Qui est Taye Atske Selassie ?

L’Éthiopie a changé de visage à la tête de l’État le 7 octobre 2024. Ce jour-là, le Parlement a porté à la présidence Taye Atske Selassie, jusque-là ministre des Affaires étrangères. Dans un pays où la fonction présidentielle est largement honorifique et où l’essentiel du pouvoir exécutif se concentre autour du Premier ministre, le choix d’un diplomate chevronné n’en dit pas moins beaucoup sur le moment éthiopien et sur les priorités d’Addis-Abeba dans une région en tension permanente.

Taye Atske Selassie n’est pas une figure issue des appareils partisans classiques. C’est un homme des chancelleries, formé à la fois sur les bancs de l’université et dans les couloirs des organisations internationales. Son parcours éclaire la stratégie d’un État africain de plus en plus attentif à ses équilibres internes, à sa place dans la Corne de l’Afrique et à ses alliances dans un monde où les blocs se recomposent. Comprendre qui il est, c’est aussi comprendre pourquoi l’Éthiopie a voulu, à un moment précis, confier l’image de la nation à un professionnel des relations internationales.

Une présidence surtout symbolique, mais politiquement révélatrice

En Éthiopie, le titre de président peut prêter à confusion vue d’Europe. Le chef de l’État incarne la continuité institutionnelle, signe des lois, reçoit des diplomates, prononce des allocutions, préside des cérémonies et occupe une place centrale dans le protocole. Mais la direction politique du pays relève d’abord du Premier ministre et de sa majorité parlementaire. La portée du choix opéré le 7 octobre 2024 doit donc se lire à deux niveaux.

D’une part, il s’agit d’une nomination à forte charge symbolique. Le Parlement, en séance conjointe de ses deux chambres, a élu Taye Atske Selassie pour succéder à Sahle-Work Zewde, première femme à avoir occupé la fonction depuis 2018. Le passage de relais s’est fait au terme d’une séquence politique commentée, marquée par une fin de mandat jugée tendue entre la présidence et la primature, dans un contexte national déjà éprouvé par des conflits armés et des fractures politiques profondes. Ce type de transition, même lorsqu’il touche une fonction honorifique, envoie toujours un signal : celui d’une reconfiguration du sommet de l’État et d’un resserrement possible autour de l’exécutif.

D’autre part, l’élection d’un diplomate à la présidence met en avant une ligne : projeter à l’extérieur une image de compétence internationale à un moment où l’Éthiopie multiplie les dossiers sensibles. Dans son discours après sa prestation de serment, Taye Atske Selassie a insisté sur l’engagement du pays dans les efforts de paix et de sécurité dans la Corne de l’Afrique, en citant notamment la guerre au Soudan et la nécessité de renforcer les relations avec les voisins. Il a également évoqué la volonté de désamorcer les frictions diplomatiques liées à l’accord signé avec le Somaliland, sujet hautement inflammable dans la région.

Ce n’est pas la première fois que l’Éthiopie choisit un profil tourné vers l’international pour incarner l’État. Mais la conjoncture de 2024 rend la décision plus lisible : au moment où Addis-Abeba cherche à stabiliser son environnement régional et à diversifier ses partenariats, l’installation d’un président issu de la diplomatie agit comme une promesse de maîtrise des codes, des mots et des équilibres.

D’un étudiant en relations internationales à un diplomate de long cours

Taye Atske Selassie est né le 13 janvier 1956, originaire du nord-ouest éthiopien, dans la région de Gondar. Il a étudié les relations internationales à l’université d’Addis-Abeba, puis a poursuivi en Angleterre, à l’université de Lancaster, où il a obtenu en 1989 un diplôme de master en relations internationales et études stratégiques. Cette double formation, nationale et internationale, correspond à un profil devenu classique au sein des élites diplomatiques africaines : comprendre de l’intérieur les dynamiques du pays, et apprendre, à l’extérieur, les mécanismes d’un ordre mondial dominé par la négociation, les institutions et les rapports de force.

Son entrée dans l’appareil diplomatique s’inscrit dans une trajectoire de carrière. Il a occupé des postes au ministère des Affaires étrangères, notamment sur des dossiers européens, et a exercé des fonctions dans des ambassades et représentations. Cette progression, souvent lente et technique, forge une manière particulière de concevoir le pouvoir : par le langage, par la procédure, par le compromis, par l’anticipation des conséquences.

Dans les postes évoqués au fil de sa carrière figurent des responsabilités au sein du réseau diplomatique éthiopien aux États-Unis, où il a notamment travaillé à l’ambassade à Washington, ainsi qu’un passage au consulat général à Los Angeles au début des années 2000. Ce type d’affectation n’est pas seulement un poste de représentation. Pour un pays comme l’Éthiopie, cela implique aussi un travail sur la diaspora, sur l’économie, sur les liens commerciaux et universitaires, sur l’image du pays, et sur l’accès aux décideurs.

Plus tard, Taye Atske Selassie devient ambassadeur en Égypte, un poste particulièrement stratégique pour Addis-Abeba. La relation entre les deux pays est ancienne, dense, et souvent compliquée par des divergences sur des questions de sécurité régionale et de ressources, dans un environnement où chaque geste diplomatique peut être lu comme une manœuvre. L’expérience du Caire, dans une capitale où la politique étrangère est un instrument majeur de puissance, a certainement renforcé chez lui une sensibilité aux équilibres et aux perceptions.

Le tournant le plus visible de sa carrière internationale arrive en 2018, lorsqu’il est nommé représentant permanent de l’Éthiopie auprès des Nations unies, à New York. Le 10 septembre 2018, il présente ses lettres de créance au secrétaire général de l’ONU. À ce poste, il ne s’agit plus seulement de défendre des intérêts bilatéraux, mais de représenter un pays sur les grands dossiers multilatéraux : paix et sécurité, droits humains, aide humanitaire, sanctions, financements, climat, développement. C’est une école de patience et de précision, où chaque mot pèse, où chaque vote est observé, où les coalitions se font et se défont selon des logiques parfois éloignées des réalités de terrain.

Le fait qu’il soit marié et père de trois enfants est mentionné dans des notices biographiques officielles publiées à l’occasion de ses fonctions internationales. Le reste de sa vie privée demeure, comme souvent pour des diplomates de carrière, en retrait des récits publics.

Du multilatéralisme aux crises de la Corne de l’Afrique

Le parcours de Taye Atske Selassie se comprend aussi à travers les crises qui ont redessiné l’agenda éthiopien. À l’ONU, l’Éthiopie a été confrontée à des débats sensibles la concernant, notamment sur les conflits internes et leurs conséquences humanitaires. Un représentant permanent éthiopien dans ce contexte doit faire face à une tension permanente : défendre la souveraineté de l’État tout en répondant à l’attention, parfois critique, de la communauté internationale.

En janvier 2023, Taye Atske Selassie est appelé à un rôle plus directement politique : conseiller aux affaires étrangères du Premier ministre, avec rang ministériel. Ce déplacement, de New York vers Addis-Abeba, est un changement de registre. Il quitte le temps long du multilatéralisme pour l’urgence de la décision nationale, au cœur de la machine gouvernementale.

Le 8 février 2024, il devient ministre des Affaires étrangères, après la démission de son prédécesseur. La fenêtre est courte – environ huit mois – mais elle correspond à une période où la diplomatie éthiopienne est sous pression sur plusieurs fronts : les relations de voisinage, la recherche d’accès maritimes, les équilibres de sécurité dans la Corne de l’Afrique, et la place de l’Éthiopie dans les alliances émergentes.

Parmi les dossiers les plus explosifs figure la question de l’accès à la mer. L’Éthiopie, pays très peuplé et enclavé, a perdu son accès direct au littoral lors de l’indépendance de l’Érythrée en 1993. Depuis, sa dépendance logistique et commerciale a alimenté un débat récurrent sur la nécessité de sécuriser des débouchés maritimes. Dans ce contexte, un mémorandum d’entente a été signé le 1er janvier 2024 entre l’Éthiopie et le Somaliland, région autoproclamée indépendante mais non reconnue internationalement. L’accord, dont le texte n’a pas été rendu public dans le détail, a été présenté comme ouvrant la voie à un accès maritime et à des arrangements portuaires, tout en déclenchant une réaction très ferme de la Somalie, qui considère le Somaliland comme partie intégrante de son territoire.

Taye Atske Selassie, devenu ministre des Affaires étrangères après la signature de ce mémorandum, s’est retrouvé au centre de la gestion des conséquences diplomatiques. Dans sa prise de parole du 7 octobre 2024 après sa prestation de serment présidentielle, il a évoqué l’existence de ce mémorandum et l’objectif affiché de limiter les frictions diplomatiques qu’il a suscitées, signe qu’il entendait inscrire le dossier dans une démarche de contrôle politique et de communication.

L’autre point marquant, dans son discours, concerne le Soudan. La guerre qui ravage le pays voisin depuis 2023 a des effets directs sur l’Éthiopie : réfugiés, sécurité frontalière, équilibres régionaux. Quand un nouveau président promet une participation active aux efforts de paix et de sécurité, il endosse un rôle de représentation : il dit, à l’intérieur comme à l’extérieur, que l’Éthiopie veut compter dans les médiations et rester un acteur incontournable de la Corne.

Le 7 octobre 2024 : une succession au sommet, dans un pays sous tension

L’élection de Taye Atske Selassie à la présidence ne peut pas être réduite à un simple passage de témoin. Elle s’inscrit dans une dynamique politique nationale complexe. Sahle-Work Zewde, qui occupait la fonction depuis 2018, quitte la présidence après une séquence décrite comme marquée par des tensions avec le Premier ministre. Dans un système où le président n’exerce pas le pouvoir exécutif au quotidien, ces tensions sont néanmoins révélatrices : elles concernent l’équilibre institutionnel, la visibilité, et la capacité à incarner un contrepoint moral ou politique en temps de crise.

Le choix de Taye Atske Selassie, considéré comme un proche allié de l’exécutif, est interprété par de nombreux observateurs comme une volonté d’alignement et de cohérence au sommet de l’État. Là où une présidence plus indépendante peut parfois incarner une forme de distance, un président issu de la même matrice gouvernementale contribue à réduire les dissonances.

Cela ne signifie pas que la fonction devient soudainement décisionnelle. Mais le président, même honorifique, peut peser par la parole, par les gestes, par les thèmes qu’il met en avant, par les symboles qu’il choisit, et par le ton qu’il donne aux relations avec les partenaires étrangers.

L’Éthiopie, à la date de cette transition, reste confrontée à des enjeux internes majeurs. Les dernières années ont vu se succéder des périodes de conflit armé, de tensions ethniques et de débats sur la gouvernance, tandis que les équilibres sociaux et économiques sont soumis à rude épreuve. Dans ce contexte, l’arrivée d’un président au profil diplomatique peut être comprise comme la recherche d’une figure capable d’apaiser, au moins symboliquement, la scène institutionnelle et de projeter une image de sérieux.

Dans son intervention rapportée au moment de son investiture, Taye Atske Selassie a également évoqué la disponibilité du gouvernement à dialoguer avec des acteurs de la paix, tout en rappelant un principe de monopole étatique de la force. Ce type de formulation est caractéristique d’un langage d’État : ouverture au dialogue, mais affirmation de l’autorité institutionnelle.

Une Éthiopie qui diversifie ses alliances : le sens d’un président diplomate

Au-delà des questions de voisinage immédiat, l’Éthiopie s’inscrit dans un mouvement plus large de recomposition des partenariats. Le pays est devenu membre du groupe BRICS à partir du 1er janvier 2024, dans le cadre de l’élargissement du bloc. Cette adhésion, très politique, est souvent présentée comme un marqueur : l’Éthiopie cherche à élargir ses options, à accéder à de nouveaux circuits de financement et de coopération, et à affirmer une diplomatie plus autonome dans un monde multipolaire.

Ce contexte rend encore plus cohérente l’arrivée d’un président issu de la diplomatie. Dans la logique protocolaire, le président reçoit des chefs d’État, remet des lettres de créance, représente la nation dans des cérémonies, incarne l’État face aux partenaires. Dans la logique politique, il contribue à donner un visage à cette stratégie d’ouverture et de repositionnement.

Le choix de Taye Atske Selassie n’est pas celui d’un tribun ou d’un homme d’appareil partisan. Il renvoie à une autre idée du rôle : celui d’un garant institutionnel à l’aise sur la scène internationale, capable de manier les codes de la négociation et d’éviter les faux pas dans une région où chaque déclaration peut être interprétée comme un acte.

Sa trajectoire à l’ONU, puis au ministère des Affaires étrangères, l’a confronté à la mécanique des grandes organisations, aux rapports Nord-Sud, aux coalitions africaines, aux tensions autour de la souveraineté et des droits humains. Elle l’a aussi familiarisé avec une réalité du pouvoir contemporain : la politique intérieure et la politique étrangère s’entremêlent sans cesse. Les conflits internes ont des effets diplomatiques. Les choix diplomatiques ont des effets internes.

À cet égard, le dossier du Somaliland est un révélateur. Il s’agit à la fois d’un projet économique et stratégique, d’un dossier de souveraineté pour la Somalie, d’un enjeu de sécurité régionale, et d’un marqueur de politique intérieure en Éthiopie, où la question de l’accès maritime mobilise les imaginaires nationaux. Un président habitué à la prudence diplomatique peut servir à adoucir les angles, à tenir un discours de stabilité, sans renoncer à la ligne de l’exécutif.

Enfin, la présence d’un président diplomate intervient alors que les équilibres de la Corne de l’Afrique restent fragiles : conflit au Soudan, relations fluctuantes entre États, rivalités d’influence impliquant des puissances extérieures, et importance croissante des routes maritimes et portuaires. Dans cet environnement, la fonction présidentielle, même honorifique, redevient un instrument de représentation, donc un outil de puissance douce.

Taye Atske Selassie apparaît ainsi comme un président dont la valeur réside moins dans la capacité à gouverner au quotidien que dans la capacité à symboliser, stabiliser et représenter. Il incarne une Éthiopie qui veut parler au monde avec un langage maîtrisé, tout en affrontant des défis internes et régionaux immenses.

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