Qui est Ibrahim Traoré, l’homme politique ?

Arrivé au pouvoir à l’automne 2022 au terme d’un nouveau renversement au sommet de l’État burkinabè, Ibrahim Traoré s’est imposé, en quelques mois, comme l’un des visages les plus commentés du Sahel. Officier de carrière devenu chef de l’État à 34 ans, il gouverne dans un pays traversé par une crise sécuritaire majeure, une urgence humanitaire durable et une recomposition diplomatique accélérée. Son parcours, ses choix stratégiques et les controverses qui entourent son pouvoir dessinent le portrait d’un dirigeant à la fois porté par une rhétorique souverainiste et contesté sur les libertés publiques, dans une région où les juntes militaires se multiplient et où les équilibres internationaux se redéfinissent.

Un itinéraire d’officier burkinabè : origines, formation, début de carrière

Ibrahim Traoré est né le 14 mars 1988 à Kéra, dans la commune de Bondokuy, dans l’ouest du Burkina Faso. Le récit officiel de sa jeunesse insiste sur un cursus scolaire suivi entre son village d’origine et Bobo-Dioulasso, avant l’obtention du baccalauréat (série scientifique).

Comme d’autres officiers de sa génération, il se forme ensuite à la fois à l’université et dans les structures militaires, à une période où le Burkina Faso commence à ressentir de manière plus directe les effets de l’instabilité sahélienne. Le pays, longtemps relativement épargné par rapport à ses voisins, bascule progressivement dans une insurrection armée complexe, mêlant groupes jihadistes, dynamiques communautaires, rivalités locales et effondrement de l’autorité de l’État dans certaines zones.

Dans l’armée, Traoré atteint le grade de capitaine. L’image qu’il mettra plus tard en avant est celle d’un officier de terrain, issu d’une génération confrontée, au quotidien, à l’intensification des attaques, aux pertes, aux déplacements massifs de populations et à la difficulté de reprendre le contrôle sur des espaces entiers. Dans le discours de ses partisans, ce profil rompt avec une figure d’autorité jugée trop éloignée des réalités du front. Dans le regard de ses détracteurs, cette légitimité “par le terrain” ne saurait remplacer les mécanismes civils de reddition de comptes.

Cette trajectoire d’officier est déterminante : elle éclaire la manière dont Ibrahim Traoré se présente aujourd’hui, non pas comme un homme politique classique issu d’un appareil partisan, mais comme un dirigeant adossé à une institution armée en situation de guerre intérieure. Ce cadre, au Burkina Faso, structure la plupart des arbitrages publics : budget, priorités administratives, mobilisation de la société, relations avec les partenaires extérieurs, et même calendrier électoral.

Septembre 2022 : une ascension fulgurante au cœur d’une crise politique

Le 30 septembre 2022 marque un tournant : un coup d’État renverse le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, lui-même arrivé au pouvoir par un putsch en janvier de la même année. Ibrahim Traoré apparaît alors comme la figure centrale du nouvel épisode. Dans un pays déjà secoué par l’instabilité institutionnelle, la rapidité de cette succession de renversements révèle l’ampleur de la crise de confiance et l’extrême tension provoquée par la dégradation sécuritaire.

Dans la séquence qui suit, le nouvel homme fort s’impose progressivement comme chef de l’État. Un acte fondamental, au début d’octobre 2022, rétablit la Constitution et le place à la tête de l’exécutif de transition. Il est investi président de la Transition au cours du mois d’octobre. Dès lors, le capitaine devient le visage d’une promesse : faire mieux que ses prédécesseurs dans la lutte contre les groupes armés et “réconcilier” l’État avec le pays réel, en particulier dans les zones rurales fragilisées.

Son arrivée au sommet intervient aussi dans un contexte d’opinion où la présence française, les partenariats sécuritaires traditionnels et le rôle des organisations régionales deviennent des sujets inflammables. À Ouagadougou, des manifestations de soutien à la nouvelle équipe se doublent parfois de discours hostiles à Paris, sur fond de débat très polarisé : pour certains, la rupture est une condition de la souveraineté ; pour d’autres, elle risque d’isoler davantage un pays déjà au bord de la rupture territoriale.

Le fait que Traoré soit perçu, à l’époque, comme l’un des plus jeunes chefs d’État au monde renforce sa visibilité internationale. À l’intérieur, cette jeunesse devient un symbole mobilisateur pour une partie de la population, notamment urbaine : elle alimente l’idée d’un renouvellement et d’une possibilité de “refondation”. Mais elle nourrit aussi des inquiétudes sur l’expérience politique, la capacité à gérer un État en crise et la tentation de gouverner par la verticalité militaire.

Une transition prolongée : le pouvoir, les institutions et la question électorale

Le Burkina Faso, depuis 2022, est gouverné sous un régime de transition, dont les contours évoluent au fil des décisions politiques. La charte initiale prévoyait un horizon de retour à un ordre constitutionnel civil. Mais la date butoir, d’abord fixée autour de mi-2024, n’a pas été respectée, dans un climat où l’insécurité est régulièrement mise en avant comme la contrainte majeure.

En mai 2024, des assises nationales aboutissent à une modification de la charte de transition, prolongeant la période transitoire de 60 mois à compter du 2 juillet 2024, avec la possibilité d’organiser des élections avant l’échéance si la situation sécuritaire le permet. Dans cette nouvelle configuration, Ibrahim Traoré porte le titre de “président du Faso”. De facto, cela repousse l’horizon électoral potentiel jusqu’en 2029, si aucune consultation n’est organisée plus tôt.

Ce réaménagement institutionnel est l’un des marqueurs les plus structurants du moment Traoré. Pour ses soutiens, il répond à une réalité : l’État ne contrôle pas suffisamment son territoire pour garantir un scrutin crédible, et la priorité doit être l’effort de guerre. Pour ses opposants, il acterait surtout la consolidation d’un pouvoir militaire sans mécanisme clair de limitation dans le temps.

La question électorale se cristallise encore davantage lorsque les autorités décident de dissoudre la Commission électorale nationale indépendante, en transférant l’organisation des scrutins à l’administration, via le ministère de l’Intérieur. Les autorités justifient cette décision par des arguments de coûts et de souveraineté, évoquant aussi la volonté de réduire les influences extérieures. Dans une transition déjà prolongée, cette réforme est lue, par beaucoup d’observateurs, comme un signal fort : le pouvoir entend maîtriser étroitement l’architecture institutionnelle qui encadrera le “retour” à la normalité.

Dans le même temps, le régime met en avant des politiques de mobilisation nationale, un discours de redressement et une rhétorique de rupture avec les pratiques passées. L’enjeu est aussi symbolique : réinstaller l’idée que l’État agit, qu’il reprend l’initiative, qu’il répond à une demande de protection et de justice. Mais l’État burkinabè doit le faire dans un environnement où l’humanitaire, l’accès aux services publics et l’économie sont affectés par la guerre, l’insécurité des routes, les blocus locaux et la fermeture d’écoles dans certaines zones, autant de facteurs qui pèsent sur la cohésion sociale.

La priorité sécuritaire : armée, mobilisation civile et guerre de l’information

S’il est un sujet qui domine l’ère Traoré, c’est la guerre. Le Burkina Faso affronte une insurrection armée qui a entraîné des déplacements massifs de population et une crise humanitaire profonde, avec des zones entières difficiles d’accès. Dans ce contexte, l’exécutif insiste sur la nécessité d’augmenter les capacités de combat, d’accélérer le recrutement, et d’impliquer davantage la société dans l’effort national.

L’un des instruments les plus visibles est le recours aux Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), forces auxiliaires et irrégulières adossées aux forces armées. La logique est simple : compenser le manque d’effectifs, sécuriser des localités, tenir des axes, et soutenir l’armée dans une guerre d’attrition. Mais cette stratégie comporte un risque majeur : militariser la vie locale et exposer des civils à la violence des groupes armés, voire à des représailles, particulièrement lorsque des civils sont mobilisés dans des tâches de défense. Un rapport a notamment critiqué le fait que des civils aient été contraints d’effectuer des travaux de tranchées dans un contexte d’attaque, au prix d’un lourd bilan humain.

Le deuxième angle, explosif, concerne les accusations d’exactions. Des organisations de défense des droits humains ont documenté des violences et des massacres attribués à des forces de sécurité et à des auxiliaires, dans un contexte où les tensions communautaires sont instrumentalisées et où certaines populations sont soupçonnées, parfois collectivement, de connivence avec les groupes armés. Les autorités, de leur côté, contestent ou relativisent certaines accusations, dans un environnement où l’information est une arme et où les récits s’affrontent, entre propagande, rumeurs et communications officielles.

Le troisième angle, enfin, touche aux libertés publiques, et plus particulièrement à la presse. Des organisations de référence ont dénoncé des enlèvements, des disparitions et des formes de conscription forcée visant des journalistes ou des voix critiques. Le sujet est hautement sensible : pour le pouvoir, la discipline et l’unité nationale seraient indispensables en temps de guerre ; pour les défenseurs des libertés, la restriction de l’espace civique fragilise le contrôle citoyen et accroît le risque d’abus. Des cas de journalistes conscrits puis libérés ont également été rapportés, illustrant la tension permanente entre logique sécuritaire et droits fondamentaux.

Dans une région où la guerre se double d’une compétition narrative entre puissances, influenceurs et médias, la guerre de l’information devient un front à part entière. Les autorités burkinabè, comme celles d’autres États sahéliens, cherchent à imposer un récit de souveraineté et de résistance, tandis que les critiques y voient une méthode pour verrouiller l’opinion et décourager la contestation.

Rupture diplomatique et recomposition régionale : de la France à l’Alliance des États du Sahel

La politique étrangère d’Ibrahim Traoré est l’autre pilier de son identité politique. Depuis 2022, Ouagadougou a accéléré la prise de distance avec la France, ancienne puissance coloniale et partenaire sécuritaire de longue date. En janvier 2023, le Burkina Faso met fin à un accord militaire et demande le départ des troupes françaises stationnées sur son territoire, avec un calendrier d’un mois annoncé à l’époque. Dans l’espace public, ce choix est justifié par la volonté de “se défendre soi-même” et de reprendre la main sur les orientations stratégiques.

Cette rupture s’inscrit dans une dynamique régionale : au Mali, au Niger, en Guinée, les relations avec Paris se sont aussi détériorées, sur fond de critiques contre l’efficacité des dispositifs antiterroristes et d’une montée du sentiment antifrançais. Dans le cas burkinabè, elle se combine à une diversification des partenariats, avec une ouverture vers d’autres acteurs, dont la Russie, mais aussi la Turquie et la Chine, selon les annonces et les orientations rapportées au fil du temps.

Sur le plan régional, Traoré joue un rôle de premier plan dans la construction d’une alliance politique et sécuritaire entre régimes militaires sahéliens. Le 16 septembre 2023, le Burkina Faso, le Mali et le Niger signent un pacte de défense mutuelle, souvent présenté comme l’acte fondateur de l’Alliance des États du Sahel. L’idée est de se protéger contre des menaces internes (insurrections) et externes (pressions diplomatiques, sanctions, risques d’intervention), dans un contexte où la CEDEAO a brandi, à l’époque, la menace d’une action militaire au Niger après le coup d’État de 2023.

Quelques mois plus tard, le 28 janvier 2024, les trois pays annoncent leur retrait de la CEDEAO. Là encore, le discours officiel invoque la souveraineté et la contestation d’un bloc régional accusé d’être instrumentalisé. Ce retrait consacre une fracture politique majeure en Afrique de l’Ouest : d’un côté, les États qui défendent un retour à l’ordre constitutionnel ; de l’autre, des régimes militaires qui revendiquent un chemin propre, fondé sur la sécurité et la rupture avec certains cadres multilatéraux.

Pour Traoré, cette stratégie a une logique interne : montrer que le Burkina Faso n’est pas isolé, qu’il appartient à un axe sahélien solidaire, et que l’État s’adosse à de nouveaux soutiens. Mais elle a aussi des coûts potentiels : tensions avec certains voisins, incertitudes sur la circulation, sur les mécanismes économiques régionaux, et sur la capacité du pays à mobiliser des financements dans un environnement international plus méfiant.

Le résultat est une diplomatie de bascule, où la souveraineté est brandie comme étendard, tandis que les compromis se déplacent : moins de dépendance à des partenaires historiques, davantage d’alliances politiques avec des États partageant la même trajectoire de transition militaire. Dans cette configuration, Ibrahim Traoré apparaît moins comme un homme politique “classique” que comme le chef d’un État en guerre, qui refonde ses alliances et reconfigure ses institutions au nom d’une priorité absolue : tenir le pays, regagner du terrain, et stabiliser un pouvoir né d’un coup d’État.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *