En Éthiopie, rares sont les dirigeants contemporains qui auront suscité autant d’espoirs, puis autant de controverses, qu’Abiy Ahmed. Arrivé au pouvoir au printemps 2018 dans un pays secoué par des années de contestation, le nouveau Premier ministre a d’abord incarné une promesse de rupture : libération de prisonniers politiques, ouverture de l’espace public, réconciliation avec l’Érythrée voisine, refonte de l’appareil politique hérité d’une coalition au pouvoir depuis près de trois décennies. Un an plus tard, son nom était associé à l’un des prix les plus emblématiques de la diplomatie internationale : le Nobel de la paix, attribué en 2019.
Mais l’histoire s’est rapidement assombrie. L’Éthiopie, État fédéral d’Afrique de l’Est aux équilibres internes complexes, a vu s’aggraver les tensions intercommunautaires, tandis que le conflit du Tigré, déclenché fin 2020, a englouti une partie du capital politique d’Abiy Ahmed et plongé le pays dans une crise humanitaire et sécuritaire majeure. À l’échelle régionale, l’homme qui avait mis fin à l’état de « ni guerre ni paix » avec l’Érythrée s’est retrouvé à gouverner dans un environnement explosif, où la paix conclue hier peut devenir le point de friction de demain.
Qui est Abiy Ahmed, et comment comprendre cette trajectoire faite d’élans réformateurs, de décisions de rupture, mais aussi d’affrontements, de accusations d’exactions et de recompositions politiques ? Portrait d’un dirigeant qui, en moins d’une décennie, est passé du statut de symbole à celui de figure polarisante.
Des origines à la trajectoire d’un homme de l’appareil d’État
Abiy Ahmed Ali naît en 1976, dans la région de l’Oromia, près d’Agaro, dans une Éthiopie marquée par l’après-guerre froide, des transformations politiques profondes et des tensions identitaires anciennes. Son histoire personnelle est souvent évoquée pour expliquer sa capacité à parler le langage de la conciliation : il grandit dans une famille où cohabitent différentes appartenances religieuses, avec un père musulman et une mère chrétienne. Lui-même est souvent présenté comme pentecôtiste. Dans un pays où la mosaïque religieuse et ethnique structure largement la vie politique et sociale, ce récit familial a contribué à façonner l’image d’un homme capable de traverser les lignes de fracture.
Avant la politique, Abiy Ahmed suit une trajectoire largement inscrite dans les institutions de sécurité et de l’État. Il effectue un parcours militaire et travaille aussi dans des structures liées au renseignement et aux communications. Cette dimension est essentielle pour comprendre le personnage : Abiy Ahmed n’est pas un opposant extérieur qui aurait renversé l’ordre établi, mais un produit du système, qui s’en émancipe ensuite en partie. Son ascension s’effectue à l’intérieur d’un paysage politique dominé pendant des années par une coalition, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien, qui a structuré l’État éthiopien moderne au lendemain de la chute du régime militaire au début des années 1990.
Au milieu des années 2010, l’Éthiopie est traversée par de grandes vagues de protestation, notamment en Oromia et dans d’autres régions, sur fond de revendications politiques, de contestations du modèle fédéral et de dénonciations d’un espace public verrouillé. La crise politique qui s’installe fragilise l’exécutif, accélère les rivalités internes au sein de la coalition au pouvoir et prépare le terrain à l’émergence d’un nouveau leadership. C’est dans ce contexte qu’Abiy Ahmed devient une figure de compromis, capable de s’imposer comme un dirigeant issu des dynamiques internes du parti tout en incarnant un renouveau attendu par une partie de la population.
2018 : une arrivée au pouvoir portée par l’urgence de réformer
Le 2 avril 2018, Abiy Ahmed prend officiellement ses fonctions de Premier ministre. Son arrivée est immédiatement interprétée comme un moment historique : il est souvent présenté comme le premier chef de gouvernement issu de l’ethnie oromo, la plus importante du pays en nombre, mais longtemps perçue comme marginalisée dans les centres de décision. Cette dimension identitaire n’épuise pas la réalité éthiopienne, mais elle a joué un rôle symbolique considérable dans l’accueil réservé au nouveau dirigeant.
Les premiers mois de son mandat donnent à voir un rythme d’action spectaculaire. Abiy Ahmed libère des milliers de prisonniers, engage un geste de réconciliation envers des mouvements d’opposition, facilite le retour de figures politiques exilées et envoie des signaux de détente à l’égard des médias et de la société civile. L’atmosphère politique change rapidement : la parole se libère, les débats se multiplient, et l’Éthiopie donne l’impression d’entrer dans une séquence de transition.
Abiy Ahmed affiche aussi une ambition économique : moderniser l’appareil productif, réformer certaines entreprises publiques, attirer davantage d’investissements, et donner au pays une image de stabilité favorable aux partenariats internationaux. L’Éthiopie, forte d’un poids démographique majeur sur le continent, occupe une place stratégique en Afrique de l’Est, et Addis-Abeba abrite le siège de l’Union africaine : la crédibilité du pays est donc suivie de près par de nombreux acteurs.
Mais dès ce moment fondateur, une réalité se dessine en arrière-plan : l’ouverture politique crée aussi des espaces pour des concurrences plus vives, parfois violentes, entre forces locales, partis, milices et groupes communautaires. Dans un État fédéral dont l’architecture repose largement sur des équilibres régionaux et identitaires, desserrer l’étau autoritaire peut faire remonter à la surface des rivalités longtemps contenues. Abiy Ahmed se retrouve ainsi à gérer un paradoxe : promettre l’ouverture tout en tentant d’empêcher la fragmentation.
La paix avec l’Érythrée et le Nobel : l’apogée d’une image internationale
L’événement qui propulse Abiy Ahmed sur la scène mondiale survient dès 2018 : la relance spectaculaire du dossier érythréen. Depuis la fin de la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée, un contentieux frontalier entretenait une situation qualifiée pendant des années de « ni guerre ni paix ». Malgré une décision arbitrale rendue au début des années 2000, le différend n’avait pas été résolu politiquement, et la frontière demeurait un symbole de confrontation, avec des conséquences sur la sécurité régionale et la vie des populations.
Abiy Ahmed rompt avec l’inertie précédente. Il accepte la logique d’une normalisation, ouvre un dialogue direct avec le président érythréen Isaias Afwerki, et contribue à un rapprochement rapide. En septembre 2018, un accord de paix est signé, salué comme un moment historique dans la Corne de l’Afrique. Les images de rapprochement entre dirigeants, la réouverture de liaisons, et l’espoir d’une décrispation durable renforcent la réputation d’Abiy Ahmed comme artisan de paix.
En 2019, le Comité Nobel attribue au Premier ministre éthiopien le prix Nobel de la paix, récompensant ses efforts en faveur de la résolution du conflit avec l’Érythrée et, plus largement, une dynamique de réconciliation régionale. Pour Addis-Abeba, c’est un gain immense : l’Éthiopie se retrouve associée à un récit de transformation positive, et Abiy Ahmed devient, pour nombre d’observateurs internationaux, l’incarnation d’une nouvelle génération de dirigeants africains réformateurs.
Mais cette apogée contient aussi des fragilités. D’abord, parce que la paix entre États ne règle pas automatiquement les fractures internes. Ensuite, parce que le rapprochement avec l’Érythrée, pays au régime très autoritaire, soulève rapidement des interrogations : la normalisation diplomatique peut-elle s’accompagner d’un véritable changement de nature des relations, ou ouvre-t-elle la voie à de nouvelles dépendances sécuritaires ? Enfin, parce que l’Éthiopie entre en recomposition politique, et que la refonte du paysage partisan va cristalliser des oppositions.
Refondation du pouvoir et montée des tensions : d’une coalition à un nouveau parti
L’un des choix structurants du mandat d’Abiy Ahmed est la transformation de l’architecture politique héritée du passé. Le système éthiopien était longtemps dominé par une coalition, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien, qui agrégait des forces régionales. Abiy Ahmed engage une recomposition qui aboutit à la création du Parti de la prospérité en 2019, conçu comme un outil plus centralisé et davantage aligné sur sa vision d’unité nationale.
Dans l’esprit du Premier ministre, il s’agit de dépasser les logiques de blocage et de compétition interne qui paralysaient la coalition. Il développe et promeut une philosophie politique souvent résumée par l’idée de synthèse et de cohésion nationale. Le message est clair : construire une Éthiopie moins fragmentée, capable d’arbitrer les identités sans s’y enfermer. Pour ses partisans, c’est une tentative nécessaire pour préserver l’État et accélérer le développement. Pour ses adversaires, c’est un mouvement de recentralisation qui menace le fédéralisme et affaiblit les autonomies régionales.
Cette période correspond aussi à une montée des violences intercommunautaires dans plusieurs zones du pays. L’Éthiopie traverse des épisodes de tensions, d’affrontements locaux, de déplacements internes, et de crispations politiques. La libéralisation de l’espace public, en ouvrant des canaux d’expression, expose aussi la fragilité d’un État qui peine à garantir la sécurité partout. La question devient alors centrale : Abiy Ahmed peut-il maintenir l’ouverture tout en assurant l’ordre ? À mesure que les tensions montent, les critiques se renforcent, accusant le pouvoir de durcir la répression contre certains opposants et de restreindre de nouveau certains espaces de contestation.
Dans ce climat, les échéances électorales et la compétition politique prennent une dimension explosive. Les élections générales, organisées en 2021 après des reports et dans un contexte sécuritaire tendu, donnent une large victoire au Parti de la prospérité. Le scrutin, marqué par une participation inégale selon les régions et par l’absence ou le retrait de certaines forces politiques dans plusieurs zones, consolide Abiy Ahmed au pouvoir. Le Premier ministre est confirmé pour un nouveau mandat en octobre 2021, mais la légitimité du processus reste contestée par une partie de l’opposition, tandis que le pays est déjà engagé dans une spirale de conflit au nord.
La guerre du Tigré : basculement, accusations d’exactions et rupture de récit
Le tournant majeur du mandat d’Abiy Ahmed intervient en novembre 2020 avec le déclenchement de la guerre du Tigré. Le conflit oppose le gouvernement fédéral et ses alliés à des forces liées au Front de libération du peuple du Tigré, formation longtemps dominante au sein de l’ancienne coalition et qui conserve une influence déterminante dans cette région du nord. Les tensions entre Addis-Abeba et les autorités tigréennes s’étaient aggravées au fil des mois, sur fond de désaccords institutionnels et politiques, notamment autour de questions électorales et de légitimité.
La guerre prend rapidement une ampleur considérable. Les combats, les blocages logistiques et les restrictions d’accès compliquent la compréhension de la situation, tandis que les organisations internationales et humanitaires alertent sur une crise majeure : déplacements massifs, pénuries, effondrement des services, risques de famine, et accusations de violations graves des droits humains. Des rapports et des enquêtes évoquent des exactions attribuées à plusieurs acteurs, dans un conflit où la multiplication des forces impliquées rend la chaîne de responsabilité difficile à démêler sur le terrain, mais où l’ampleur des souffrances civiles devient incontestable dans le débat international.
Pour Abiy Ahmed, l’impact est double. Sur le plan intérieur, la guerre est présentée par le gouvernement comme une opération visant à préserver l’ordre constitutionnel et l’unité nationale. Sur le plan extérieur, elle heurte de plein fouet l’image du lauréat du Nobel de la paix. La contradiction devient un symbole : comment l’homme célébré pour avoir signé une paix régionale peut-il conduire un pays dans une guerre civile d’une telle intensité ?
Le conflit du Tigré recompose aussi les alliances. Les relations avec l’Érythrée, normalisées en 2018, deviennent un sujet particulièrement sensible, l’implication de forces érythréennes étant largement évoquée par de nombreux observateurs et acteurs du dossier. Sur le plan politique, la guerre renforce les divisions internes, attise les ressentiments et alimente une polarisation durable, bien au-delà de la seule région du Tigré. Elle fragilise enfin les perspectives économiques et diplomatiques du pays, en réduisant l’appétit des investisseurs et en compliquant certaines relations avec des partenaires internationaux.
Un accord de cessation des hostilités est signé en novembre 2022 à Pretoria. Il marque officiellement une étape de sortie du conflit, même si l’après-guerre pose des défis gigantesques : reconstruction, désarmement, retour des déplacés, réintégration de combattants, justice et réconciliation. Dans les années qui suivent, la stabilité du nord reste fragile, et les tensions internes au sein des acteurs tigréens comme entre autorités régionales et fédérales continuent d’alimenter les inquiétudes. En 2024 et 2025, de nouveaux épisodes de rivalités internes au Tigré, ainsi que des recompositions administratives, montrent que la paix signée ne suffit pas à refermer les fractures.
Un pouvoir à la croisée des chemins : entre recomposition nationale et turbulences régionales
Aujourd’hui, Abiy Ahmed gouverne un pays qui demeure central en Afrique de l’Est mais profondément éprouvé. Sur le plan intérieur, son agenda est pris entre plusieurs contraintes : maintenir une autorité fédérale, répondre aux attentes de développement, gérer une société plus politisée qu’en 2018, et tenter de prévenir de nouveaux embrasements locaux. Le défi est d’autant plus complexe que l’Éthiopie est un État-continent : sa diversité, son histoire impériale, son modèle fédéral et ses tensions territoriales font que chaque choix politique résonne dans des équilibres locaux parfois instables.
Sur le plan régional, l’Éthiopie se trouve au cœur d’enjeux majeurs : sécurité dans la Corne de l’Afrique, relations avec les voisins, flux commerciaux, et accès aux infrastructures stratégiques. Dans ce tableau, la question de l’accès à la mer, régulièrement évoquée dans le débat éthiopien contemporain, est un sujet hautement sensible : l’Éthiopie, devenue enclavée depuis l’indépendance de l’Érythrée, dépend largement de corridors logistiques régionaux. Toute posture perçue comme révisionniste ou coercitive peut rallumer des tensions. Or, la région est traversée par des jeux d’alliances changeants, et la relation avec l’Érythrée, au cœur du récit du Nobel, apparaît moins comme un acquis intangible que comme un équilibre susceptible de se détériorer.
Dans le même temps, la situation au Tigré demeure un baromètre de la stabilité éthiopienne. Les autorités fédérales ont cherché, par des nominations et des ajustements institutionnels, à stabiliser l’administration intérimaire, mais les divisions internes et les frustrations liées à la mise en œuvre de l’accord de paix nourrissent un climat d’incertitude. Les habitants, eux, attendent des résultats concrets : sécurité, services publics, retour des déplacés, relance économique. Le fossé entre les annonces politiques et la réalité du terrain peut devenir explosif si la reconstruction tarde ou si les rivalités militaires se réinstallent.
Le parcours d’Abiy Ahmed est donc celui d’un dirigeant pris dans une équation difficile : transformer un pays sans le briser, moderniser sans déclencher la fragmentation, imposer une autorité tout en prétendant élargir la participation politique. Ses partisans continuent de voir en lui l’homme qui a osé défier des tabous, réformer un appareil figé et redonner à l’Éthiopie une ambition internationale. Ses détracteurs soulignent au contraire un tournant autoritaire, une gestion sécuritaire des crises et une responsabilité politique dans des violences qui ont marqué durablement le pays.
Au fond, la question « Qui est Abiy Ahmed ? » dépasse la biographie. Elle renvoie à une interrogation plus large sur l’Éthiopie contemporaine : comment un État aussi divers, aussi stratégique et aussi jeune dans sa forme fédérale peut-il concilier unité, pluralisme et stabilité ? Abiy Ahmed a émergé comme la réponse d’un moment, celui de 2018, où l’urgence était de desserrer l’étau et de redonner espoir. Il demeure aujourd’hui la figure d’un temps plus incertain, où les promesses de réforme se heurtent aux réalités d’un pays confronté à la guerre, à la reconstruction et à des tensions régionales qui, parfois, menacent de renvoyer l’histoire à ses fractures.



