L’Éthiopie a souvent produit des trajectoires politiques heurtées, où l’engagement public se paie d’années de prison, d’exil ou d’alliances improbables. Berhanu Nega incarne à lui seul cette histoire récente, faite de ruptures et de retours. Économiste de formation, professeur d’université, figure de l’opposition lors des élections de 2005, puis chef d’un mouvement d’opposition ayant revendiqué une dimension insurrectionnelle depuis l’étranger, il a fini par rentrer au pays dans le contexte d’ouverture politique de 2018, avant d’entrer au gouvernement en 2021 comme ministre de l’Éducation. Son parcours, à la fois emblématique et controversé, permet de lire en creux les transformations de l’État éthiopien depuis deux décennies : la crispation autoritaire des années 2000, les recompositions de l’opposition en exil, puis l’espoir – et les ambiguïtés – de la période de réformes engagée à partir de l’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed.
D’un étudiant contestataire à l’économiste formé aux États-Unis
Berhanu Nega naît en 1958 à Debre Zeit, aujourd’hui Bishoftu, une ville située non loin d’Addis-Abeba. Il grandit dans un pays marqué, depuis le milieu des années 1970, par la révolution et l’installation du régime du Derg, qui renverse l’empereur Haïlé Sélassié et gouverne d’une main de fer. C’est dans ce contexte que s’effectue sa socialisation politique : alors étudiant à l’université d’Addis-Abeba, il est décrit comme ayant participé, dès ses premières années, à des mouvements étudiants opposés au pouvoir militaire. Cette période, pour de nombreux intellectuels éthiopiens, a constitué une matrice durable : l’expérience de la répression, la politisation de la jeunesse urbaine, et l’idée qu’une transformation politique passe aussi par l’organisation et la production d’idées.
Sur le plan académique, Berhanu Nega suit un parcours qui, là encore, deviendra un élément central de son image publique. Il obtient une formation universitaire en économie et poursuit des études aux États-Unis, avec un cursus qui le conduit notamment à l’État de New York et à New York City, où il prépare un doctorat. Cette dimension internationale, fréquente chez une partie des élites éthiopiennes, lui offre un capital intellectuel et relationnel, mais l’inscrit aussi dans une tension permanente : comment être perçu, au pays, lorsqu’on a étudié, travaillé et vécu en partie à l’étranger, dans un environnement académique occidental, tout en revendiquant un rôle national ?
Le futur homme politique se forge d’abord une réputation d’économiste et d’enseignant. Il est associé à des structures et initiatives visant à renforcer le débat public sur l’économie, la gouvernance et les politiques publiques, à un moment où l’Éthiopie connaît de profondes mutations : libéralisation partielle, reconstruction post-guerres, puis accélération de la croissance, mais aussi consolidation d’un pouvoir dominé, pendant des années, par une coalition au centre de l’État. L’économie, en Éthiopie, n’a jamais été un domaine neutre : elle structure les rapports entre centre et périphéries, entre villes et campagnes, et nourrit des débats sur la redistribution, la terre et l’accès aux opportunités.
Au milieu des années 1990, Berhanu Nega revient en Éthiopie. Il enseigne, travaille dans des environnements liés à la recherche et aux politiques publiques, et s’implique dans des espaces de discussion intellectuelle. Plusieurs épisodes d’arrestations et de pressions sur le monde académique éthiopien, au début des années 2000, rappellent combien la frontière entre débat d’idées et confrontation politique est ténue. C’est aussi l’époque où émergent, en milieu urbain, des revendications plus structurées en faveur d’une ouverture démocratique, d’élections plus compétitives et d’une presse moins bridée.
2005 : l’élection qui fait basculer une figure universitaire dans la politique de masse
L’année 2005 constitue un tournant pour l’opposition éthiopienne et, plus encore, pour Berhanu Nega. Les élections générales de mai 2005 sont souvent décrites comme l’un des moments les plus compétitifs de l’histoire politique récente du pays, avec une forte mobilisation à Addis-Abeba et dans plusieurs régions. Berhanu Nega joue alors un rôle important dans la coalition d’opposition la plus visible du moment, rassemblée sous une bannière commune qui cherche à transformer l’élan urbain en percée électorale.
Dans la capitale, l’opposition réalise une performance spectaculaire lors des élections municipales et du conseil de la ville. Berhanu Nega est élu par les élus municipaux de l’opposition comme maire d’Addis-Abeba, dans un contexte où la capitale est un enjeu symbolique et stratégique : centre administratif, vitrine du pouvoir, mais aussi espace où la contestation se voit, se compte et s’organise. Pourtant, cette séquence se heurte à une impasse politique. Les tensions post-électorales dégénèrent, des manifestations éclatent, et la réponse sécuritaire est lourde. Des rapports d’organisations de défense des droits humains évoquent des morts lors des protestations et des vagues d’arrestations. Dans ce climat, la carrière politique de Berhanu Nega se confond avec la répression visant les dirigeants de l’opposition.
Il est arrêté avec d’autres figures, accusé dans des procédures où reviennent des chefs d’inculpation extrêmement graves, dont la trahison. Les années suivantes s’inscrivent dans une logique de fermeture : contrôle renforcé de l’espace public, pression sur les médias, polarisation entre le pouvoir et une opposition affaiblie par la prison, l’exil ou la fragmentation. L’image de Berhanu Nega, à cette étape, se construit sur deux registres : celui d’un leader urbain, symbole d’un possible changement électoral, et celui d’un prisonnier politique aux yeux de nombreux sympathisants.
La prison, paradoxalement, ne fait pas disparaître sa présence dans le débat public. Au contraire, elle contribue à fabriquer une figure qui dépasse le simple cadre partisan : celle d’un intellectuel engagé, confronté à la force de l’État, et devenu, pour ses partisans, l’un des visages d’une « promesse volée » de 2005. Pour ses adversaires, au contraire, il est associé à une période de troubles et à une opposition accusée d’avoir cherché l’affrontement. Cette dualité, encore perceptible aujourd’hui, est au cœur des controverses sur son rôle.
Libéré après une longue période de détention et dans un contexte d’accords politiques fluctuants, Berhanu Nega finit par quitter le pays. Cette sortie du territoire marque l’ouverture d’un nouveau chapitre : celui de l’opposition en exil, plus radicale, et qui affirme que l’espace politique intérieur ne permet plus de lutter par les seuls moyens électoraux.
L’exil et la naissance de Ginbot 7 : de l’opposition politique à la tentation insurrectionnelle
À partir de la fin des années 2000, Berhanu Nega devient l’un des fondateurs et dirigeants d’un mouvement d’opposition connu sous le nom de Ginbot 7. La création de ce mouvement s’inscrit dans un moment où de nombreux opposants estiment que la stratégie électorale a été neutralisée par la répression et par la fermeture progressive du jeu politique. Ginbot 7 se présente comme un mouvement visant à instaurer un système politique fondé sur des processus démocratiques, mais ses adversaires – et notamment les autorités de l’époque – le décrivent comme soutenant des méthodes violentes, voire comme une organisation menaçant la sécurité de l’État.
Cette période est marquée par une intensification des accusations mutuelles : le pouvoir affirme déjouer des complots et des tentatives de déstabilisation, tandis que les opposants dénoncent des procès politiques. Berhanu Nega est notamment condamné à mort par contumace à la fin de l’année 2009, au terme d’une procédure qui s’inscrit dans la logique sécuritaire de l’époque. La condamnation, symboliquement puissante, entérine une rupture totale : l’opposant devient, juridiquement, un ennemi irréconciliable de l’État. Pour lui et ses soutiens, elle confirme l’impossibilité d’une opposition légale ; pour le gouvernement d’alors, elle justifie le récit d’une lutte contre une menace intérieure et extérieure.
L’exil, cependant, n’est pas un simple retrait. C’est un espace de recomposition. Berhanu Nega enseigne à l’université aux États-Unis, tout en continuant à mener une activité politique. Cette double vie – professeur et dirigeant d’un mouvement d’opposition – nourrit une fascination médiatique, en particulier lorsque certains reportages décrivent son passage d’une salle de cours américaine à des zones frontalières où se reconstituent des groupes armés. Le cas est loin d’être unique dans l’histoire de la Corne de l’Afrique, mais il frappe par son contraste : la respectabilité académique et la radicalité politique se côtoient dans une même trajectoire.
Dans le même temps, la politique régionale pèse lourd. Les oppositions éthiopiennes en exil ont souvent cherché des appuis au-delà des frontières, dans un environnement géopolitique tendu, notamment avec l’Érythrée. Toute relation supposée ou réelle avec des États rivaux devient un élément de propagande pour le pouvoir, mais aussi un sujet de controverse au sein même de l’opposition, partagée entre l’efficacité stratégique et le coût symbolique d’alliances extérieures.
Au milieu des années 2010, Ginbot 7 est officiellement classé comme organisation terroriste par les autorités éthiopiennes de l’époque. Cette désignation renforce la stigmatisation des militants, complique l’action politique légale et enferme les acteurs dans une logique de confrontation. Berhanu Nega, dans ce cadre, devient pour beaucoup un « chef rebelle » ; pour d’autres, un opposant contraint à l’exil par la fermeture du système. La nuance est essentielle, car elle éclaire les dilemmes d’une partie des oppositions africaines : quand l’accès au suffrage est verrouillé, que reste-t-il comme répertoire d’action ?
2018 : le retour au pays, entre réformes politiques et recalibrage des oppositions
L’arrivée d’Abiy Ahmed au poste de Premier ministre en 2018 ouvre une phase de bouleversements. Le nouveau pouvoir engage des gestes spectaculaires : libérations de prisonniers, appels au retour des opposants, promesse d’un espace politique plus ouvert. Dans ce contexte, l’Éthiopie retire la désignation « terroriste » visant plusieurs groupes, dont Ginbot 7. Pour Berhanu Nega, ce changement est décisif : il permet un retour au pays après plus d’une décennie d’exil, dans une atmosphère où se mêlent euphorie, prudence et incertitude.
Son retour, en septembre 2018, a une dimension symbolique forte. Il n’est pas seulement celui d’un individu, mais celui d’une opposition longtemps tenue à distance, appelée à réintégrer le jeu politique national. Les autorités et les médias décrivent alors un processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration, censé accompagner la transformation des mouvements armés en acteurs politiques civils. Cette réintégration est l’un des paris majeurs de la période : convertir l’énergie contestataire en compétition pacifiée, et réduire le recours à la violence comme mode d’expression politique.
Mais le retour ne résout pas tout. Berhanu Nega revient dans une Éthiopie traversée par des tensions identitaires, des conflits locaux et une recomposition accélérée des partis. L’ouverture politique libère des rivalités longtemps contenues. Les attentes populaires sont immenses, mais l’État doit gérer des fractures historiques. Dans ce contexte, l’opposition elle-même se fragmente : certains veulent s’inscrire pleinement dans le nouveau cadre, d’autres craignent que l’ouverture ne soit qu’une parenthèse ou une stratégie de neutralisation.
Berhanu Nega, durant cette phase, tente de se repositionner. Il participe à la vie politique légale, dans un paysage où émergent ou se refondent des partis. Il est notamment associé à une formation politique réformatrice, avant d’occuper des responsabilités gouvernementales. Ce glissement – de l’opposition radicale à l’intégration institutionnelle – est un autre élément central de son histoire : il illustre la capacité du pouvoir à coopter certaines figures, mais aussi le calcul de certains opposants, convaincus qu’une transformation de l’intérieur vaut mieux qu’une contestation à la marge.
La période 2018-2021 est également celle où l’image d’Abiy Ahmed se transforme, en Éthiopie et à l’international, entre reconnaissance pour l’ouverture et critiques liées à la montée des violences et aux crises politiques. Pour une figure comme Berhanu Nega, entrer dans ce moment signifie accepter d’être jugé non seulement sur son passé, mais aussi sur les résultats d’un pouvoir auquel il choisit de s’associer.
De l’opposant au ministre : l’Éducation comme terrain politique
En octobre 2021, Berhanu Nega est nommé ministre de l’Éducation. Cette nomination est lourde de sens. Elle marque l’entrée, au cœur de l’État, d’un ancien opposant longtemps criminalisé. Elle exprime aussi une stratégie : placer à un ministère majeur une figure connue, supposée capable d’incarner une rupture, de mobiliser des réseaux, ou de défendre une réforme dans un secteur vital.
L’Éducation, en Éthiopie, est un chantier immense. Le pays a massivement investi dans la scolarisation et l’enseignement supérieur au cours des dernières décennies, avec des progrès quantitatifs notables, mais aussi des débats persistants sur la qualité, l’équité, la langue d’enseignement, et le lien entre formation et emploi. Les universités se sont multipliées, parfois au prix de tensions sur les ressources, sur la gouvernance et sur la liberté académique. Or, Berhanu Nega arrive avec une double légitimité : celle de l’universitaire et celle de l’acteur politique. Cette double casquette peut être un atout, car elle parle aux enseignants, aux étudiants et aux technocraties. Elle peut aussi être un fardeau, car le ministère est un espace de conflit social : grèves, revendications, contestations étudiantes, attentes des familles.
Sa nomination est également lue à travers le prisme des compromis politiques. Certains y voient une preuve que l’ouverture de 2018 s’est prolongée jusqu’à intégrer d’anciens adversaires. D’autres y lisent une mise sous contrôle : faire entrer un opposant dans l’appareil d’État, c’est aussi le soumettre à la solidarité gouvernementale, l’exposer à l’impopularité des décisions, et atténuer sa capacité de contestation.
Le parcours de Berhanu Nega suscite ainsi des interrogations sur la nature du pouvoir et de l’opposition en Éthiopie : la frontière est-elle devenue poreuse, au point que l’ancienne dissidence se transforme en élite administrative ? Ou assiste-t-on, au contraire, à une période où l’État absorbe des figures charismatiques pour stabiliser un moment de crise ? L’analyse dépend souvent du point de vue politique et de la région d’origine des observateurs, tant les divisions éthiopiennes sont multiples.
En outre, son passé continue d’alimenter des controverses. La mémoire des années 2005-2010 reste vive, comme celle des affrontements et des condamnations. Le fait qu’il ait été condamné à mort par contumace, puis réintégré dans la vie politique, est pour certains le signe d’une justice instrumentalisée et réversible ; pour d’autres, la preuve que l’État a su tourner une page au nom de la réconciliation. Dans un pays où les transitions politiques sont rarement linéaires, la capacité à réécrire des relations d’ennemis en relations de gouvernement fait partie des mécanismes de survie du système.
Le ministère de l’Éducation, enfin, n’est pas isolé du reste : les crises sécuritaires, les déplacements de populations, les conflits locaux affectent directement la scolarisation, la sécurité des établissements, et la stabilité des enseignants. Diriger un tel ministère revient à gouverner au cœur des fractures, avec une responsabilité visible et des résultats difficiles à obtenir rapidement.
Une figure qui raconte l’Éthiopie contemporaine, entre espoirs, fractures et ambiguïtés
Au-delà de l’homme, Berhanu Nega est devenu un miroir des contradictions éthiopiennes. Sa trajectoire fait se succéder plusieurs Éthiopies : celle de la contestation étudiante sous un régime militaire ; celle de l’ouverture relative puis de la fermeture brutale des années 2000 ; celle de l’exil et des oppositions transnationales ; celle, enfin, d’une tentative de réintégration politique sous un pouvoir qui promettait la réforme.
Son histoire dit aussi quelque chose de la place des intellectuels dans la politique africaine. L’économiste, le professeur, l’éditeur ou le penseur public ne restent pas toujours au bord du champ politique : ils y entrent, parfois par conviction, parfois par nécessité, parfois parce que le débat sur l’avenir national les y pousse. Mais cette entrée a un prix : elle transforme l’intellectuel en acteur partisan, soumis aux compromis, aux loyautés et aux conflits.
Pour comprendre Berhanu Nega, il faut donc tenir ensemble plusieurs dimensions sans les simplifier. Il y a le Berhanu Nega du printemps 2005, symbole d’un changement possible par les urnes. Il y a le Berhanu Nega prisonnier, dont la détention devient un marqueur de la fermeture politique. Il y a le Berhanu Nega de l’exil, dirigeant d’un mouvement accusé de vouloir renverser le pouvoir par la force. Il y a enfin le Berhanu Nega ministre, acteur d’un État en crise, chargé d’un portefeuille qui touche à la formation de la jeunesse et à l’avenir du pays.
Cette pluralité de visages explique qu’il suscite autant d’adhésions que de rejets. Dans les sociétés très polarisées, une figure qui a traversé la prison, l’exil et le gouvernement cristallise les débats : certains voient une cohérence, d’autres une opportunité, d’autres encore une trahison. La vérité politique, ici, est rarement univoque. Elle se fabrique dans le frottement entre les récits, les mémoires et les résultats.
À la question « qui est Berhanu Nega ? », on peut répondre qu’il est l’un des fils les plus visibles de la modernité politique éthiopienne : un intellectuel devenu leader de masse, un opposant devenu exilé, un exilé devenu ministre. Mais cette réponse ne ferme pas le dossier ; elle l’ouvre. Car en Éthiopie, les trajectoires individuelles sont indissociables des tournants collectifs. Suivre Berhanu Nega, c’est suivre un pays qui cherche, depuis des décennies, la formule d’un État stable, d’une démocratie viable et d’une coexistence nationale apaisée, tout en affrontant les épreuves de la violence politique, des rivalités internes et des attentes sociales immenses.



