À Praia, dans les couloirs feutrés du pouvoir cap-verdien, un nom revient avec une régularité qui dit autant la stabilité des institutions que la place grandissante accordée à certains profils : celui de Janine Lélis. Avocate de formation, passée par l’expérience administrative et la politique locale, elle a franchi, en une quinzaine d’années, plusieurs strates de responsabilités jusqu’à occuper des fonctions gouvernementales au cœur de dossiers sensibles. Son parcours, enraciné sur l’île de Sal, illustre aussi un mouvement plus large : celui d’une classe politique cap-verdienne qui, à mesure que l’archipel consolide ses équilibres démocratiques, s’appuie sur des compétences juridiques et une pratique de terrain pour gouverner.
Personnalité du Mouvement pour la démocratie (MpD), Janine Lélis s’est imposée dans un espace politique structuré par l’alternance entre deux grands partis. Elle a dirigé et accompagné des politiques publiques liées à la justice, au travail, à la défense nationale et à la cohésion territoriale. Derrière ces intitulés, ce sont des réalités concrètes : l’organisation de l’État, la relation avec les communes, la sécurisation maritime, la gestion des ressources humaines publiques, la modernisation administrative, et la place du Cap-Vert dans des partenariats internationaux. Comprendre qui est Janine Lélis, c’est donc lire à travers une trajectoire individuelle les enjeux d’un pays insulaire qui, tout en revendiquant sa singularité, doit composer avec les contraintes d’un environnement régional et mondial en mutation.
Une trajectoire insulaire, de Sal à la scène nationale
Janine Tatiana Santos Lélis est née le 20 janvier 1974 sur l’île de Sal, au Cap-Vert. Son ancrage insulaire n’est pas un détail : dans un archipel, l’origine géographique participe souvent de la lecture politique, tant les équilibres entre îles, communes et capitale demeurent un sujet permanent. Sal, connue pour son ouverture internationale et son activité liée au transport et au tourisme, a longtemps été un lieu où les questions de mobilité, de services publics et d’aménagement prennent un relief particulier. C’est aussi dans cet environnement que s’est dessinée, tôt, une sensibilité aux enjeux de gouvernance locale.
Sa formation la mène au droit, avec des études à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. Elle se spécialise ensuite dans le champ du droit des entreprises et du travail, un domaine qui, dans un pays à la fois marqué par une économie de services et par une forte diaspora, touche aux équilibres entre secteur privé, administration et protection sociale. Lélis devient avocate à la fin de l’année 1998, date qui sert de point de départ à une carrière où l’expertise juridique est un fil rouge.
Avant l’entrée au premier plan politique, elle connaît une expérience professionnelle dans l’univers du transport aérien national. Elle exerce comme juriste au sein de la compagnie cap-verdienne TACV, sur une période couvrant la fin des années 1990 et les années 2000. Dans un archipel où l’avion et la mer sont des infrastructures vitales, travailler au sein d’un opérateur aérien confronte aux réalités du service public, à la relation avec l’État, aux normes internationales, ainsi qu’aux tensions entre contraintes économiques et mission de continuité territoriale. Cette expérience n’écrit pas à elle seule une vocation politique, mais elle offre une lecture concrète des rouages administratifs et des enjeux de régulation.
Son entrée dans la vie publique passe par l’échelon municipal. Elle est élue au niveau local sur l’île de Sal et y occupe des fonctions de représentation, allant jusqu’à diriger une bancade dans l’assemblée municipale au sein d’un groupe politique local. Cette étape est souvent décisive dans un système où la proximité avec les préoccupations quotidiennes — logement, urbanisme, services municipaux, infrastructures — sert de laboratoire à l’action publique. À Sal, comme ailleurs, l’élu local doit arbitrer entre attentes immédiates et capacités financières, un apprentissage qui pèse ensuite sur la manière d’aborder la décentralisation à l’échelle nationale.
Du droit aux responsabilités gouvernementales : une ascension au sein du MpD
La trajectoire de Janine Lélis s’inscrit dans le cadre du MpD, l’un des deux partis structurants de la vie politique cap-verdienne, traditionnellement positionné au centre et au centre droit. Le Cap-Vert fonctionne selon un modèle démocratique semi-présidentiel, avec un président de la République chef de l’État et un Premier ministre chef du gouvernement, responsable devant l’Assemblée nationale. Ce cadre institutionnel donne au gouvernement une place centrale dans la conduite des politiques publiques, tout en maintenant un équilibre avec la présidence et le Parlement.
Dans ce paysage, Janine Lélis gagne en visibilité à mesure qu’elle occupe des fonctions politiques et parlementaires. Elle est élue députée nationale, participe à des travaux parlementaires, et assume des responsabilités dans le champ des affaires juridiques, jusqu’à présider une commission parlementaire d’enquête. Ces responsabilités ne relèvent pas de l’anecdote : présider une commission d’enquête, c’est être placée au point de jonction entre contrôle parlementaire, débat public et clarification administrative, dans un pays où la transparence institutionnelle constitue un marqueur important de crédibilité démocratique.
À l’échelle continentale, elle est aussi associée au Parlement panafricain, ce forum de l’Union africaine doté d’un rôle consultatif, où siègent des délégations représentant les États membres, avec une exigence de représentation des sensibilités politiques et d’au moins une femme dans les délégations nationales. Cette dimension africaine renforce un profil : celui d’une responsable qui ne se limite pas à l’administration intérieure, mais qui se familiarise avec les mécanismes de coopération et d’intégration politique du continent.
Le tournant gouvernemental intervient en avril 2016 : Janine Lélis entre au gouvernement en tant que ministre de la Justice et du Travail. Elle occupe ce poste pendant plusieurs années, au cœur de sujets qui engagent la vie quotidienne : fonctionnement de la justice, accès au droit, relations de travail, dialogue social, modernisation administrative et cadre normatif. Dans un État où le droit joue un rôle structurant dans la consolidation démocratique, la justice n’est pas seulement un portefeuille technique : elle est aussi un indicateur de confiance publique.
En juin 2021, elle change de dimension politique avec une nomination à la tête du ministère de la Défense nationale, tout en étant présentée comme ministre d’État et associée à la cohésion territoriale. Les intitulés gouvernementaux reflètent un périmètre large : défense, cohésion territoriale et, selon les présentations officielles, articulation avec des responsabilités liées à la coordination gouvernementale et aux affaires parlementaires. Dans le même temps, elle est mentionnée comme vice-présidente du MpD, ce qui la place non seulement dans l’exécutif, mais aussi dans l’appareil partisan.
Défense nationale : un portefeuille stratégique pour un archipel atlantique
Être ministre de la Défense au Cap-Vert n’a rien d’un poste symbolique. Le pays, situé au large de l’Afrique de l’Ouest, se trouve sur des routes maritimes et aériennes d’importance, et sa sécurité dépend d’une combinaison délicate : surveillance maritime, coopération régionale, capacités de garde-côtes, articulation entre défense et sécurité intérieure, et partenariats internationaux. Dans ce contexte, Janine Lélis incarne une approche où la défense est moins associée à une projection de puissance qu’à la protection d’un espace maritime et d’un territoire fragmenté par nature.
La défense cap-verdienne s’appuie largement sur la coopération. Cela se lit dans la multiplication des mémorandums et accords de travail avec d’autres États et partenaires. Dans ce registre, Janine Lélis apparaît comme l’une des figures de la diplomatie de sécurité du pays. Un exemple notable est la signature, en février 2025 à Bruxelles, d’un mémorandum d’entente avec le Luxembourg portant sur la défense et la sécurité maritime. Ce type d’accord illustre une logique : renforcer des capacités par l’assistance, la formation, l’équipement, et des dispositifs de coordination, plutôt que par une montée en puissance autonome difficilement compatible avec les contraintes budgétaires d’un petit État insulaire.
La dimension formation revient régulièrement dans l’action publique de la ministre. Les partenariats visant l’entraînement, l’échange d’expertise et la professionnalisation des cadres militaires répondent à un besoin structurel : disposer de ressources humaines qualifiées et adaptées à des missions de surveillance et de protection. Dans cette perspective, des coopérations ont également été évoquées avec d’autres États, autour d’initiatives liées à l’entraînement de cadets et à la montée en compétence.
Sur le plan interne, la défense n’est pas seulement un champ de doctrine : elle se relie à la société. Lorsque la ministre participe à des échanges publics sur la défense nationale et le service militaire obligatoire, elle cherche aussi à inscrire ces thèmes dans une compréhension citoyenne, à expliciter le rôle de la défense et la place des institutions dans la sécurité collective. Pour un pays où la diaspora est importante et où une partie de la jeunesse se projette à l’étranger, la question de l’adhésion civique aux missions nationales est un sujet sensible, souvent traité par le prisme de l’utilité sociale, de la formation et de la cohésion.
Ce portefeuille place également Janine Lélis au contact de forums multilatéraux, notamment dans l’espace lusophone. Les coopérations au sein de la Communauté des pays de langue portugaise, régulièrement mobilisées sur les questions de défense et de sécurité, offrent un cadre de confiance et d’échange d’expériences. Dans un monde où les menaces maritimes, la criminalité transnationale et les risques liés aux flux irréguliers sont souvent transfrontaliers, cet ancrage multilatéral devient une composante essentielle de la stratégie nationale.
Cohésion territoriale et décentralisation : la politique des équilibres
À côté de la défense, l’autre volet majeur associé à Janine Lélis est la cohésion territoriale. Pour un archipel, l’expression est presque programmatique : elle renvoie à l’égalité d’accès aux services, à la réduction des déséquilibres entre îles, à la capacité des communes à exercer leurs compétences, et à la manière dont l’État organise l’aménagement du territoire. Le ministère de la Cohésion territoriale a été formalisé dans le cadre de l’organisation gouvernementale en 2021, avec l’objectif affiché d’un développement harmonieux et intégral du territoire.
Dans ce domaine, la ministre se situe au carrefour de plusieurs tensions. D’abord, la tension financière : les communes, comme dans beaucoup de pays, peuvent accumuler des dettes ou rencontrer des difficultés de trésorerie, ce qui pèse sur la qualité des services rendus. Ensuite, la tension administrative : la décentralisation suppose que les collectivités disposent de moyens techniques et humains suffisants. Enfin, la tension politique : renforcer le pouvoir local tout en maintenant la cohérence nationale nécessite une coordination continue, surtout lorsque les attentes diffèrent d’une île à l’autre.
Les communications publiques liées à son action mentionnent des chantiers structurants : mise à jour de cadres juridiques concernant les élus municipaux, réflexion sur l’architecture budgétaire et financière du pouvoir local, ainsi qu’un travail de collecte et de traitement de données sur les capacités techniques présentes dans les municipalités. Ces éléments peuvent paraître techniques, mais ils sont décisifs : la décentralisation se joue souvent dans la norme, la comptabilité, la formation des cadres et la distribution effective des compétences.
Dans la pratique, la cohésion territoriale n’est pas uniquement un sujet d’infrastructures. Elle recouvre aussi la question de la protection sociale et du statut des travailleurs au niveau local. Des déclarations publiques associées à la ministre évoquent l’attention portée à la situation de travailleurs municipaux, notamment en matière de couverture sociale, et aux efforts visant à traiter des dysfonctionnements liés aux contributions et à la protection sociale. Pour un gouvernement, s’emparer de ces questions revient à intervenir là où se nouent des relations sensibles entre communes, État et organismes sociaux, avec un enjeu central : éviter que l’inégalité territoriale devienne une inégalité de droits.
Ce portefeuille renvoie aussi à une vision politique : réduire les barrières, créer des ponts, organiser la circulation des ressources et des compétences entre centre et périphéries. Derrière la formule, on retrouve une problématique concrète : comment assurer que l’action publique ne se concentre pas uniquement dans la capitale, mais irrigue de manière cohérente les îles, les communes, et les zones moins favorisées. Cette dimension est d’autant plus stratégique que le Cap-Vert dépend de réseaux logistiques et de services publics coûteux, où la continuité territoriale exige des arbitrages permanents.
Une figure au carrefour des scènes nationale, africaine et internationale
Janine Lélis n’est pas seulement une technicienne du droit devenue ministre. Son parcours la place à l’intersection de plusieurs espaces politiques. Sur le plan national, elle incarne la continuité gouvernementale du MpD au pouvoir depuis 2016, dans un système où le Premier ministre et l’Assemblée nationale structurent l’action de l’exécutif, tandis que le président de la République joue un rôle d’arbitre et de représentation. Dans ce cadre, être à la fois ministre et responsable du parti majoritaire accentue la visibilité, mais aussi l’exposition : les dossiers difficiles, qu’ils touchent à la justice, au travail, à la sécurité ou à la décentralisation, finissent par se cristalliser sur les personnalités qui les portent.
Sur le plan africain, son passage par le Parlement panafricain et ses activités dans des instances liées aux affaires juridiques renforcent une dimension de réseau : échanges d’expériences, apprentissage du multilatéral, familiarité avec les standards continentaux et la diplomatie parlementaire. Dans un pays dont la stratégie internationale repose souvent sur la crédibilité institutionnelle et la coopération, cette compétence est un atout : elle permet de parler, dans les forums régionaux, à la fois le langage politique et le langage technique.
Sur le plan international, la ministre s’inscrit dans une logique de partenariats ciblés, particulièrement en matière de défense et de sécurité maritime. La signature d’un mémorandum avec les États-Unis sur la coopération en défense, au niveau du Pentagone, atteste de ce rôle de représentation dans des échanges de haut niveau. Là encore, le contenu d’un tel accord relève d’un équilibre : sécuriser des coopérations utiles sans perdre l’autonomie politique, articuler l’assistance externe avec les priorités nationales, et répondre à des enjeux transnationaux où le Cap-Vert est concerné par sa position géographique.
Ce positionnement international ne se fait pas en dehors de la politique intérieure. Dans un État insulaire, chaque coopération peut être lue à travers la question des retombées : formation des cadres, équipements, amélioration des services, retombées sur l’emploi et les administrations locales, et, plus largement, capacité du gouvernement à protéger le territoire et à réduire les écarts entre îles. La cohésion territoriale et la défense, portées par une même personnalité, composent ici un diptyque : protéger l’espace national et rapprocher l’État de ses citoyens.
Au final, qui est Janine Lélis ? Une avocate devenue ministre, une responsable du MpD, une personnalité qui a articulé expérience locale, responsabilités parlementaires, exposition continentale et missions gouvernementales dans des secteurs clés. Son parcours raconte aussi une réalité cap-verdienne : celle d’une démocratie qui, au-delà de la stabilité institutionnelle, doit continuellement faire la preuve de son efficacité concrète, dans un archipel où gouverner signifie relier, protéger et arbitrer. Et si son nom s’impose, ce n’est pas seulement par la fonction ; c’est parce que les portefeuilles qu’elle a occupés touchent au nerf de l’État : la règle de droit, la confiance publique, la sécurité, et la capacité à faire territoire.



