E-VTC Madagascar : 70 hommes cagoulés ont pris d’assaut les véhicules d’ESANANDRO
- TAHINISOA Ursulà Marcelle
- il y a 2 heures
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L’affaire qui secoue depuis plusieurs jours le secteur du transport privé à Antananarivo dépasse le cadre d’un simple différend professionnel. Le 15 octobre dernier, environ soixante-dix hommes armés, cagoulés et lourdement équipés, ont pris possession d’une trentaine de véhicules appartenant à la société EVTC, filiale du groupe ESANANDRO. L’opération, menée avec une précision quasi militaire, a plongé des centaines de chauffeurs dans la stupeur et la peur. Plusieurs témoignages recueillis auprès des employés présents sur les lieux font état de violences verbales, de menaces, et de détentions arbitraires.
Selon les premiers éléments confirmés, ces assaillants ne seraient pas des inconnus venus d’ailleurs, mais bel et bien des employés du groupe, exécutant une action interne d’une ampleur sans précédent. Derrière cette prise de contrôle brutale se dessine une toile complexe mêlant rivalités économiques, soupçons de trafic, et chute spectaculaire d’un empire entrepreneurial.

Une opération coordonnée et violente
Dans la matinée, plusieurs véhicules tout-terrain se sont arrêtés devant les locaux d’EVTC, situés dans l’immeuble Trade Tower à Alarobia. Des hommes cagoulés, armés d’AK-47 et de pistolets automatiques, ont rapidement investi les lieux. À l’extérieur, d’autres groupes prenaient simultanément le contrôle du parking principal à Tsarasaotra, où étaient stationnés la majorité des pick-ups et voitures de la société.
« On nous a rassemblés dans le parking, ils nous ont fait déposer nos téléphones sur le capot des voitures, puis ils nous ont enfermés », raconte un chauffeur encore sous le choc. « Ils criaient, nous insultaient, cherchaient soi-disant des véhicules manquants. L’un d’eux a hurlé : “Où sont les 150 véhicules ?” en nous menaçant. »
Les assaillants semblaient connaître parfaitement les lieux : ils savaient où se trouvaient les bureaux administratifs, les zones de lavage et les coffres où les employés gardaient la recette du jour. Une boîte contenant de l’argent a disparu pendant l’opération. « Cet argent, c’était la recette, environ plusieurs millions d’ariary. Nous l’avions cachée dans un coin du parking. Quand nous avons pu sortir, elle n’était plus là », poursuit le témoin.
D’après les employés, seule une partie du groupe portait réellement des armes et donnait les ordres. « Ils étaient environ 70 au total, mais 4 ou 5 seulement semblaient diriger les autres. C’étaient eux les vrais chefs. »
Des témoins terrifiés : “Ils savaient tout, même les codes GPS”
EVTC, entreprise de location de véhicules de type VTC, fonctionnait selon un modèle proche d’Uber, avec une flotte importante de véhicules connectés par GPS. Ses principaux contrats, conclus avec des institutions internationales telles que l’ONU, l’UNICEF, l’OMS et le PAM, faisaient de la société un acteur majeur du transport de prestige à Madagascar.
Les témoignages concordent : les assaillants maîtrisaient parfaitement les aspects techniques de la société. « Ils ont retiré les traceurs GPS GEOTAB, effacé des données informatiques, accédé à nos applications et à Skype. Certains avaient des logiciels de crack pour contourner les sécurités », confie un technicien d’ETECH, autre filiale du groupe spécialisée dans le traçage et l’installation de GPS.
Ce degré de connaissance laisse penser à une opération interne. ETECH, BEEPEO (centre d’appel et de conseil), Mantasoa Lodge (activité hôtelière), et EVTC faisaient toutes partie du même groupe, ESANANDRO. Or, depuis l'incarcération du gérant à Tsiafahy, toutes les branches ont cessé leur activité du jour au lendemain.
« Ils ont tout arrêté sans prévenir. Des centaines d’employés se sont retrouvés dehors », témoigne un autre chauffeur. « Nous étions environ 1000 jeunes à travailler pour le groupe. En une matinée, tout a disparu. »
Les dessous d’une affaire trouble : drogue, règlements de comptes et rivalités internes
Les jours précédant cette prise de contrôle, plusieurs événements étranges avaient attiré l’attention des employés. Le lundi précédent, plusieurs témoins affirment avoir croisé Mamy Ravatomanga dans les couloirs du Trade Tower. « Tout le monde l’a vu, raconte un chauffeur. On a ressenti un mauvais pressentiment, comme si quelque chose de grave allait se produire. »
Ce pressentiment s’est confirmé. Selon plusieurs sources internes, la descente aurait été liée à une enquête sur un supposé trafic de drogue. Un sachet suspect aurait été retrouvé lors d’une fouille à la Balancoire, un lieu fréquenté par des membres du groupe. « Le fouilleur a trouvé un sachet volumineux, peut-être 500 grammes, sous la table », raconte un témoin. « Mais qui cacherait une telle marchandise là, si c’était vraiment de la drogue ? Personne n’y croit. Certains disent que c’était de la farine. »
L’ombre de la drogue plane pourtant sur toute l’affaire. Une voiture appartenant au propriétaire, actuellement incarcéré à Tsiafahy, aurait été recherchée avec insistance par les assaillants. « Ils ont failli l’incendier dans le parking. On pense qu’ils voulaient y dissimuler de la drogue. Mais ils ne savaient pas que c’était une voiture Infinity. »
La thèse d’une manipulation interne, destinée à détruire ou à couvrir des preuves, n’est pas écartée. L’arrestation du fondateur Pierre Paul Ardile et de son fils Roland, visé par un avis de recherche pour une bagarre violente survenue dans un bar, pourrait avoir précipité l’effondrement du groupe. Les deux hommes, d’origine française, avaient fondé ETECH avant de développer l’ensemble du réseau.
Le groupe ESANANDRO : d’un empire économique à la chute brutale
ESANANDRO était jusqu’alors un modèle de réussite locale. Né pendant la période du COVID-19 avec de simples motos de livraison, le groupe s’est rapidement imposé sur plusieurs marchés : transport, hôtellerie, conseil et technologie. Les contrats internationaux avaient propulsé la société au rang de référence dans la capitale.
« Nous avions 150 véhicules, tous en règle. Aucun n’était saisi ni en infraction. Les papiers étaient en ordre pour des missions nationales et à l’étranger », insiste un cadre d’EVTC.
L’entreprise se distinguait également par sa flotte de véhicules électriques et ses partenariats avec de grandes ONG. En 2024, elle avait même annoncé un investissement dans les motos électriques pour le transport urbain. Tout semblait pointer vers une expansion continue.
Mais derrière le succès, des tensions internes se faisaient sentir. Des désaccords entre les frères Ardile, des rumeurs de favoritisme et des affaires de mœurs commençaient à circuler. Un témoin mentionne : « Il y avait aussi une chef de salle et un petit chef de salle qui sont partis après un conflit. »
L’arrestation du père à Tsiafahy a mis fin brutalement à cette ascension. Les employés affirment ne jamais avoir été informés de la fermeture. Les sites ont été vidés, les comptes informatiques suspendus, et les véhicules confisqués sans procédure légale claire.
Des employés abandonnés : “Nous avons tout perdu du jour au lendemain”
Les témoignages recueillis sont unanimes : la violence de l’opération n’a laissé aucune place au dialogue. Un deuxième chauffeur raconte : « Ils ont confisqué nos téléphones, nos effets personnels, nos motos. Nous n’avons rien pu récupérer. Ils nous ont insultés, menacés, puis relâchés comme si de rien n’était. »
Les conséquences sociales sont immenses. Environ 1000 jeunes employés ont perdu leur emploi du jour au lendemain. Les chauffeurs, les agents d’entretien, les conseillers de BEEPEO, les techniciens d’ETECH et même le personnel hôtelier de Mantasoa Lodge se sont retrouvés sans ressources.
Certains continuent pourtant de croiser leurs anciens véhicules dans les rues de la capitale. « Nos voitures circulent à nouveau, mais conduites par des gens qu’on ne connaît pas », déplore un chauffeur. « On dirait qu’ils ont tout simplement repris le business à leur compte. »
La colère monte. Des employés envisagent de déposer plainte pour vol, séquestration et violences. D’autres appellent à une enquête indépendante. « Nous ne cherchons pas à accuser sans preuve, mais nous voulons savoir la vérité. Comment des hommes armés ont pu s’introduire dans nos locaux, prendre nos biens, et repartir librement ? »
Le rôle des autorités : silence et confusion
Jusqu’à présent, les autorités n’ont pas donné de communication officielle claire. L’arrestation du propriétaire à Tsiafahy est confirmée, mais aucun communiqué n’a détaillé les raisons précises. Certains évoquent une détention liée à des affaires économiques, d’autres à des soupçons de trafic.
Des témoins affirment que plusieurs des assaillants portaient des gilets “Police”, sans toutefois appartenir à une unité identifiable. « Ils étaient en civil, mais certains avaient des brassards ou des insignes. On ne sait pas s’ils étaient vrais policiers ou juste déguisés », explique un chauffeur.
La confusion est totale. Aucune liste officielle des véhicules saisis n’a été publiée, et les employés ignorent où se trouvent leurs biens personnels. Les syndicats du transport privé ont dénoncé une atteinte grave aux droits des travailleurs.
Une affaire aux ramifications encore obscures
L’affaire ESANANDRO dépasse aujourd’hui la simple querelle interne. Elle révèle les failles profondes d’un secteur où les frontières entre le privé, la sécurité, et le pouvoir économique semblent de plus en plus floues.
Les implications politiques ne sont pas à écarter : le groupe entretenait des contrats lucratifs avec des organismes internationaux, ce qui lui conférait une certaine influence. La présence de personnalités locales mentionnées dans les témoignages renforce le caractère explosif du dossier.
À ce jour, la société EVTC reste fermée, tout comme les filiales ETECH et BEEPEO. Les employés tentent de s’organiser en collectif pour réclamer justice et récupération de leurs salaires impayés. Le lodge de Mantasoa, jadis fleuron touristique du groupe, est lui aussi à l’arrêt.
« Nous espérons que la vérité sortira un jour », confie un employé. « Nous avons tout donné à cette entreprise. Nous avons travaillé jour et nuit, et maintenant on nous traite comme des criminels. »
Une conclusion encore ouverte
Plus de trente véhicules restent introuvables. Des centaines d’employés vivent dans la précarité. Le propriétaire demeure en détention, et les enquêtes stagnent.
Entre manipulations internes, descentes armées et soupçons de trafic, l’affaire ESANANDRO reste l’une des plus opaques de ces dernières années à Madagascar. Elle illustre la fragilité d’un secteur privé en pleine expansion, où la réussite rapide s’accompagne souvent de rivalités destructrices.
À Alarobia, le Trade Tower, siège du groupe, est désormais silencieux. Seuls les anciens employés viennent parfois y déposer des fleurs, en mémoire d’un rêve brisé.