Nommé à la tête du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement technique le 3 juillet 2024, Mohamed Abdel Latif s’est retrouvé, en quelques jours, projeté au centre d’un double faisceau de projecteurs. D’un côté, l’État égyptien lui confie l’un des portefeuilles les plus sensibles du pays, au cœur d’enjeux sociaux qui touchent des millions de familles : la qualité de l’école publique, la surcharge des classes, la pénurie d’enseignants dans certaines disciplines, l’absentéisme, l’essor des cours particuliers et la réforme, toujours explosive, du baccalauréat égyptien. De l’autre, sa désignation a déclenché une vive discussion sur sa trajectoire et sur l’authenticité ou la nature exacte de ses diplômes revendiqués, controverse alimentée par des publications sur les réseaux sociaux, des articles de presse et même une démarche juridique évoquée dans les médias.
Dans un pays où l’école est souvent perçue comme l’ascenseur social décisif et où les concours, les examens et les équivalences de diplômes suscitent des débats passionnés, la crédibilité du ministre de l’Éducation pèse lourd : elle engage la capacité du gouvernement à convaincre, mais aussi la confiance des enseignants, des parents et des élèves dans les annonces de réforme. Pour comprendre qui est Mohamed Abdel Latif, il faut donc regarder à la fois son parcours professionnel, son ancrage dans le secteur éducatif privé, l’environnement politique de sa nomination, la feuille de route qu’il a mise en avant, et la manière dont il a dû composer, dès ses premiers jours, avec une polémique à forte charge symbolique.
Un parcours venu du secteur éducatif privé
Mohamed Abdel Latif est présenté par les sources institutionnelles et par une partie de la presse comme un professionnel de l’éducation davantage qu’un politique au sens classique du terme. Son profil tranche avec celui de ministres issus de la haute administration ou de carrières universitaires publiques. Avant d’entrer au gouvernement, il est surtout associé à des responsabilités dans des structures éducatives privées, en particulier au sein d’un groupe scolaire lié à sa famille.
Dans les biographies relayées au moment de sa prestation de serment, il apparaît comme ayant occupé plusieurs fonctions de direction dans des entités actives dans l’enseignement, l’organisation scolaire et les équivalences de diplômes. Il est notamment décrit comme membre du conseil d’administration d’une société opérant dans le domaine de l’éducation, comme directeur exécutif d’un groupe d’écoles, et comme dirigeant d’une structure intervenant sur des sujets d’accréditation ou d’équivalence de certificats scolaires américains. Cette dimension est importante dans le contexte égyptien : l’enseignement privé et international, prisé par une partie des classes moyennes et supérieures, est souvent perçu comme un laboratoire de méthodes de gestion, de suivi des élèves et d’innovation pédagogique, mais aussi comme un espace accusé d’accentuer les inégalités entre ceux qui peuvent payer et ceux qui dépendent de l’école publique.
Ce passage du privé à l’État alimente deux lectures opposées. Les partisans d’une nomination “managériale” y voient la possibilité d’importer une culture de résultats, de rationalisation et de contrôle. Les sceptiques, eux, redoutent un décalage avec la réalité d’un système public massif, hétérogène, soumis à des contraintes budgétaires et à des tensions sociales, où la logique de service public et la gestion du corps enseignant obéissent à d’autres règles que dans un réseau d’écoles privées. L’enjeu, pour un ministre venu du privé, est alors de démontrer qu’il comprend le terrain de l’école publique, ses urgences quotidiennes et ses équilibres politiques, tout en évitant l’image d’un responsable “hors-sol”.
Un autre aspect, souvent cité dans les présentations officielles, renvoie à ses liens avec des dispositifs d’enseignement orientés vers des diplômes étrangers, notamment américains. La question des équivalences, des programmes internationaux et des examens standardisés est sensible en Égypte, car elle recoupe l’accès aux universités, la mobilité internationale et, plus largement, les stratégies familiales d’éducation. Elle se situe aussi à l’intersection de la souveraineté éducative, de l’attractivité des standards internationaux et de la volonté de préserver une identité culturelle et nationale dans les contenus scolaires.
Héritage familial, réseaux et symboles
L’ascension de Mohamed Abdel Latif est fréquemment racontée à travers un double ancrage : un environnement familial lié au monde éducatif privé et un héritage associé à une figure militaire de premier plan. Dans des portraits et notices biographiques, il est présenté comme le fils de Nermine Ismail, connue pour être à l’origine d’un réseau d’écoles privées, et comme le petit-fils du maréchal Ahmed Ismail Ali, ancien responsable militaire égyptien associé à la guerre d’octobre 1973. Cet arrière-plan n’est pas anecdotique : il façonne la façon dont une partie de l’opinion interprète sa nomination.
En Égypte, où l’État, l’armée et les grandes institutions publiques occupent une place structurante, l’idée d’une continuité entre certaines élites administratives, militaires et économiques nourrit des débats récurrents sur la sélection des responsables. Le fait qu’un ministre de l’Éducation vienne d’un milieu lié à l’enseignement privé et qu’il appartienne à une famille ayant des références historiques au sommet de l’État peut être lu, selon les sensibilités, comme un gage de “solidité” institutionnelle ou comme le signe d’une reproduction des réseaux.
Dans le même temps, cet héritage familial place la barre plus haut sur un plan symbolique. L’éducation est l’un des ministères les plus exposés : il concentre les attentes sociales, les frustrations liées aux examens, et les débats sur les cours particuliers, phénomène massif en Égypte. Un ministre issu d’un univers scolaire privé, souvent perçu comme plus performant, doit convaincre qu’il ne gouvernera pas uniquement à partir de grilles de lecture propres au secteur international, mais qu’il cherchera à améliorer, de manière concrète, la qualité de l’école publique pour tous.
La question de la “légitimité” se joue aussi dans les discours. Dans ses premières prises de parole relayées par la presse, Mohamed Abdel Latif insiste sur l’idée d’investir dans l’avenir du pays en offrant une éducation de haute qualité, et de traiter des problèmes accumulés au fil des années sans alourdir la charge financière de l’État. C’est un positionnement politique classique, mais qui prend une tonalité particulière quand il est porté par une figure associée à la gestion privée : l’efficacité devient un argument central, et la promesse de faire mieux “sans coûts supplémentaires” expose le ministre à une exigence de résultats rapides.
Une nomination en juillet 2024 et une feuille de route centrée sur l’urgence
Mohamed Abdel Latif prête serment le 3 juillet 2024, dans le cadre d’un remaniement gouvernemental mené sous l’autorité du président Abdel Fattah al-Sissi et du Premier ministre Mostafa Madbouly. La date est importante : elle le place immédiatement dans le calendrier des préparatifs de rentrée scolaire, un moment où les questions de densité des classes, d’affectation des enseignants, de maintenance des établissements et d’organisation des examens deviennent prioritaires.
Dans les échanges qu’il accorde à la presse au cours des mois suivants, sa stratégie est présentée comme celle d’un traitement des urgences structurelles : la surcharge des classes et le manque d’enseignants, qui alimentent l’absentéisme et la dépendance aux cours particuliers. Son discours décrit une administration confrontée à un statu quo, et met en avant une méthode : consulter des responsables locaux, écouter les retours des enseignants, construire des mécanismes applicables par les chefs d’établissement, et agir par réorganisation plutôt que par annonces budgétaires massives.
Sur la question de la densité, il évoque une règle de plafonnement, avec l’objectif de ne pas dépasser 50 élèves par classe, en reconnaissant l’existence de cas résiduels. Il insiste aussi sur l’usage d’outils numériques ou de dispositifs électroniques pour encadrer les transferts d’élèves entre écoles, sujet délicat car il touche aux stratégies résidentielles, aux attentes des parents et au risque de voir certaines écoles devenir rapidement surchargées.
Sur l’absentéisme, il lie la baisse de la présence des élèves à des facteurs structurels, mais met en avant une reprise du contrôle grâce à des mécanismes de suivi et à un renforcement de la discipline scolaire. Il avance un taux de fréquentation dépassant 85 % et associe cette amélioration à une diminution marquée du recours aux centres de cours particuliers. Ce point est central : les cours particuliers constituent l’un des marqueurs du système éducatif égyptien, souvent dénoncé parce qu’il transfère une partie de l’apprentissage hors de l’école, creuse les inégalités et alourdit la charge financière des familles.
Dans sa communication, le ministre met également en avant la mobilisation de ressources humaines “sans coût supplémentaire” au sens d’un grand plan de recrutement immédiat. Les leviers cités incluent l’augmentation du volume horaire d’enseignants en poste, avec compensation financière, l’appel à des enseignants retraités, et l’implication de jeunes diplômés dans des dispositifs encadrés. Ce type de mesures vise à répondre rapidement à la pénurie dans certaines matières, mais il est, par nature, controversé : il interroge la qualité de l’encadrement, la formation, la stabilité des équipes et l’équilibre entre contractualisation et titularisation.
Le ministre évoque aussi des étapes dans le recrutement, notamment autour de concours liés à l’embauche d’enseignants, ce qui renvoie à une promesse politique forte en Égypte : augmenter le nombre d’enseignants tout en améliorant leur répartition géographique et disciplinaire. Dans les faits, la gestion des affectations et la reconnaissance du statut des enseignants constituent l’un des nœuds les plus sensibles, car l’amélioration du système passe autant par l’infrastructure que par la motivation et la compétence du corps enseignant.
Réformes affichées : intelligence artificielle, diplômes internationaux et “baccalauréat égyptien”
Au-delà de l’urgence, Mohamed Abdel Latif met en scène une ambition de modernisation, notamment autour du numérique et de l’intelligence artificielle. Il affirme vouloir introduire l’enseignement de la programmation dès la première année du secondaire général afin que les élèves maîtrisent les bases du code, avec l’idée d’aligner l’école publique sur les compétences attendues sur le marché du travail. Il évoque une coordination avec des partenaires internationaux pour l’élaboration des contenus et la formation des enseignants, ainsi que le développement de plateformes éducatives appuyées sur des outils numériques.
Cette orientation s’inscrit dans une tendance plus large : de nombreux pays cherchent à intégrer des compétences numériques de base au curriculum scolaire. Mais, dans le cas égyptien, la difficulté réside dans l’échelle : former un nombre massif d’enseignants, équiper des établissements parfois très inégalement dotés, maintenir les infrastructures, et garantir que la modernisation ne reste pas un slogan réservé aux établissements les plus favorisés.
Un autre chantier, hautement symbolique, est celui des examens et des diplômes. Mohamed Abdel Latif s’exprime sur le retour d’examens standardisés associés au diplôme américain après une interruption de plusieurs années, en expliquant qu’il s’agit de garantir l’équité et l’intégrité des épreuves dans un format numérique international. Derrière ce débat technique, il y a une question politique : comment encadrer, dans un pays où de nombreuses familles aspirent à des parcours internationaux, l’articulation entre diplômes étrangers, universités et souveraineté éducative.
Le dossier le plus explosif reste toutefois celui de la Sanawiya Amma, l’équivalent du baccalauréat égyptien, souvent perçu comme l’examen décisif qui conditionne l’accès à l’université et, par ricochet, l’avenir social. Pendant longtemps, toute tentative de réforme du bac en Égypte se heurte à la crainte d’une instabilité du système, à l’inquiétude des familles et aux tensions sur les modalités d’évaluation.
Dans les mois qui suivent sa nomination, Mohamed Abdel Latif affirme d’abord qu’il n’y aura pas de changement immédiat en cours d’année afin de ne pas perturber les élèves, laissant entendre que toute réforme doit être adoptée selon des procédures institutionnelles. Mais, en janvier 2025, un projet de nouveau système est présenté publiquement : un “baccalauréat égyptien” fondé sur un apprentissage multidisciplinaire et une évaluation plus continue, avec plusieurs spécialisations possibles, et des sessions d’examens organisées deux fois par an selon les niveaux. Le dispositif prévoit, selon les informations rendues publiques, une gratuité pour la première tentative et un montant fixe si l’élève souhaite repasser l’examen.
Cette approche vise à répondre à plusieurs critiques classiques : l’extrême pression d’un examen unique, la rigidité des filières, et l’écart entre apprentissages et compétences réelles. Elle est aussi présentée comme un moyen d’obtenir une reconnaissance internationale renforcée, afin d’élargir les opportunités d’études supérieures en Égypte et à l’étranger. Mais la réforme du bac est, par nature, un terrain politique : elle touche les classes moyennes, les systèmes de cours particuliers, les stratégies d’inscription dans certaines filières, et les intérêts économiques liés au marché de la préparation aux examens.
Dans ce contexte, le ministre se retrouve à porter un pari : convaincre qu’une évaluation plus continue peut être plus juste, dans un système où les familles redoutent la subjectivité, le favoritisme et l’inégalité territoriale. Le succès d’une telle réforme dépend non seulement des textes, mais de la capacité de l’État à garantir des standards homogènes, à limiter la fraude, et à accompagner enseignants et élèves dans un changement culturel.
Une controverse sur les qualifications et un test de confiance politique
Quatre jours après sa prestation de serment, Mohamed Abdel Latif fait face à une polémique qui dépasse sa personne : elle touche au processus de sélection des responsables publics et à la question de la vérification des diplômes. La controverse s’est cristallisée autour d’un doctorat présenté dans des biographies officielles et des articles de presse, et autour du statut des établissements mentionnés. Sur les réseaux sociaux, des internautes, des pages de vérification et des médias ont mis en doute la nature de l’université citée et des programmes évoqués, certains allant jusqu’à parler de diplômes “non reconnus” ou de structures privées proposant des certifications contre paiement.
Dans ce type d’affaire, les faits se mêlent souvent à des perceptions politiques. Une partie des commentateurs voit dans la polémique un règlement de comptes, d’autres y voient la preuve d’un déficit de transparence. La controverse a pris un tour officiel dans la mesure où des médias ont évoqué le dépôt d’une plainte auprès du parquet, demandant l’examen des qualifications annoncées. Dans le même temps, d’autres articles ont rapporté que le ministre, dans une intervention médiatique, a défendu son parcours en expliquant que le doctorat avait été obtenu à distance, dans une logique d’acquisition de connaissances, et non en vue d’une carrière académique.
Le gouvernement, lui, se retrouve pris entre deux impératifs : préserver la stabilité de l’équipe ministérielle nouvellement nommée et répondre à une demande de clarification. Le Premier ministre appelle alors publiquement, selon les comptes rendus de presse, à laisser du temps aux nouveaux ministres pour travailler avant de les juger. Cette posture vise à calmer la tempête médiatique, mais elle ne répond pas entièrement au cœur du problème : l’éducation est un ministère où la légitimité académique et la crédibilité symbolique comptent particulièrement, parce qu’il est chargé de certifier, d’évaluer et de sanctionner la valeur des diplômes des autres.
Pour Mohamed Abdel Latif, l’épisode constitue un test politique majeur. Même si ses réformes de terrain avancent, l’ombre d’une controverse sur les diplômes peut fragiliser sa capacité à mobiliser l’appareil administratif, à convaincre les enseignants et à obtenir l’adhésion des familles. Dans un pays où l’on reproche souvent au système éducatif ses dysfonctionnements, l’autorité du ministre repose sur deux piliers : une capacité de gestion et une légitimité morale.
L’affaire révèle aussi une tension contemporaine : l’essor des formations en ligne, des certifications privées, des universités transnationales et des diplômes obtenus à distance. Dans le monde entier, la frontière entre formation continue, titres professionnels et diplômes académiques est devenue plus floue. Mais, lorsqu’il s’agit d’un ministre chargé d’organiser l’école publique, la société attend une clarté totale : quels diplômes exactement, quels établissements, quelle reconnaissance ? La controverse, en Égypte, met au jour une exigence de transparence qui dépasse le cas Abdel Latif et interroge l’ensemble des processus de nomination.
Reste une question, plus large encore : pourquoi un ministre de l’Éducation, même doté d’une expérience de gestion, suscite-t-il autant d’attentes en si peu de temps ? Parce que l’éducation, en Égypte comme ailleurs, est le champ où se jouent à la fois l’avenir économique, l’égalité des chances et la cohésion sociale. Si Mohamed Abdel Latif parvient à réduire durablement la surcharge des classes, à stabiliser le corps enseignant, à rendre l’école plus attractive que les cours particuliers, et à réformer le bac sans provoquer de crise, il pourrait imposer un style de gouvernance fondé sur des objectifs mesurables et une modernisation accélérée. S’il échoue, ou si la controverse sur ses qualifications continue d’éroder la confiance, il risque de devenir le symbole d’une réforme annoncée mais empêchée, prise entre la dureté des contraintes et la fragilité de l’adhésion sociale.
Dans les mois et années qui viennent, son bilan sera donc scruté sur deux plans indissociables : la réalité des résultats sur le terrain scolaire, et la capacité à lever durablement les ambiguïtés qui entourent son parcours. Dans un ministère où l’État demande aux élèves de prouver leurs acquis et aux enseignants de justifier leurs méthodes, le ministre, lui aussi, se retrouve sommé de rendre des comptes, non seulement sur ses décisions, mais sur la solidité de son propre récit.



