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L'ACTUALITÉ DE LA GRANDE ÎLE DEPUIS 1929

Steve Andriamasy : Pionnier de l’art oratoire malgache et entrepreneur assumé

Il y a des trajectoires qui semblent tracées au cordeau, et d’autres qui se dessinent par bifurcations successives. Celle de Steve Andriamasy appartient à la seconde catégorie. Connu du grand public malgache sous le nom de scène Epistolier, il a d’abord occupé les devants de la scène hip-hop et slam au mitan des années 2010. Puis, au fil d’un glissement assumé, il est devenu l’une des figures les plus visibles de l’art oratoire à Madagascar, jusqu’à fonder un cabinet dédié à cette discipline, LIFT Speaker Bureau. Son parcours, nourri par la compétition, l’écriture et l’entrepreneuriat, éclaire une évolution plus vaste : la revalorisation contemporaine de la parole publique dans un pays où le kabary, art de l’éloquence traditionnelle, est reconnu au patrimoine immatériel de l’humanité depuis 2021.


Derrière cette reconversion, il n’y a pas de reniement spectaculaire. Andriamasy parle plutôt d’un déplacement de centre de gravité. La musique reste une passion, un terrain de jeu, parfois une scène retrouvée. Mais son quotidien s’est peu à peu organisé autour d’un autre micro : celui des conférences, des formations, des coachings et des accompagnements sur mesure. À l’heure où les compétences de communication deviennent une monnaie sociale et professionnelle essentielle, son histoire résonne bien au-delà du milieu culturel. Elle dit quelque chose d’un pays jeune, urbain, connecté, qui cherche à conjuguer héritages oraux et exigences modernes de prise de parole.


Le Pionnier de l’art oratoire malgache, Mr Steve Andriamasy
Le Pionnier de l’art oratoire malgache, Mr Steve Andriamasy

Des débuts d’Epistolier, entre boom bap, slam et joutes urbaines


Au milieu des années 2010, Epistolier s’impose dans le paysage du rap gasy comme une voix singulière. Loin de l’image du rappeur purement performatif, il revendique un rapport littéraire à la langue, une manière de ciseler les mots et de raconter le réel avec un sens du rythme proche de la poésie. En 2017, plusieurs médias culturels le décrivent comme une étoile montante du hip-hop malgache, tout en rappelant qu’il est avant tout poète et slameur, étudiant en droit à l’université d’Antananarivo.


Cette période est aussi celle des compétitions. Dans un rap gasy où les battles et les formats de « clash » font partie de l’écosystème, Epistolier se distingue par la qualité de sa plume et son aisance scénique. Sa participation à End Of The Weak, concours international structuré autour de plusieurs épreuves d’improvisation, d’a cappella et de performance, marque un jalon : il y représente Madagascar lors d’une finale mondiale, preuve d’un niveau déjà reconnu sur la scène locale.


Là se dessine un premier paradoxe. D’un côté, la culture hip-hop nourrit un imaginaire de rupture et de transgression. De l’autre, elle constitue un entraînement intensif à la parole. Monter sur scène, gérer une salle, improviser face à l’adversaire, tenir un texte long sans perdre le public : autant de compétences qui annoncent, sans qu’on le sache encore, un futur coach. Dans l’univers du slam et du spoken word, l’adresse directe au public devient même une pratique quasi scolaire de l’éloquence. Les scènes de Madagaslam, où Andriamasy s’essaie dès 2013, s’inscrivent ainsi comme des lieux hybrides : artistes et orateurs y partagent la même arène.


Son nom de scène, Epistolier, n’est pas anodin. Il renvoie à l’écriture, au goût des lettres, à une relation intime avec le texte. Cette attention au langage, à ses nuances et à sa musicalité, deviendra la colonne vertébrale de son activité ultérieure. Mais, à cette époque, le projet est clair : la musique d’abord, l’écriture comme outil d’affirmation, et la scène comme horizon.


Le déclic de l’éloquence : une passerelle naturelle plus qu’une rupture


Si beaucoup imaginent une reconversion comme un saut dans le vide, Steve Andriamasy raconte au contraire une continuité. Le déclic naît au croisement de plusieurs expériences. En 2015, il participe à un concours de débat organisé par la Jeune Chambre Internationale. Il dit ne pas mesurer pleinement, au départ, ce qu’est l’art oratoire au sens académique ou compétitif. Pourtant, il remporte le concours, et comprend qu’il a là un terrain à explorer.


Ce premier succès ouvre une porte. Il amorce une plongée plus systématique dans les techniques de discours, de débat et de persuasion. Il découvre que l’art oratoire dépasse le cadre des tribunes politiques ou des cérémonies officielles. C’est un ensemble large de situations de communication : convaincre, négocier, résoudre un conflit, vendre une idée, raconter une histoire. Ce champ d’application, immense, correspond à son intuition initiale : la parole est une pratique vivante, non une simple théorie.


Dans sa trajectoire personnelle, l’idée d’une transition « facile » revient souvent. Non parce qu’elle serait sans efforts, mais parce qu’elle s’appuie sur un socle déjà là : l’expérience de scène. L’artiste a l’habitude du regard des autres. Il a appris à transformer le trac en présence, l’imprévu en relance, le silence en suspense. Et surtout, il sait que la voix ne suffit pas : ce qui touche le public tient à la structure, au rythme, à la sincérité perceptible. Ce sont des règles partagées par le rap, le slam et l’éloquence.


Contrairement à la rumeur d’un abandon de la musique, il maintient un lien avec son identité d’Epistolier. Des morceaux continuent à paraître, des apparitions sur scène ont lieu ponctuellement, et son univers artistique reste disponible en ligne.

Ainsi, le rap devient un laboratoire, et l’oralité un métier. La différence n’est pas tant dans les outils que dans la destination : de l’émotion esthétique à l’efficacité communicative. D’un côté, l’expression artistique. De l’autre, la transformation concrète des capacités de parole d’autrui. Ce passage, au fond, ressemble à un changement de public : du spectateur au client, de l’auditoire au groupe à former.


Être le premier coach malgache en art oratoire : une ambition pionnière


Le tournant professionnel se cristallise autour d’un constat simple. En étudiant les logiques de modèle économique, Andriamasy observe un vide : Madagascar compte des figures traditionnelles de l’éloquence, des maîtres de kabary, des conteurs, des animateurs, mais presque aucun spécialiste du coaching moderne en prise de parole. Il décide alors d’occuper cette niche et de revendiquer une place de pionnier.


Le mot « coaching » n’est pas anodin dans le contexte malgache. Il renvoie à une démarche individualisée, souvent inspirée des pratiques internationales de développement personnel et de formation en entreprise. L’objectif n’est pas seulement d’enseigner une technique, mais de faire émerger une voix. Son approche englobe la communication verbale et non verbale : posture, respiration, gestuelle, regard, tenue vestimentaire, occupation de l’espace. Il ne s’agit pas de « parler fort », mais de parler juste, au bon moment, avec une présence cohérente.


Son travail exige une préparation importante. Pour chaque conférence ou session de formation, il annonce un délai de deux à trois semaines de travail en amont. Cette exigence va à rebours du réflexe courant d’improviser des interventions à la dernière minute. Elle révèle une philosophie : l’éloquence est un art qui se construit, pas une performance instantanée.


Le fait d’être plusieurs fois champion national d’art oratoire et capitaine d’une équipe championne de débat dans la région de l’océan Indien en 2019 renforce sa légitimité. Ces titres, au-delà du prestige, servent de preuve sociale dans un secteur où les certifications formelles sont rares.


Mais la reconnaissance sociale ne suffit pas à faire un marché. Pour qu’une activité de coach devienne viable, il faut un public qui accepte de payer pour apprendre à parler. L’évolution des classes moyennes urbaines, l’expansion des entreprises privées, et la visibilité accrue des concours d’éloquence créent ce besoin. Des structures éducatives et des organismes de formation citent aujourd’hui son nom parmi les références nationales du domaine.


Cette position de premier coach n’est pas une simple étiquette médiatique. Elle implique un rôle de défricheur : inventer des formats, fixer des standards, expliquer au public ce que recouvre l’art oratoire moderne, et l’articuler à la culture locale. Car Madagascar ne part pas de zéro : l’oralité est au cœur de nombreuses pratiques sociales. L’enjeu est donc moins de « créer » l’éloquence que de la traduire dans des usages contemporains.


LIFT Speaker Bureau : quand l’éloquence se structure en cabinet


En 2022, Steve Andriamasy franchit une étape supplémentaire avec la création de LIFT Speaker Bureau, présenté comme le premier cabinet d’art oratoire du pays. Le concept est encore peu connu : il s’agit d’une structure qui réunit un réseau de coaches, conférenciers et professionnels du développement personnel, capable de répondre aux demandes d’entreprises ou d’organisateurs d’événements. LIFT sert à la fois de vivier de talents et d’interface commerciale.


Cette initiative marque une professionnalisation du secteur. Jusqu’ici, l’éloquence malgache était largement portée par des associations, des clubs universitaires, des concours ponctuels ou des praticiens traditionnels. Un cabinet introduit une logique différente : contractualisation, catalogue de services, segmentation par thématiques, accompagnement d’équipes dirigeantes. LIFT propose des formations en négociation, communication interpersonnelle, gestion de conflits et même éducation financière, témoignant d’une vision où la parole devient une compétence transversale, au même titre que la gestion ou le marketing.


À travers cette structure, Andriamasy s’inscrit dans un mouvement international d’« industrie de la parole » : conférenciers professionnels, speaker bureaus, coachs en leadership. Mais LIFT ne se contente pas d’importer un modèle. Il l’adapte à la scène malgache, encore fortement marquée par la valeur sociale du discours, la tradition des cérémonies familiales et l’importance des leaders d’opinion. La logique du cabinet offre ainsi une passerelle entre cadres d’entreprises, institutions et publics plus jeunes.


L’enjeu est double. D’un côté, il s’agit de rendre cette compétence accessible à ceux qui en ont besoin pour réussir professionnellement. De l’autre, de créer un marché qui permette à plusieurs orateurs de vivre de leur art, et pas seulement à une poignée de personnalités médiatisées. LIFT participe aussi à élargir le spectre des profils : non seulement des « grandes voix », mais des animateurs, formateurs, experts sectoriels capables d’incarner une parole crédible.

Ce choix entrepreneurial rejoint une conviction intime : la parole peut changer une trajectoire de vie. Dans ses contenus récents, Andriamasy insiste sur l’idée que la communication commence avant même de parler, et qu’elle mobilise tout le corps. Derrière cette formule, on retrouve une lecture quasi théâtrale de l’oralité : l’orateur est un acteur social, et la scène peut être une salle de réunion.


Entre tradition du kabary et modernité urbaine : une parole malgache qui se réinvente


L’ascension de Steve Andriamasy n’est pas seulement une histoire individuelle. Elle s’inscrit dans une culture nationale où l’éloquence a une place structurante. Le kabary, discours poétisé traditionnel, repose sur une architecture codifiée, des proverbes, des métaphores et une forte dimension cérémonielle. Longtemps associé aux anciens et aux hommes de statut élevé, il se démocratise progressivement et attire davantage de jeunes et de femmes. L’inscription du kabary au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2021 vient officialiser sa valeur symbolique.


Dans ce paysage, le coaching en art oratoire ne remplace pas la tradition, il la complète. Il déplace le cadre : du rituel collectif à la performance individuelle, du discours socialement imposé à la parole choisie. Mais les deux se nourrissent. Les jeunes orateurs modernes réutilisent souvent des procédés du kabary (structure, rhythmicité, proverbes) dans des contextes contemporains : concours, discours d’entreprises, conférences motivantes. Et, inversement, la popularité de l’éloquence moderne contribue à revaloriser le kabary auprès de nouvelles générations.


La trajectoire d’Andriamasy fonctionne alors comme une métaphore nationale : partir d’une oralité urbaine mondialisée (rap, slam), pour revenir vers un art de parler ancré dans des valeurs locales, et le projeter dans l’économie moderne. Son passage du rap au coaching illustre la fluidité actuelle entre les genres oraux. Là où l’on séparait autrefois strictement chant, poésie, discours rituel et débat, la jeunesse malgache tisse des ponts permanents.


Cette dynamique est renforcée par les réseaux sociaux. Les vidéos, extraits de conférences ou contenus pédagogiques circulent facilement, et modifient la perception de l’éloquence. Elle n’est plus réservée à une élite : on peut apprendre les bases d’une prise de parole en regardant un clip, un live, un résumé de formation. Cette médiatisation crée une demande et façonne une culture populaire de la parole efficace.


Les conseils d’un orateur devenu entrepreneur


Ce qui frappe dans les prises de position de Steve Andriamasy, c’est leur simplicité méthodique. Pour progresser en art oratoire, dit-il, il faut d’abord maîtriser le contenu : collecter des informations solides, comprendre le sujet, construire une vision. La forme ne compense jamais le vide.


Ensuite vient l’entraînement. Il compare volontiers l’éloquence à la natation : on apprend en pratiquant, en répétant, en se confrontant au regard des autres. L’idée d’une « théorie de la parole » pure est illusoire. La prise de parole est un geste, et le geste s’acquiert par usage.

Enfin, il insiste sur la connaissance de soi. Il n’existe pas une seule manière correcte de parler. Un bon orateur, selon lui, ne copie pas un modèle : il développe un style cohérent avec sa personnalité. Cela peut sembler banal, mais c’est une rupture avec beaucoup de formations standardisées qui fabriquent des discours uniformes. Son approche vise plutôt à amplifier l’authenticité, à faire émerger une parole singulière, capable de convaincre parce qu’elle est incarnée.


Ces conseils sont aussi ceux d’un entrepreneur. L’éloquence, dans sa vision, n’est pas seulement une compétence artistique ou morale : c’est un levier économique. Il explique avoir choisi l’entrepreneuriat pour ne plus laisser sa valeur être fixée par une hiérarchie salariale. Ne venant pas d’un milieu financièrement privilégié, il a dû apprendre seul le fonctionnement des modèles économiques, du marketing et de la gestion. Cette autodidaxie nourrit son discours actuel : savoir parler permet de saisir des opportunités, mais encore faut-il savoir les transformer en projets concrets.


Son parcours, en somme, raconte une alliance rare entre art et structure. Entre la vibration de la scène rap et la rigueur d’un cabinet de formation. Entre la poésie intime d’Epistolier et l’efficacité d’un coach qui prépare ses interventions pendant des semaines. À Madagascar, où l’oralité est un héritage majeur, Steve Andriamasy incarne une modernité fidèle à la tradition : celle d’une parole qui ne se contente plus de célébrer, mais qui outille, accompagne et transforme.

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