À Addis-Abeba, les chantiers et les plans d’aménagement ne relèvent plus seulement des ingénieurs. Ils sont devenus un marqueur politique, une vitrine d’État et un terrain de compétition entre priorités sociales, attractivité économique et cohésion nationale. Dans ce paysage, un nom revient régulièrement depuis l’automne 2021 : Chaltu Sani Ibrahim, nommée ministre fédérale en charge du portefeuille des villes et des infrastructures. Son parcours, construit à l’échelle régionale avant de basculer au niveau fédéral, illustre à la fois la montée en puissance de cadres issus de l’Oromia, la place croissante accordée à certaines figures féminines dans l’exécutif, et l’importance stratégique accordée à l’urbanisation dans le projet de transformation économique porté par le pouvoir éthiopien.
Peu connue du grand public international avant sa nomination au gouvernement, Chaltu Sani n’est pas pour autant une novice. Elle s’est formée et affirmée dans l’appareil administratif régional, avec une spécialisation progressive autour des politiques urbaines et de la gestion économique. Son itinéraire n’a rien d’un récit linéaire : il épouse au contraire les réorganisations institutionnelles et les recompositions partisanes qui ont marqué l’Éthiopie de la fin des années 2010 au début des années 2020. À travers son profil se lit une réalité plus large : dans un État fédéral où les régions jouent un rôle déterminant, les carrières politiques se construisent souvent dans l’administration locale, avant de se traduire par une reconnaissance nationale lorsque l’équilibre politique le réclame.
D’une carrière régionale en Oromia à la scène fédérale
La trajectoire de Chaltu Sani se déploie d’abord en Oromia, la région la plus peuplée du pays et l’une des plus influentes politiquement. C’est là, au sein des structures régionales, qu’elle occupe ses premières fonctions de premier plan et acquiert une réputation de cadre administratrice capable de naviguer entre gouvernance locale et objectifs économiques. Plusieurs sources concordent sur le fait qu’elle a exercé des responsabilités liées aux politiques urbaines au niveau régional, avant de se voir confier des missions plus directement économiques et budgétaires.
En 2018, elle prend la tête de l’autorité chargée des recettes en Oromia, un poste qui la place au cœur de la collecte fiscale et des ressources régionales. Dans un État fédéral, cette fonction n’est pas purement technique : la capacité d’un gouvernement régional à financer ses services publics et ses investissements dépend de la solidité de ses recettes, et la fiscalité constitue un levier politique autant qu’un outil de gestion. Ce passage par l’administration fiscale lui donne une expérience structurante : celle du pilotage par les chiffres, du dialogue entre l’administration et les acteurs économiques, et des arbitrages entre exigences de financement et acceptabilité.
Fin 2019, son ascension s’accélère. Elle est alors promue à un rang plus élevé dans l’exécutif régional, associée à la coordination d’un “cluster” économique et à une fonction de direction au sein de l’administration de l’Oromia. Dans les systèmes gouvernementaux contemporains, la notion de cluster renvoie souvent à une organisation de l’action publique par grands ensembles de politiques (économie, infrastructures, services sociaux), destinés à coordonner des administrations parfois fragmentées. Ce type de poste signale généralement un niveau de confiance politique important : il faut pouvoir arbitrer, coordonner, rendre compte, et faire circuler l’information entre administrations sectorielles.
Le tournant fédéral intervient en octobre 2021. À la suite de la constitution d’un nouveau cabinet, le Parlement approuve une équipe gouvernementale dans laquelle elle reçoit le portefeuille fédéral chargé du développement urbain et des infrastructures (intitulé variant selon les traductions institutionnelles, mais rattaché au ministère des Villes et des Infrastructures). Elle succède à Aisha Mohammed, figure elle aussi associée aux grands dossiers d’infrastructures. Le passage d’un poste régional à une responsabilité fédérale marque une étape majeure : l’échelle n’est plus celle d’une région, même centrale, mais celle d’un pays confronté à des besoins immenses en logement, en services urbains, en réseaux de transport, en accès à l’eau et en organisation territoriale.
Son affiliation politique s’inscrit dans l’évolution plus large de la scène éthiopienne : elle est associée au Parti de la Prospérité, formation au pouvoir, et son parcours a été lié auparavant à l’ancienne structure partisane oromo qui a précédé cette recomposition. Cette continuité, typique de la période, reflète une dynamique où de nombreux cadres régionaux ont basculé dans la nouvelle architecture politique, au nom d’une logique de rassemblement et de centralisation des forces gouvernementales.
Le ministère des Villes et des Infrastructures, un portefeuille devenu stratégique
Le portefeuille confié à Chaltu Sani n’a rien d’ornemental. Les villes éthiopiennes concentrent à la fois une grande partie des espoirs de croissance et des tensions sociales les plus sensibles. L’urbanisation rapide pose des défis de logement, d’emplois, de mobilité, de services publics, de gestion foncière et d’environnement. Dans de nombreux pays africains, la question urbaine est devenue un accélérateur de politiques publiques : quand la ville s’étend sans planification suffisante, les fractures se creusent ; quand elle se structure, elle peut attirer des investissements, améliorer la productivité et offrir des services plus efficaces.
Dans le cas éthiopien, l’État a historiquement accordé une place centrale aux projets d’infrastructures, perçus comme des moteurs de transformation économique. Mais l’infrastructure ne se réduit pas à des routes et à des bâtiments. Elle s’articule désormais à des politiques urbaines : comment les quartiers se connectent-ils aux réseaux ? Comment les services municipaux suivent-ils la croissance démographique ? Comment planifier l’expansion sans alimenter les conflits fonciers ? Comment associer les collectivités locales à des stratégies nationales ?
Le ministère que dirige Chaltu Sani est aussi un carrefour institutionnel. Les compétences urbaines se partagent souvent entre échelons locaux, régions et État fédéral, et se superposent à d’autres portefeuilles : eau et énergie, transport, construction, industrie, environnement. Cette transversalité rend le poste politiquement exposé : il faut rendre visibles des résultats concrets, tout en arbitrant entre acteurs multiples. Les attentes sont particulièrement fortes sur des sujets quotidiens : la voirie, l’accès à l’eau, la qualité de l’habitat, la sécurité des bâtiments, la gestion des déchets, ou encore la régulation du secteur de la construction.
L’une des difficultés majeures tient au fait que la ville est une scène immédiate de la politique. Une route inachevée, un quartier sans services, un chantier bloqué, deviennent rapidement des symboles. À l’inverse, l’ouverture d’un projet, l’annonce d’un programme, la visite d’un site, peuvent être mobilisées comme signes de l’action gouvernementale. La communication institutionnelle autour du ministère le montre : prises de parole lors d’événements sectoriels, rencontres avec des partenaires internationaux, visites de projets urbains soutenus par des bailleurs, mises en avant d’une ambition de modernisation.
Sur ce point, la ministre est régulièrement associée à des discours qui lient infrastructures, croissance et transformation. Dans des interventions publiques rapportées par des médias et sites institutionnels, elle insiste sur le rôle du secteur de la construction dans la création d’emplois, l’absorption de main-d’œuvre et l’intégration technologique. Le message est clair : l’urbanisme et l’infrastructure ne sont pas des dépenses passives, mais des investissements censés structurer l’économie et permettre l’essor d’acteurs nationaux compétitifs.
Cette lecture s’inscrit dans une logique de planification. Le pouvoir met en avant l’idée d’une transformation par projets, et le ministère devient un instrument d’exécution. Dans ce cadre, Chaltu Sani apparaît moins comme une figure idéologique que comme une responsable chargée de mettre en cohérence des objectifs : moderniser les infrastructures, soutenir la croissance, encourager le secteur privé, tout en répondant à des besoins sociaux pressants.
Un profil oromo dans l’équilibre politique de l’ère Abiy Ahmed
Pour comprendre ce que représente Chaltu Sani, il faut replacer son ascension dans la géographie politique de l’Éthiopie contemporaine. L’Oromia joue un rôle déterminant : par sa population, son poids économique, sa position autour de la capitale, et son importance dans les équilibres de pouvoir. Les carrières issues de cette région ne sont pas rares, mais leur visibilité au niveau fédéral reflète souvent des arbitrages politiques plus larges.
L’arrivée d’un nouveau cabinet en octobre 2021 est un moment de recomposition, approuvé par le Parlement. Plusieurs articles de presse et dépêches de l’époque décrivent une équipe gouvernementale présentée comme renouvelée, comprenant un nombre notable de femmes et intégrant des figures issues de différentes sensibilités. Dans ce contexte, la nomination de Chaltu Sani s’inscrit dans une logique de continuité administrative et de consolidation politique : choisir une responsable ayant déjà occupé des fonctions de coordination économique et de gouvernance régionale permet de sécuriser un portefeuille sensible, tout en reflétant les équilibres internes.
Son parcours met aussi en lumière un trait du système : l’interpénétration entre administration et politique. Les postes qu’elle a occupés – recettes publiques, coordination économique, responsabilités urbaines – se situent à la frontière. Ils exigent des compétences de gestion, mais aussi une capacité à opérer dans des environnements politiquement chargés. À l’échelle régionale, la gestion des recettes ou des projets urbains touche des intérêts économiques, des rapports de force locaux, des attentes sociales. À l’échelle fédérale, ces enjeux s’élargissent et se politisent davantage encore.
Dans la communication internationale, la question des infrastructures est souvent présentée comme consensuelle. Sur le terrain, elle ne l’est jamais totalement. Les choix d’implantation, la hiérarchisation des projets, l’accès aux marchés publics, la régulation foncière, suscitent des débats et parfois des contestations. Le rôle d’une ministre est alors d’incarner la stabilité d’un cap, tout en absorbant des pressions contradictoires.
Chaltu Sani, en tant que ministre, est aussi une interlocutrice dans des espaces multilatéraux et régionaux. Son ministère a des liens avec des programmes soutenus par des partenaires internationaux, notamment dans le domaine du développement urbain. Les visites de projets avec des représentants d’institutions financières internationales, relatées par des sites institutionnels, illustrent une diplomatie de projet : il s’agit d’exhiber des résultats, de justifier des financements, de négocier des priorités.
Enfin, son profil rappelle que la politique éthiopienne récente s’est accompagnée de restructurations institutionnelles et partisanes. L’affiliation au Parti de la Prospérité et l’ancrage antérieur dans des structures politiques oromo traduisent une transition plus large : celle d’un paysage où des partis régionaux, longtemps dominants dans leur zone, ont été intégrés dans une formation nationale. Dans ce mouvement, les cadres ayant une expérience exécutive régionale deviennent des ressources clés pour l’État fédéral.
Chantiers, investissement et discours de modernisation : ce que dit son action publique
À défaut d’une biographie intime largement documentée dans l’espace public, la compréhension de Chaltu Sani passe par ses actes institutionnels, ses prises de parole et les événements dans lesquels elle apparaît. Ces traces publiques dessinent une ligne : l’infrastructure comme support de transformation et comme outil d’attraction d’investissements.
En juin 2025, lors d’un salon sectoriel à Addis-Abeba consacré à la construction et aux infrastructures, elle affirme le soutien du gouvernement aux investisseurs étrangers dans le secteur de la construction. Le discours, rapporté par un média national, met l’accent sur la contribution du secteur à la croissance, à l’emploi et aux progrès technologiques. Elle y évoque des initiatives et des projets emblématiques qui servent, dans la narration officielle, de preuves de la dynamique infrastructurelle du pays. L’objectif est double : rassurer les acteurs économiques sur la volonté politique, et inscrire le secteur dans une trajectoire de montée en gamme, où des entreprises nationales seraient encouragées à devenir compétitives.
Cette rhétorique correspond à une stratégie observable dans de nombreux États : faire de la construction un moteur, tout en promettant une modernisation des standards, des capacités et des outils. Elle renvoie aussi à un enjeu très concret : le secteur de la construction peut absorber une main-d’œuvre importante et irriguer des chaînes d’approvisionnement locales, mais il est aussi sensible aux cycles économiques, aux contraintes de devises, aux matériaux importés, et à la régulation du foncier. Annoncer des initiatives de transformation du secteur, c’est reconnaître implicitement que la performance ne dépend pas seulement de la volonté, mais aussi d’une architecture de coordination et de règles.
Chaltu Sani apparaît également dans des événements liés à des projets urbains soutenus par des partenaires internationaux. Une visite de projet urbain de type “safety net” (filet de sécurité) relatée par un site institutionnel illustre ce point : l’urbanisme n’est pas seulement une question d’esthétique ou de croissance, mais aussi de protection sociale et d’emplois, notamment via des programmes urbains qui peuvent combiner aménagement, travaux publics et soutien aux populations vulnérables. Dans ces dispositifs, le ministère devient un pilote ou un partenaire, avec une obligation de résultats et de transparence.
La ministre intervient aussi ponctuellement dans des événements transversaux, au contact d’autres portefeuilles gouvernementaux. Le fait qu’elle soit mentionnée dans un contexte de bilan de performance ou de réforme économique, lors d’un événement relayé par un site institutionnel, souligne l’intégration du discours infrastructurel à une narration plus large : réformes, transformation, participation citoyenne, modernisation de l’économie. Là encore, le cœur du message est l’alignement : les infrastructures et l’urbanisme ne sont pas des politiques isolées, mais des piliers supposés accompagner une réforme économique et administrative.
Enfin, sa présence dans des échanges avec des communautés de la diaspora, notamment via une interview diffusée par un média international, ouvre un autre volet : la mobilisation de ressources, de compétences et de réseaux à l’étranger. Les diasporas jouent un rôle important en Éthiopie, à la fois par les transferts financiers, les investissements potentiels et l’influence. Une ministre des infrastructures et de l’urbain y trouve naturellement un terrain : attirer des compétences, promouvoir une image de modernisation, présenter des opportunités de projets, convaincre de participer à des initiatives nationales.
Il serait excessif, en l’absence de données publiques détaillées et consolidées, de prétendre mesurer son bilan chiffré propre ou l’impact direct de ses arbitrages personnels. En revanche, ses apparitions publiques montrent une constante : la volonté de présenter le secteur urbain et infrastructurel comme un pivot de la transformation, et de faire du ministère une plateforme de coordination, de dialogue avec le privé et de mobilisation internationale.
Une figure féminine dans un exécutif en quête de représentativité
La place des femmes dans la vie politique éthiopienne a fait l’objet d’une attention particulière ces dernières années, avec des signaux politiques visant à accroître leur visibilité dans les institutions. La nomination de femmes à des postes ministériels, y compris dans des portefeuilles considérés comme “durs” ou techniques, s’inscrit dans cette dynamique. Le fait que Chaltu Sani dirige un ministère chargé d’infrastructures et de politiques urbaines contribue à cette représentation : dans de nombreux pays, ces domaines sont longtemps restés dominés par des profils masculins issus des corps techniques.
Cependant, la symbolique ne suffit pas. La question centrale est celle des marges de manœuvre et des attentes. Les ministres femmes peuvent être placées dans une position paradoxale : elles incarnent un progrès de visibilité, mais elles sont aussi jugées sur des résultats tangibles, parfois dans des domaines sous forte pression. L’urbanisme, en particulier, est un champ où la demande sociale est immense et où les progrès sont souvent lents, car dépendants de financements, de coordination et de cycles de construction.
Dans le cas de Chaltu Sani, un élément est souvent mis en avant dans les portraits disponibles : sa formation académique, qui ne relève pas d’un cursus d’ingénierie mais d’un master en leadership et management éducatif obtenu à l’université d’Addis-Abeba. Ce détail est intéressant politiquement : il rappelle qu’un ministère technique ne se réduit pas à la technicité pure. Le pilotage de politiques urbaines et d’infrastructures est une question de gouvernance, de gestion, de coordination institutionnelle, de capacité à fixer des priorités et à rendre compte. Une formation orientée vers le management peut être lue comme un atout dans un environnement où la complexité administrative est un défi permanent.
Son itinéraire illustre aussi une réalité des administrations contemporaines : la spécialisation se construit par la pratique des institutions, pas seulement par le diplôme. Le fait d’avoir exercé des responsabilités en recettes publiques puis en coordination économique, avant de se retrouver dans un portefeuille urbain et infrastructurel, dessine un profil de gestionnaire publique, habituée à l’arbitrage entre ressources et dépenses, entre objectifs sectoriels et cohérence globale.
Pour autant, il faut rester prudent : une figure ministérielle n’est jamais seule. Les politiques urbaines sont portées par des administrations, des agences, des collectivités, des entreprises publiques et privées, des bailleurs. Le rôle d’une ministre est souvent celui d’une cheffe d’orchestre, qui donne une direction, fixe des priorités, assure une représentation politique et mobilise les ressources. La réussite ou l’échec se joue dans la chaîne complète : planification, financement, exécution, contrôle, maintenance.
Dans un pays où la croissance urbaine est rapide, les défis à venir restent immenses : logement, accès aux services, résilience climatique, sécurité des constructions, gestion des réseaux, mobilité, inclusion sociale. Le ministère des Villes et des Infrastructures est au cœur de ces tensions. Et la question qui accompagne toute figure occupant ce poste est simple : comment transformer des annonces en réalisations durables, visibles, et socialement acceptées ?
Chaltu Sani, en accédant à ce portefeuille au niveau fédéral après un parcours régional en Oromia, incarne une catégorie de responsables dont la mission dépasse le périmètre d’un ministère. Elle est l’un des visages d’une Éthiopie qui cherche à articuler urbanisation et projet national, attractivité économique et attentes sociales, réforme administrative et besoins du quotidien. À l’heure où les villes deviennent le laboratoire des politiques publiques, son action publique, ses discours et ses priorités donnent un aperçu de la direction choisie par l’exécutif : faire de l’infrastructure un langage politique, et de la ville un terrain décisif de la transformation.



