dans ce contexte qu’elle s’engage très tôt dans des organisations de jeunesse et de quartier liées au mouvement de libération.
D’après sa biographie officielle publiée par le gouvernement sud-africain, Nokuzola Tolashe « fait ses armes » dans les mouvements étudiants et de jeunesse, avant de s’investir dans diverses organisations civiques regroupées au sein du Front démocratique uni (United Democratic Front, UDF), la grande coalition interne de lutte contre l’apartheid dans les années 1980. Cet engagement la conduit à plusieurs détentions sans procès : elle est emprisonnée trois ans au titre de la section 29 de l’Internal Security Act et deux années supplémentaires au titre de l’état d’urgence, soit cinq ans de détention au total.
Ces longues années de prison – marquées selon les documents officiels par le harcèlement et la torture – ne la détournent pas de l’action politique. Au contraire, elles renforcent sa détermination à poursuivre la lutte pour la libération du pays et l’émancipation des femmes.
Après la fin de l’apartheid, elle s’inscrit dans la trajectoire de nombreux militants de base de l’UDF et de l’ANC qui rejoignent les institutions démocratiques. En janvier 2001, Nokuzola Tolashe est investie comme membre de l’Assemblée législative de la province du Cap-Oriental, où elle siège jusqu’en 2008.
Cette période la voit également prendre pied au niveau national au sein du Congrès national africain (ANC). Lors de la conférence nationale de l’ANC de 2007, elle est élue pour la première fois au Comité exécutif national (National Executive Committee, NEC), l’instance dirigeante du parti, avec le soutien notamment de la centrale syndicale Cosatu.
Figure de la Ligue des femmes de l’ANC et élue locale
La carrière de Nokuzola Tolashe est indissociable de la Ligue des femmes de l’ANC (ANC Women’s League, ANCWL), dont elle devient une figure centrale. En juillet 2008, elle est élue secrétaire générale de la Ligue lors d’une conférence à Bloemfontein, succédant à Bathabile Dlamini. Elle exerce cette fonction à plein temps jusqu’en 2015.
Ce poste la place au cœur des débats internes sur la représentation des femmes dans le parti et dans l’État. Elle participe notamment aux campagnes en faveur d’une meilleure présence féminine aux postes de direction, tout en restant insérée dans les équilibres complexes de l’ANC. En 2012, elle est réélue au Comité exécutif national de l’ANC, confirmant son poids politique au sein du parti.
En 2015, après de longs retards dans l’organisation du congrès de la Ligue, la direction sortante – dont Nokuzola Tolashe – est renouvelée, et elle quitte son poste de secrétaire générale, battue par Meokgo Matuba. Cet épisode ne marque pas la fin de son influence dans le mouvement des femmes : quelques années plus tard, elle reviendra au premier plan de la Ligue.
Parallèlement, elle commence une expérience d’élue nationale. En septembre 2016, Nokuzola Tolashe fait son entrée à l’Assemblée nationale, la chambre basse du Parlement sud-africain, où elle remplace une députée décédée. Elle y siège jusqu’en février 2018, notamment au sein de la commission des communications, tout en restant active dans les organes dirigeants de l’ANC.
En 2018, elle quitte le Parlement pour devenir maire exécutive de la municipalité locale d’Enoch Mgijima, dans le Cap-Oriental, entité issue de la fusion de trois anciennes municipalités. Elle occupe ce poste jusqu’en 2019.
Lors des élections générales de 2019, Nokuzola Tolashe est de nouveau élue députée à l’Assemblée nationale sur la liste nationale de l’ANC. Elle siège notamment à la commission permanente des comptes publics (Standing Committee on Public Accounts) et à la commission des transports, et préside en 2020 la commission ad hoc chargée de recommander le successeur de l’Auditeur général, Tsakani Maluleke.
En parallèle, elle retrouve progressivement une place de premier plan dans la Ligue des femmes de l’ANC. En juillet 2023, elle est élue présidente de l’ANC Women’s League, près de huit ans après avoir quitté la direction de l’organisation. Sa victoire est saluée comme l’occasion d’un « nouveau départ » pour la Ligue, appelée à recentrer son action sur la lutte contre le patriarcat et la réinsertion économique des femmes.
De la Présidence au ministère du Développement social
L’entrée de Nokuzola Tolashe au gouvernement national se fait en mars 2023. Le président Cyril Ramaphosa l’y nomme comme vice-ministre dans la Présidence, chargée des femmes, de la jeunesse et des personnes handicapées. Elle occupe ce poste du 6 mars 2023 au 19 juin 2024, aux côtés de la ministre Nkosazana Dlamini-Zuma.
Ce portefeuille, centré sur l’égalité de genre, la participation des jeunes et les droits des personnes handicapées, prolonge les engagements de longue date de Nokuzola Tolashe en faveur des droits des femmes et des populations vulnérables. Ses responsabilités comprennent la coordination de politiques transversales sur ces thématiques au sein de l’appareil d’État.
Après les élections de 2024, marquées par la mise en place d’un gouvernement d’unité nationale, le président Ramaphosa annonce une nouvelle composition du gouvernement. Nokuzola Gladys Tolashe est nommée ministre du Développement social, avec effet au 3 juillet 2024, succédant à Lindiwe Zulu. Elle est épaulée par Ganief Hendricks, leader du parti Al Jama-ah, en tant que vice-ministre.
Son portefeuille est l’un des plus sensibles du gouvernement sud-africain. Le ministère du Développement social supervise, entre autres, la South African Social Security Agency (SASSA), responsable du versement des subventions sociales, et l’Agence nationale de développement (National Development Agency). Les choix budgétaires et programmatiques de ce ministère ont un impact direct sur des millions de personnes en situation de pauvreté, de chômage ou de précarité.
Dès sa nomination, plusieurs organisations de la société civile, à l’image du mouvement Black Sash, appellent la nouvelle ministre à « faire des pauvres sa priorité » et à s’attaquer aux difficultés persistantes dans la distribution des subventions, notamment les problèmes rencontrés par les bénéficiaires dans le partenariat entre SASSA et Postbank.
Dans une interview relatée par la presse sud-africaine, Nokuzola Tolashe résume elle-même son mandat en ces termes : sa priorité sera les personnes âgées et les pauvres, principaux bénéficiaires des prestations sociales et les plus exposés aux chocs économiques.
Subventions sociales, revenu de base et stabilisation du secteur
La fonction de ministre du Développement social place Nokuzola Tolashe au cœur du système de protection sociale sud-africain. Chaque mois, plus de 19 millions de subventions (pensions de vieillesse, allocations pour enfants, prestations pour personnes handicapées, etc.) sont versées sans interruption, selon ses interventions budgétaires.
À ces prestations régulières s’ajoute la Social Relief of Distress Grant (SRD), une allocation mensuelle destinée aux chômeurs sans autre soutien, mise en place à la suite de la pandémie de Covid-19. Cette subvention, fixée à 370 rands par mois durant une partie de la période récente, constitue une bouée de sauvetage pour plusieurs millions de personnes âgées de 18 à 59 ans.
Dans ses discours de présentation du budget au Parlement, la ministre insiste sur le rôle des subventions dans la réduction de la pauvreté alimentaire et le soutien à la recherche d’emploi. Elle souligne que la SRD a permis, selon les travaux d’experts rattachés à la Présidence, de diminuer la pauvreté extrême et de soutenir la demande dans l’économie.
Nokuzola Tolashe confirme également l’intention du gouvernement de transformer cette subvention temporaire en un dispositif plus permanent de « Basic Income Support » (soutien de revenu de base). Le ministère travaille à la finalisation d’un projet de politique publique en ce sens, qui doit être soumis au Cabinet pour décision.
Pour l’exercice budgétaire 2025-2026, le budget alloué au ministère du Développement social atteint environ 294 milliards de rands, dont près de 284 milliards consacrés directement aux subventions mensuelles, qui touchent environ 27 millions de bénéficiaires. Ce niveau de dépenses, en hausse par rapport aux années précédentes, illustre à la fois l’ampleur des besoins sociaux et le poids financier de ces politiques dans les comptes publics.
Face aux critiques sur les dysfonctionnements de SASSA – retards de paiements, files d’attente, problèmes techniques autour des cartes de paiement – Nokuzola Tolashe concentre aussi son action sur la stabilisation de la gouvernance du secteur. Elle annonce en 2025 plusieurs nominations clés : Peter Netshipale comme directeur général du ministère, Themba Matlou comme directeur général de SASSA, ainsi que des responsables pour les services de bien-être et la direction financière.
Selon les communiqués officiels, ces nominations mettent fin à plusieurs années de vacance ou d’intérim à la tête de l’administration et de l’Agence de sécurité sociale. Pour la ministre, il s’agit d’une étape essentielle pour « stabiliser la direction du département et de ses entités » et améliorer la qualité de service aux populations les plus vulnérables.
Dans le même temps, Nokuzola Tolashe doit composer avec des contraintes techniques et institutionnelles. Elle reconnaît ainsi, devant une commission parlementaire, que certaines échéances fixées pour le remplacement des cartes de paiement SASSA – les « SASSA gold cards » – seront difficiles à tenir au vu des capacités limitées des opérateurs bancaires, suscitant des inquiétudes chez les bénéficiaires.
Le mandat de la ministre se joue donc sur une ligne de crête : préserver la soutenabilité budgétaire de l’État, répondre à la demande croissante de protection sociale et rétablir la confiance dans des institutions parfois fragilisées par les crises récentes.
Lutte contre l’alcoolisme, défense des familles et priorités sociales
Au-delà de la dimension budgétaire, Nokuzola Tolashe met en avant plusieurs priorités thématiques. L’une d’elles concerne la lutte contre l’abus d’alcool, considéré par son ministère comme un facteur majeur de violences, d’accidents et de difficultés sociales.
À l’occasion du Mois du développement social, en octobre 2024, la ministre lance un appel public demandant aux Sud-Africains de s’abstenir de consommer de l’alcool et de ne pas en vendre aux mineurs. Elle inscrit cette campagne dans le cadre de la Journée mondiale sans alcool et d’un partenariat avec des organisations comme la Southern African Alcohol Policy Alliance et la Central Drug Authority.
Son ministère rappelle à cette occasion que, sur la dernière décennie, l’Afrique du Sud figure parmi les pays où la consommation d’alcool par habitant est la plus élevée, avec des conséquences lourdes sur la santé publique, les violences domestiques, les accidents de la route et les homicides.
Dans ses interventions au Parlement, Nokuzola Tolashe insiste aussi sur « le rôle de la famille » dans la prévention de la marginalisation sociale et des violences. Elle présente la famille comme un espace clé de protection des enfants et des personnes vulnérables, en complément des dispositifs étatiques.
Son action se porte également sur la jeunesse. Le ministère du Développement social travaille avec SASSA et d’autres organismes pour suivre les parcours d’enfants bénéficiaires de subventions, par exemple en saluant les bons résultats obtenus aux examens de fin de scolarité par certains jeunes issus de familles allocataires. Nokuzola Tolashe salue publiquement le taux de réussite de ces élèves, y voyant un signal que les subventions sociales peuvent soutenir des trajectoires éducatives positives.
Enfin, la ministre relie souvent la question des subventions à celle de l’emploi. Elle appelle à « re-penser les subventions » non seulement comme de simples instruments de lutte contre la pauvreté, mais aussi comme des leviers d’activation du marché du travail et de protection sociale plus large, notamment pour les travailleurs précaires et les jeunes.
Une responsabilité au cœur des attentes et des critiques
Le ministère du Développement social occupe une position singulière dans la vie politique sud-africaine. D’un côté, il est fréquemment au centre des critiques de la société civile, des organisations de défense des droits ou des mouvements sociaux, qui exigent des montants de subventions plus élevés, la création d’un véritable revenu de base et des services plus efficaces. De l’autre, il concentre l’espoir de millions de personnes pour lesquelles ces prestations représentent une protection minimum dans un contexte de chômage massif et d’inégalités persistantes.
À peine nommée, Nokuzola Tolashe est ainsi la cible de campagnes publiques, comme celle de la plateforme de mobilisation Amandla.mobi, qui appelle les citoyens à lui écrire pour lui demander de « réparer et augmenter » la subvention de 370 rands et de la transformer en véritable revenu de base pour les personnes sans emploi.
Parallèlement, des organisations comme Black Sash l’exhortent à améliorer la qualité des services offerts par SASSA, notamment après les difficultés rencontrées par les bénéficiaires liés aux cartes de paiement et aux partenariats bancaires.
Face à ces attentes, la ministre met en avant une double approche : d’une part, la poursuite du travail technique sur les réformes de subventions, y compris la mise en place d’un dispositif plus durable de revenu de base ; d’autre part, une tentative de restaurer la confiance par la nomination de dirigeants stables et expérimentés à la tête du ministère et de ses entités.
Son parcours – de militante de la jeunesse sous l’apartheid à présidente de la Ligue des femmes de l’ANC puis ministre – nourrit une image de continuité entre les luttes d’hier et celles d’aujourd’hui. Les combats ont changé de forme, passant de l’abolition d’un régime raciste à la lutte contre la pauvreté, l’exclusion et les violences sociales, mais l’enjeu demeure, pour Nokuzola Gladys Tolashe, de « ne laisser personne de côté » dans une société encore profondément marquée par les héritages de l’apartheid.



