Dans une région où les équilibres bougent vite, peu de responsables politiques affichent une telle longévité au sommet de l’appareil d’État. Osman Saleh Mohammed, ministre des Affaires étrangères de l’Érythrée depuis avril 2007, fait partie de ces figures durables qui traversent les crises, les rapprochements et les nouvelles tensions sans quitter le premier plan. Son nom revient régulièrement lors des grandes séquences diplomatiques de la Corne de l’Afrique, qu’il s’agisse de la normalisation avec l’Éthiopie en 2018, des débats aux Nations unies, des relations avec les organisations régionales, ou plus récemment des crispations autour de l’accès éthiopien à la mer Rouge et du retrait d’Asmara de l’IGAD fin 2025.
Mais qui est vraiment Osman Saleh, au-delà du titre ministériel et des apparitions protocolaires ? À défaut d’une communication institutionnelle abondante, son parcours permet de comprendre une partie des mécanismes du pouvoir érythréen : la place de l’ancien mouvement de libération dans l’État, la centralisation extrême de la décision, la priorité donnée à la souveraineté, et une diplomatie marquée par la méfiance à l’égard des médiations extérieures. Portrait d’un ministre qui, depuis près de deux décennies, porte la ligne d’Asmara sur la scène internationale.
Un homme du sérail, formé dans la matrice du mouvement de libération
Osman Saleh appartient à la génération de responsables politiques érythréens façonnés par la guerre d’indépendance et par la transformation, après 1993, d’un mouvement politico-militaire en appareil d’État. Né en 1948, il est décrit comme un cadre issu du Front populaire pour la démocratie et la justice (PFDJ), parti unique qui domine la vie politique érythréenne depuis l’indépendance. Cette affiliation n’est pas un détail : en Érythrée, l’architecture du pouvoir reste intimement liée à l’histoire du front de libération, à ses réseaux de loyauté et à son mode de gouvernance.
Les éléments publics disponibles sur sa formation indiquent qu’il a été éduqué à l’université Haile Selassie, nom historique de l’actuelle université d’Addis-Abeba. Ce passage par l’enseignement supérieur en Éthiopie n’est pas rare parmi des figures politiques de la région nées avant les indépendances ou dans des États en recomposition : il rappelle aussi l’épaisseur historique des relations entre Érythrée et Éthiopie, longtemps imbriquées avant la séparation politique de 1993. Dans les biographies qui circulent, Osman Saleh apparaît également comme un acteur de la structuration de dispositifs éducatifs liés au mouvement de libération, notamment dans les camps et communautés de réfugiés, durant les années de conflit.
Ce profil, à la fois technocratique et politique, contribue à expliquer la nature de sa carrière : il n’est pas seulement un diplomate de carrière au sens classique, mais un responsable gouvernemental formé au sein d’un système où l’État a été bâti par les anciens dirigeants du mouvement de libération. Dans ce type de configuration, les ministres sont souvent choisis autant pour leur capacité à exécuter une ligne stratégique que pour leur aptitude à négocier. Le rôle de ministre des Affaires étrangères, en Érythrée, ne se comprend donc pas uniquement comme un portefeuille tourné vers l’extérieur, mais comme l’une des courroies de transmission d’une présidence qui concentre l’essentiel des arbitrages.
Le fait que son arrivée aux Affaires étrangères en 2007 intervienne après une longue vacance du poste, à la suite du décès d’un prédécesseur, souligne un point essentiel : dans la pratique, la politique extérieure d’Asmara est souvent perçue comme structurée autour de la présidence, avec une place variable accordée aux institutions. Dans ce cadre, Osman Saleh apparaît comme une figure de continuité, chargée de porter la parole officielle, de cadrer les positions, de maintenir des canaux de dialogue et, lorsque nécessaire, de défendre des lignes dures au nom de la souveraineté nationale.
De l’éducation à la diplomatie : le ministre qui a accompagné la construction de l’État
Avant de devenir le visage de la diplomatie érythréenne, Osman Saleh a occupé un poste central dans la construction de l’État après l’indépendance : celui de ministre de l’Éducation. Il est présenté comme le premier titulaire de ce portefeuille dans l’Érythrée indépendante, fonction qu’il occupe de 1993 à avril 2007. Cette période est déterminante : il s’agit des années où le nouveau pays doit transformer des structures éducatives héritées de la lutte, des contraintes de guerre et d’un tissu institutionnel limité, en un système national capable de scolariser, de former et de produire les cadres nécessaires à l’administration.
Le ministère de l’Éducation, dans les États post-conflit, est souvent un levier stratégique. Il touche à la fois à la reconstruction matérielle (écoles, programmes, formation des enseignants) et à la définition d’un récit national (langues d’enseignement, histoire, identités). En Érythrée, ces enjeux sont d’autant plus sensibles que le pays, jeune, est confronté dès la fin des années 1990 à un nouveau conflit majeur avec l’Éthiopie (1998-2000), puis à une période prolongée de tension, souvent décrite comme un état de « ni guerre ni paix ». Dans ce contexte, la scolarisation, la mobilisation nationale, le service et la formation deviennent des thèmes qui débordent largement le cadre éducatif.
Les éléments disponibles indiquent qu’Osman Saleh a supervisé la transition entre un système éducatif organisé par le mouvement de libération et un dispositif national. Cette phrase peut paraître technique ; elle renvoie en réalité à une transformation profonde : normalisation des programmes, institutionnalisation, centralisation, et articulation entre éducation et priorités de l’État. Dans les débats internationaux sur l’Érythrée, l’organisation du secondaire final et des dispositifs de formation associée au centre de Sawa est souvent citée comme un marqueur de l’articulation entre école, service national et encadrement des jeunes. Dans un pays où la sécurité et la défense sont perçues comme existentielles par les autorités, l’éducation n’est pas seulement un secteur social ; elle participe d’une stratégie de cohésion et de capacité de mobilisation.
Le basculement d’Osman Saleh des salles de classe à la diplomatie en 2007 n’est donc pas un virage imprévu : c’est un transfert d’un portefeuille structurant à un autre, à un moment où l’Érythrée cherche à gérer une situation régionale tendue, des critiques internationales et une sécurité nationale fortement liée à son environnement. À cette époque, Asmara est confrontée à des contentieux variés : litige frontalier et politique avec l’Éthiopie, relations complexes avec certains voisins, pressions de la communauté internationale et, plus tard, sanctions onusiennes.
Dans ce type de système, l’expérience ministérielle longue est un capital : elle forge des réflexes d’appareil, la connaissance des réseaux internes, et la capacité à naviguer dans un paysage institutionnel peu transparent. Cette longévité éclaire aussi la perception de sa fonction : Osman Saleh n’est pas une simple figure de passage, mais un rouage stabilisateur, susceptible de représenter l’État à long terme, de préserver la cohérence du discours et de limiter les dissonances internes dans la communication extérieure.
Diplomatie de voisinage : l’Éthiopie, la mer Rouge et la région en tension permanente
Si Osman Saleh est connu au-delà des cercles diplomatiques, c’est surtout parce que sa trajectoire est indissociable du dossier éthiopien, pivot de la sécurité et de la politique extérieure érythréennes. Les deux pays ont connu une guerre frontalière meurtrière entre 1998 et 2000, formellement close par l’accord d’Alger signé en décembre 2000. Cet accord, qui prévoit notamment des mécanismes juridiques de délimitation et d’arbitrage, n’a pas empêché deux décennies de tension, marquées par un face-à-face militaire et politique.
La séquence de 2018 a constitué un tournant majeur : l’arrivée d’un nouveau Premier ministre en Éthiopie et l’acceptation par Addis-Abeba de principes liés au règlement frontalier ont ouvert la voie à une déclaration de paix et à une normalisation spectaculaire. Dans la photographie diplomatique de cette période, le ministre érythréen des Affaires étrangères est l’un des visages de la continuité : il accompagne, explique et défend une ligne érythréenne qui insiste sur l’absence de médiation nécessaire et sur la primauté de décisions souveraines des deux capitales. Cette posture, récurrente dans le discours d’Asmara, s’inscrit dans une méfiance historique vis-à-vis des arrangements imposés, des pressions et des médiations jugées intéressées.
Cette normalisation, toutefois, n’a pas fait disparaître les fragilités. La Corne de l’Afrique est un espace où se superposent conflits internes, rivalités régionales, enjeux portuaires et préoccupations sécuritaires. La question de l’accès éthiopien à la mer Rouge est l’une des plus sensibles : depuis l’indépendance érythréenne, l’Éthiopie, pays enclavé, cherche des débouchés maritimes. Pendant des années, Djibouti a constitué un axe logistique majeur. Mais la tentation d’élargir les options, y compris via les ports érythréens, reste un sujet politique en Éthiopie, avec des déclarations susceptibles d’être perçues à Asmara comme des remises en cause de la souveraineté ou comme des signaux d’ambitions territoriales.
En 2025, la crispation est redevenue visible. Dans la dernière partie de l’année, l’Érythrée a annoncé son retrait de l’IGAD (Intergovernmental Authority on Development), organisation régionale qui regroupe plusieurs pays d’Afrique de l’Est et de la Corne. Dans son argumentaire, Asmara a accusé le bloc d’agir contre ses intérêts et de ne plus remplir sa mission. Ce retrait s’inscrit dans une relation fluctuante à l’organisation : l’Érythrée avait déjà quitté l’IGAD en 2003, avant de la réintégrer récemment, sans pour autant s’y engager de façon constante.
Ce geste n’est pas seulement bureaucratique. Il intervient dans un climat de tension renouvelée avec l’Éthiopie, fait d’accusations mutuelles d’ingérence et de soupçons de préparation militaire. Les Nations unies ont publiquement appelé les deux pays à la retenue, en rappelant l’importance de cadres existants pour préserver la paix et en invitant à respecter souveraineté et intégrité territoriale. Dans ce contexte, Osman Saleh apparaît moins comme un artisan d’initiatives publiques que comme un opérateur de ligne : le porte-voix d’une diplomatie qui, lorsqu’elle se sent menacée, privilégie la dénonciation, la mise en garde et le rappel des principes plutôt que la négociation sous pression.
Cette posture renvoie à une constante du discours érythréen : la conviction que les rapports de force régionaux doivent être gérés sans dépendre d’organisations jugées politisées, et que l’équilibre passe par des accords bilatéraux et par une capacité de dissuasion. Pour comprendre Osman Saleh, il faut donc le lire à travers cette matrice : un ministre qui défend l’État comme un acteur assiégé ou vulnérable, pour lequel la souveraineté n’est pas un slogan mais une stratégie.
À l’ONU, face aux sanctions et aux critiques : le diplomate du refus des injonctions
Osman Saleh est aussi un habitué des enceintes multilatérales. Ses interventions aux Nations unies, notamment lors des débats généraux de l’Assemblée générale, s’inscrivent dans une rhétorique constante : dénonciation de l’unilatéralisme, critique des sanctions, appel à une réforme des institutions internationales, défense d’une conception stricte de la souveraineté, et mise en avant d’un récit national fondé sur l’indépendance et la résistance.
Cette ligne s’explique en partie par l’histoire récente du pays. En 2009, le Conseil de sécurité de l’ONU a imposé des sanctions à l’Érythrée, dans un contexte où le pays était accusé de déstabilisation régionale. Ces sanctions ont été levées en 2018, après la dynamique de paix dans la Corne de l’Afrique et la conclusion qu’aucun élément concluant ne venait étayer certaines accusations sur la période récente examinée. La levée des sanctions a été présentée comme un moment de réintégration et de reconnaissance d’un changement de contexte régional, même si elle n’a pas effacé toutes les critiques adressées au régime érythréen sur d’autres sujets.
Sur le terrain des droits humains, l’Érythrée fait l’objet d’une attention internationale soutenue depuis des années, notamment sur la question du service national, des restrictions à la presse et des libertés politiques. À Genève, lors des sessions du Conseil des droits de l’homme, la délégation érythréenne adopte régulièrement une posture de contestation des mandats et des mécanismes jugés sélectifs. Osman Saleh, lorsqu’il s’exprime dans ce cadre, s’inscrit dans une défense classique des États qui dénoncent ce qu’ils considèrent comme une instrumentalisation des droits humains à des fins politiques.
Loin d’être une singularité érythréenne, cette posture est fréquente dans une partie du « Sud global » qui critique les asymétries du système international. Mais en Érythrée, elle prend une tonalité particulière, car elle s’articule à une politique intérieure très fermée et à une forte défiance envers les organisations internationales. Dans ce contexte, le ministre des Affaires étrangères devient l’un des principaux agents de l’argumentaire d’État : il ne s’agit pas seulement de représenter, mais de contester les cadres de critique.
La relation entre Asmara et l’ONU n’est pas uniquement conflictuelle. Elle est aussi faite d’échanges protocolaires, de rencontres avec le secrétaire général et de discussions sur la sécurité régionale. En septembre 2025, par exemple, des rencontres entre Osman Saleh et le secrétaire général ont été annoncées, autour de questions de paix et de coopération. Cela illustre une réalité souvent oubliée : même les États qui contestent le système multilatéral continuent de l’utiliser, ne serait-ce que pour défendre leurs intérêts, maintenir des canaux et éviter l’isolement.
Le rôle d’Osman Saleh, ici, est celui d’un professionnel de la continuité : maintenir l’accès aux forums, empêcher que le pays ne soit défini uniquement par ses détracteurs, et rappeler sans cesse les thèmes récurrents de la diplomatie érythréenne. Dans une communication internationale, la répétition est une stratégie : elle vise à imposer un cadre narratif stable, même lorsque l’attention médiatique varie.
Un ministre dans un système hyperprésidentiel : quelle marge de manœuvre, quel poids réel ?
La question qui revient souvent, dès que l’on s’intéresse à Osman Saleh, est celle de sa marge de manœuvre réelle. Dans un État où le pouvoir est fortement concentré autour du président Isaias Afwerki, et où le parti unique PFDJ structure l’appareil, le ministre des Affaires étrangères peut-il être un décideur, ou n’est-il qu’un exécutant ? La réponse, comme souvent dans les systèmes hyperprésidentiels, est nuancée.
D’un côté, la centralisation de la politique étrangère autour de la présidence est largement décrite, y compris par des observateurs et des documents publics d’époque : le chef de l’État demeure l’arbitre principal, et les grandes orientations stratégiques viennent du sommet. Dans ce cadre, le ministre est d’abord un relais. Cela se reflète dans le style érythréen : positions souvent tranchées, faible goût pour les compromis publics, insistance sur le caractère non négociable de certains principes. Le ministre est alors chargé d’énoncer, d’expliquer et de défendre.
De l’autre côté, un relais n’est pas neutre. Dans un appareil d’État, celui qui porte la parole à l’extérieur façonne aussi la manière dont le message est reçu. Il choisit les formules, les priorités, les canaux. Il décide du niveau d’ouverture accordé à certains interlocuteurs. Il peut, dans les marges, calibrer le ton, temporiser, ou au contraire durcir. La longévité d’Osman Saleh, sa familiarité avec les acteurs régionaux et multilatéraux, et sa connaissance du fonctionnement interne érythréen lui donnent une influence de fait : même s’il ne tranche pas toujours, il peut orienter, préparer, filtrer et exécuter avec un degré d’autonomie qui dépend des dossiers.
Il y a aussi un aspect institutionnel : à force de participer aux mêmes rencontres, de connaître les codes diplomatiques et de maîtriser les procédures, un ministre devient une ressource pour un pouvoir qui, autrement, risquerait de s’enfermer dans une logique purement domestique. Dans une Érythrée où la communication politique est rare, chaque prise de parole extérieure compte. Les discours aux Nations unies, les visites officielles, les échanges avec des organisations régionales sont autant d’occasions de produire une image du pays. Un ministre expérimenté, dans ce cadre, est un atout.
La question de la succession politique en Érythrée, régulièrement évoquée par les observateurs en raison de la durée du pouvoir en place, renforce encore l’intérêt pour les figures de l’appareil. Osman Saleh n’est pas présenté publiquement comme un successeur. Mais il fait partie de ceux qui garantissent, par leur présence, l’idée d’un système stable, peuplé de cadres capables d’assurer la continuité. Dans les régimes où le sommet concentre l’essentiel, la stabilité repose souvent sur un cercle de responsables loyaux et durables. Le ministre des Affaires étrangères, parce qu’il est en contact avec l’extérieur, en devient l’un des visages les plus identifiables.
À ce titre, Osman Saleh incarne une forme de paradoxe : il représente un pays qui revendique la souveraineté et se défie des influences, tout en étant l’un des principaux points de contact avec le monde. Il est à la fois un verrou et un passage. Un verrou, parce qu’il défend une ligne peu flexible et rejette les injonctions ; un passage, parce que la diplomatie existe encore, même dans les systèmes les plus fermés, et qu’elle suppose un minimum d’interlocution.
Au final, répondre à la question « qui est Osman Saleh ? » revient à comprendre ce que signifie être ministre dans l’Érythrée contemporaine. Ce n’est pas seulement tenir un portefeuille : c’est porter une doctrine. C’est habiter une continuité historique, du mouvement de libération à l’État. C’est traduire, dans le langage diplomatique, une politique intérieure et une lecture du monde. Et c’est, surtout, durer. Dans la Corne de l’Afrique, où les alliances se font et se défont, cette longévité est en soi un signe politique.



