Dans un pays où la politique sociale se joue souvent à la jonction du quotidien et des grandes normes internationales, Fatou Sanyang Kinteh, plus connue sous le nom de Fatou Kinteh, s’est imposée comme l’une des voix les plus constantes de l’appareil d’État gambien sur les sujets liés à l’égalité, à l’enfance et aux protections sociales. Son parcours, longtemps construit dans les programmes de développement, la place au carrefour de plusieurs mondes : celui des administrations nationales, celui des organisations internationales et celui des mobilisations de terrain. Nommée ministre au moment où la Gambie restructure son architecture gouvernementale, elle devient, en 2019, la première titulaire d’un portefeuille dédié aux affaires des femmes, des enfants et au bien-être social, avant d’être reconduite en 2022. Depuis, son nom revient régulièrement dans les débats publics, y compris lorsque la société gambienne se polarise sur des dossiers sensibles comme les mutilations génitales féminines ou l’application des lois sur le handicap.
Une formation marquée par les sciences sociales et l’économie des politiques de population
L’itinéraire de Fatou Kinteh prend d’abord la forme d’un cursus tourné vers la compréhension des sociétés. Elle effectue sa scolarité secondaire à Gambia High School, à Banjul. Elle poursuit ensuite des études supérieures à Fourah Bay College, en Sierra Leone, où elle obtient une licence articulant sociologie et histoire. Ce socle n’est pas anodin : la sociologie lui donne des outils d’analyse des rapports sociaux, tandis que l’histoire, dans un pays et une région où la mémoire politique pèse lourd, installe une manière de relier les politiques publiques à des trajectoires de long terme.
Elle complète cette première formation par un diplôme de niveau master au Royaume-Uni, à l’Université de Cardiff (Université du Pays de Galles, Cardiff, selon certaines présentations institutionnelles), dans un domaine qui associe économie, politiques de population et programmes. Ce choix éclaire l’orientation de sa carrière : la question démographique, la planification et l’ingénierie des programmes sociaux y occupent une place centrale. À travers cette spécialisation, elle se situe d’emblée dans un champ où l’égalité de genre, la santé reproductive, la protection des enfants et l’accès aux services se traitent par des dispositifs mesurables, budgétés, évalués.
Les biographies institutionnelles soulignent enfin une expérience longue, décrite comme plus de trente ans de gestion de programmes. Dans un espace administratif comme celui de la Gambie, où l’État doit souvent composer avec des ressources limitées, une telle expertise donne une crédibilité particulière : celle d’une responsable capable de transformer des priorités politiques en plans d’action, puis de défendre ces plans face aux arbitrages budgétaires.
Des années de terrain et de programmes, entre administration nationale et organisations internationales
Avant d’entrer au gouvernement, Fatou Kinteh bâtit sa carrière dans les structures qui font le lien entre politiques publiques et mise en œuvre. Elle travaille d’abord plusieurs années avec la Gambia Family Planning Association, organisation engagée sur des questions de santé reproductive, d’information et de sensibilisation. Ce passage est déterminant : il place l’action publique au contact des réalités sociales, des normes familiales et des résistances culturelles, tout en l’exposant à la nécessité de parler à des publics différents, de la communauté locale aux partenaires institutionnels.
Elle intervient également, brièvement, comme enseignante en genre à l’Université de Gambie. Dans un contexte où les débats sur l’égalité peuvent se heurter à des conservatismes, la transmission universitaire constitue une autre forme de politique : elle contribue à former des cadres et à installer des concepts dans l’espace public.
Son parcours se poursuit au Women’s Bureau, une structure de l’État gambien historiquement associée aux politiques en faveur des femmes. Elle y occupe des fonctions de direction, notamment celles de vice-directrice exécutive puis, sur une période, de directrice exécutive par intérim. Dans ces rôles, elle se situe déjà à la frontière entre plaidoyer, administration et coordination intersectorielle. Le Women’s Bureau, en tant qu’interface, implique de travailler avec des ministères, des ONG, des organisations de base et des partenaires internationaux.
La suite de son parcours la conduit vers des projets de développement à grande échelle. Elle participe au projet mené avec l’appui du Programme des Nations unies pour le développement et de l’Organisation internationale du travail, centré sur la lutte contre l’exclusion sociale et économique. Dans les présentations officielles, ce programme est décrit comme ayant dépassé ses objectifs initiaux et touché une part importante de la population sur plusieurs années. On y retrouve la logique qui reviendra souvent dans sa carrière : appuyer l’autonomisation économique comme levier de transformation sociale, en ciblant prioritairement femmes et jeunes.
Elle occupe aussi, à la fin des années 2000, des responsabilités liées à la promotion de l’entrepreneuriat et au microcrédit, notamment dans un projet associé à la Banque africaine de développement. Dans une économie où l’informel est central et où les femmes assurent une part significative des activités de subsistance, l’accès au financement devient un thème politique à part entière. Là encore, Fatou Kinteh se spécialise dans un type de politique publique à la fois concret et hautement symbolique : donner des moyens économiques pour élargir l’autonomie.
Sa trajectoire se consolide enfin dans le système des Nations unies, en particulier au Fonds des Nations unies pour la population. Pendant plusieurs années, elle y gère des programmes sur le genre et occupe un rôle de coordination sur les questions de violences basées sur le genre et de mutilations génitales féminines. Les récits institutionnels insistent sur sa capacité à présider ou coordonner des groupes thématiques inter-agences sur le genre, ce qui suppose de naviguer dans un univers fait de normes, d’indicateurs, de financements, mais aussi de compromis diplomatiques.
Ce parcours explique un trait marquant de son profil : sa légitimité ne repose pas d’abord sur une carrière électorale classique, mais sur une expertise administrative et programmatique. Dans de nombreux pays, ce type de trajectoire produit des ministres à la fois techniciennes et politiques, capables de parler le langage des bailleurs comme celui des communautés locales.
2019, la création d’un ministère et l’entrée au gouvernement : une nomination qui fait date
L’année 2019 marque un tournant. Le gouvernement gambien crée un ministère spécifiquement dédié aux affaires des femmes, des enfants et au bien-être social, et Fatou Kinteh en devient la première ministre. Cette nomination la fait basculer dans l’arène politique, au moment où la Gambie, après les changements de pouvoir de la fin des années 2010, cherche à refonder une partie de ses institutions et à réaffirmer des engagements en matière de droits.
Son arrivée au gouvernement est aussi un signal : choisir une responsable issue du monde des programmes, connue pour son implication sur la lutte contre les violences de genre et les mutilations génitales féminines, revient à donner une forme de priorité politique à ces thèmes. Le passage du plaidoyer à la responsabilité ministérielle est cependant un exercice délicat. Il ne s’agit plus seulement de défendre une cause, mais de gérer un appareil, d’arbitrer entre urgences, de produire des textes, d’assurer des services, et de répondre à un Parlement.
Les biographies officielles précisent qu’elle est d’abord nommée en mars 2019 et reconduite dans le même portefeuille le 4 mai 2022. Dans l’intervalle, le ministère change de dénomination selon les périodes et les usages, mais l’axe demeure : genre, enfance, protection sociale, et, plus largement, attention portée aux groupes vulnérables, dont les personnes en situation de handicap.
Au-delà des dates, ce qui compte politiquement, c’est la continuité. Dans une région où les portefeuilles peuvent changer rapidement, sa reconduction signifie que l’exécutif mise sur une stabilité de cap, ou du moins sur une figure capable de porter ces dossiers sur plusieurs années.
Entre réformes, budgets et débats de société : les dossiers qui structurent son action
Être ministre du genre, de l’enfance et du social en Gambie, c’est tenir un portefeuille où les décisions quotidiennes se heurtent à de grandes tensions sociales. D’un côté, l’État doit répondre à des besoins immédiats : services sociaux, protection des enfants, prévention des violences, soutien aux personnes vulnérables. De l’autre, il doit arbitrer sur des sujets qui divisent : normes culturelles, rôle de la religion, statut des femmes, pratiques traditionnelles.
Parmi les thèmes les plus sensibles, les mutilations génitales féminines occupent une place centrale. Fatou Kinteh s’inscrit dans une histoire de lutte contre cette pratique, antérieure à sa nomination ministérielle, via ses responsabilités de coordination sur les questions de violences basées sur le genre et de lutte contre les mutilations. La question a pris une dimension politique majeure lorsque le débat parlementaire s’est ouvert sur une proposition visant à revenir sur l’interdiction de la pratique. En juillet 2024, le Parlement gambien rejette finalement le texte qui cherchait à lever l’interdiction, au terme d’un processus législatif ayant suscité une forte mobilisation et des auditions publiques. Cet épisode montre le degré de polarisation possible : le débat ne se limite pas au droit, il touche à l’identité, à la tradition, aux rapports d’autorité au sein des familles et des communautés. Pour le ministère chargé du genre et de la protection, l’enjeu n’est pas seulement de défendre une norme, mais de rendre effectives des politiques de prévention et de protection.
Un second dossier structurant concerne l’autonomisation économique des femmes. La logique est connue : réduire les dépendances économiques, soutenir l’entrepreneuriat, favoriser l’accès au crédit, structurer des fonds dédiés. Fatou Kinteh s’est exprimée publiquement sur la nécessité d’outils législatifs et financiers consacrés à ces objectifs. Dans l’appareil d’État, ces mécanismes se traduisent par des fonds, des comités de gestion, des critères d’attribution et des procédures de suivi. En 2025, la communication institutionnelle autour du Women Enterprise Fund met en avant une gouvernance renouvelée, avec l’inauguration d’un nouveau conseil d’administration, et insiste sur la croissance du portefeuille du fonds. Le message politique est clair : l’autonomisation économique n’est pas un slogan, mais une structure censée durer, se doter de ressources et se projeter sur le long terme.
Un troisième axe de son action touche à l’enfance et à la place des jeunes dans l’espace public. En mars 2025, à l’occasion de la Journée internationale de la radiodiffusion pour les enfants, elle échange avec des enfants et réaffirme l’importance de leurs droits et de leur expression. Ce type d’événement, souvent perçu de l’extérieur comme symbolique, a en réalité une fonction politique : il permet d’inscrire l’enfance dans un récit national, de rappeler l’existence de cadres juridiques, mais aussi de pointer les limites concrètes, notamment le manque de ressources pour développer des contenus adaptés, former des professionnels des médias et réduire la fracture numérique entre zones urbaines et rurales. Le ministère se retrouve alors sur une ligne de crête : affirmer des principes universels tout en reconnaissant les contraintes matérielles.
Enfin, un quatrième dossier illustre la dimension budgétaire et technique du portefeuille : l’application des politiques relatives aux personnes en situation de handicap. En mars 2025, devant l’Assemblée nationale, Fatou Kinteh plaide pour une augmentation du budget alloué aux actions liées au handicap, évoquant le passage d’une enveloppe de 4 millions de dalasis à 10 millions, afin d’accélérer la mise en œuvre de la loi correspondante. Elle décrit un mode opératoire basé sur le financement d’organisations et de plans de travail, et mentionne des actions concrètes liées aux services de réhabilitation à Banjul et à la fourniture d’équipements. Là encore, la politique sociale se lit dans les chiffres, les arbitrages et les dispositifs : la question n’est pas uniquement de proclamer des droits, mais de financer des services, de coordonner des acteurs et de prouver l’efficacité de la dépense publique.
Ces dossiers montrent une constante : Fatou Kinteh intervient sur des sujets où l’État est attendu au tournant, mais où sa marge de manœuvre dépend d’un ensemble de facteurs, du budget national à la mobilisation des partenaires, en passant par l’acceptation sociale des réformes.
Une visibilité accrue : crises, reconnaissance internationale et défis de la continuité
La vie politique ne se résume pas aux politiques publiques. Elle est aussi faite d’épisodes personnels, de symboles et de reconnaissance. En 2020, Fatou Kinteh est testée positive au Covid-19, puis annoncée comme rétablie quelques semaines plus tard. L’épisode, au-delà du fait individuel, rappelle la réalité d’une crise sanitaire qui a affecté le fonctionnement de l’État et aggravé certaines vulnérabilités, notamment celles des femmes exposées à la précarité et aux violences domestiques. Dans plusieurs pays, la pandémie a provoqué un surcroît de pression sur les ministères sociaux, sommés de répondre à des urgences multiples avec des moyens limités.
Sa visibilité se renforce aussi sur le terrain de la reconnaissance internationale. En 2025, elle est annoncée lauréate d’un prix lié à l’impact des femmes dans la gouvernance et l’autonomisation, remis dans le cadre d’un événement organisé à Lagos. Que l’on considère ce type de distinction comme un marqueur de notoriété ou comme un outil de communication politique, il contribue à installer une ministre dans un espace continental, où les enjeux de genre se discutent aussi à travers des réseaux, des sommets et des programmes.
Mais la continuité d’une action ministérielle se mesure surtout à sa capacité à tenir ensemble plusieurs temporalités. Il y a le temps court, celui des urgences : protection d’enfants, prise en charge sociale, réponse aux violences. Il y a le temps moyen, celui des lois et des budgets : faire adopter des textes, obtenir des financements, mettre en place des organes de gouvernance, suivre l’exécution. Et il y a le temps long, celui des transformations culturelles : changer des normes sociales, faire reculer des pratiques néfastes, promouvoir l’égalité dans les mentalités.
La trajectoire de Fatou Kinteh est emblématique de cette tension. Issue du monde des programmes, elle sait que les politiques de genre et de protection sociale ne se gagnent pas par des déclarations, mais par des mécanismes de mise en œuvre. En même temps, la scène politique impose d’incarner ces politiques, d’assumer des controverses, de répondre aux critiques, et de tenir une ligne gouvernementale dans un environnement médiatique de plus en plus attentif.
Dans une Gambie confrontée à des défis structurels, sa fonction reste exposée à des contraintes permanentes : dépendance partielle à l’aide extérieure, compétition des priorités nationales, attentes sociales fortes, et fractures territoriales. Son action sur l’autonomisation économique, l’enfance, le handicap et la lutte contre les violences montre une orientation cohérente, mais ces politiques exigent, année après année, des ressources, des personnels formés, des systèmes de données et des partenariats solides.
À ce titre, Fatou Kinteh apparaît moins comme une figure de la politique spectacle que comme une responsable de la politique sociale au long cours, dans un pays où les combats pour les droits des femmes et la protection des enfants se livrent autant dans les textes que dans les services concrets. Son parcours, à la fois technicien et politique, met en lumière une réalité souvent sous-estimée : dans les ministères sociaux, la décision politique se juge finalement à sa capacité à produire des effets tangibles dans la vie des gens, là où l’État est le plus attendu.



