À Addis-Abeba, les portefeuilles ministériels se lisent souvent comme une carte des urgences nationales. Dans une Éthiopie en pleine transformation, où la croissance urbaine, l’intégration régionale et les impératifs de sécurité pèsent sur la vie quotidienne, le transport et la logistique ne sont plus de simples questions techniques : ce sont des leviers de souveraineté, d’influence et de développement. C’est précisément sur ce terrain que s’est imposé Alemu Sime Feyisa, ministre des Transports et de la Logistique depuis le 20 janvier 2023, figure relativement discrète à l’international mais désormais centrale dans les arbitrages qui touchent aux corridors commerciaux, à la modernisation des infrastructures et à la réduction de la mortalité routière.
L’homme n’est pas une célébrité de tribune. Il incarne plutôt un profil devenu typique des gouvernements actuels : un responsable politique qui a grandi à l’intérieur des partis dominants, a transité par l’appareil administratif et a été promu à des fonctions de gestion dans des structures publiques stratégiques. Son itinéraire se comprend au croisement de deux dynamiques : l’évolution de la scène partisane éthiopienne – du système de coalition hérité de l’EPRDF à la création du Parti de la prospérité – et la montée en puissance des dossiers logistiques, rendus cruciaux par la situation de pays enclavé, les tensions régionales et l’ambition de faire d’Addis-Abeba un carrefour économique.
Qui est donc Alemu Sime ? Que dit son parcours des rapports de force internes ? Et quelles priorités portent sa marque, à l’heure où l’Éthiopie cherche à améliorer ses chaînes d’approvisionnement, à sécuriser ses routes et à convaincre investisseurs, partenaires africains et institutions internationales qu’elle peut rester un pivot régional malgré les chocs ?
Un parcours construit dans l’appareil politico-administratif
Alemu Sime Feyisa est présenté comme un responsable politique éthiopien, membre du Parti de la prospérité (Prosperity Party), appelé à diriger le ministère chargé des transports et de la logistique à partir du 20 janvier 2023, succédant à Dagmawit Moges. Avant ce retour au gouvernement, son nom est associé à une étape clé : sa nomination, le 26 avril 2019, au poste de directeur adjoint de la Metals and Engineering Corporation (METEC), un groupe public industriel et militaire devenu l’un des symboles des défis de gouvernance des entreprises d’État.
Ce double passage – par la structure partisane puis par la gestion d’un mastodonte public – éclaire la logique de promotion qui s’observe dans de nombreux États africains : l’accès à la responsabilité ministérielle est fréquemment précédé d’expériences où l’on teste la capacité d’un cadre à administrer, réformer, ou au moins stabiliser des institutions exposées à des enjeux financiers, industriels et politiques.
La trajectoire d’Alemu Sime se lit aussi à l’aune d’un État fédéral où les régions disposent d’importants leviers administratifs. Des éléments publiés dans la presse éthiopienne indiquent qu’il a notamment occupé des fonctions dans l’administration régionale d’Oromia, évoqué comme ayant dirigé un bureau régional lié à l’eau, aux mines et à l’énergie avant sa nomination à METEC. Dans un pays où la planification des infrastructures dépend autant des arbitrages fédéraux que des dynamiques régionales, ce type d’expérience est souvent déterminant : il familiarise avec la négociation, la coordination multi-niveaux et les contraintes concrètes de mise en œuvre sur le terrain.
Son profil renvoie enfin à une réalité institutionnelle : l’articulation entre l’exécutif et le Parlement. Il est mentionné comme membre de la Chambre des représentants du peuple (House of Peoples’ Representatives), l’assemblée fédérale qui compte 547 sièges et constitue le cœur de la légitimité élective nationale. Cette dimension parlementaire compte dans la construction d’une autorité : elle facilite l’inscription du ministre dans une chaîne de redevabilité politique, tout en lui offrant un réseau d’interlocuteurs dans les circonscriptions et les commissions.
De l’ODP au Parti de la prospérité : une carrière dans la recomposition politique
Pour comprendre l’ascension d’Alemu Sime, il faut revenir à l’histoire récente des partis au pouvoir. Jusqu’en 2019, la vie politique éthiopienne a été dominée par l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (EPRDF), coalition fondée à la fin des années 1980 et restée hégémonique après la chute du Derg en 1991. Cette coalition réunissait plusieurs partis régionaux, dont l’Oromo Democratic Party (ODP), héritier d’une formation auparavant connue sous d’autres appellations dans l’architecture du fédéralisme ethnique.
Alemu Sime est associé à cette matrice politique : il est décrit comme ayant exercé des responsabilités dans l’appareil de l’ODP, notamment au sein du secrétariat du parti. Ce détail, en apparence technique, est en réalité révélateur. Dans les partis de gouvernement, les fonctions de secrétariat structurent la discipline interne, la coordination des cadres, le suivi des orientations, et parfois le lien entre parti et administration. Être identifié comme un responsable de secrétariat signifie souvent être reconnu comme un organisateur, un homme de dossiers, un rouage de continuité.
En novembre 2019, le paysage se transforme. Le Premier ministre Abiy Ahmed, arrivé au pouvoir en 2018, lance un chantier de recomposition en dissolvant l’EPRDF et en fusionnant la plupart de ses composantes (à l’exception notable du TPLF) au sein d’un nouveau parti : le Parti de la prospérité. Le basculement n’est pas qu’un changement d’étiquette : il vise à remplacer une coalition ethnofédérale par une formation unique à vocation nationale, censée porter une identité politique moins fragmentée.
Alemu Sime fait partie des responsables décrits comme ayant rejoint le Parti de la prospérité à cette période. Ce mouvement est loin d’être anodin. Pour un cadre issu d’un parti régional constitutif de l’ancien système, intégrer la nouvelle formation revient à accepter une redéfinition des loyautés internes, des équilibres de représentation et des circuits de promotion. C’est, en somme, choisir de rester dans le cœur du pouvoir au moment où celui-ci se reconfigure.
Cette capacité à traverser une transition partisane majeure, sans disparaître des radars, aide à comprendre sa nomination ultérieure : dans de tels contextes, les dirigeants privilégient souvent des personnalités capables d’incarner une continuité tout en s’alignant sur la nouvelle architecture politique. Autrement dit, quelqu’un qui connaît l’ancien appareil, mais dont la trajectoire s’inscrit dans le récit du “nouveau”.
Le passage par METEC : gouverner une entreprise publique stratégique
Lorsqu’Alemu Sime est nommé directeur adjoint de METEC en avril 2019, l’institution occupe déjà une place particulière dans l’imaginaire politique éthiopien. METEC – conglomérat industriel public lié à l’ingénierie, à la métallurgie et à des missions sensibles – a été au cœur de controverses et de critiques portant sur la gestion, l’efficacité et les risques de dérives. Pour le gouvernement, y placer un cadre politique est à la fois un signal et un pari : signal d’une volonté de reprise en main, pari sur la capacité du nommé à contribuer à une réforme ou à une stabilisation.
La nomination d’Alemu Sime à METEC a été rapportée comme une décision du Premier ministre Abiy Ahmed, accompagnée d’éléments de contexte sur le profil du nouveau dirigeant : ancien responsable du secrétariat de l’ODP, membre de structures dirigeantes du parti, et doté d’un doctorat selon plusieurs publications. Dans la logique gouvernementale, ce type de parcours combine deux atouts : la loyauté politique (ou, plus précisément, l’inscription dans le centre décisionnel) et la promesse de compétences administratives.
Que signifie, concrètement, passer de l’appareil partisan à la gestion d’un conglomérat public ? Cela implique d’entrer dans une zone où la politique se fait plus silencieuse, mais non moins déterminante : appels d’offres, gouvernance interne, contrôle des coûts, coordination avec les ministères, arbitrages sur les priorités industrielles. Dans les États où l’entreprise publique est un instrument de politique industrielle, le dirigeant devient une interface entre les ambitions nationales et les contraintes opérationnelles.
La durée de cette étape compte aussi : Alemu Sime reste associé à METEC jusqu’à sa nomination ministérielle en janvier 2023. Ce temps long suggère qu’il ne s’agit pas d’une mission de transition purement symbolique, mais d’une séquence structurante dans son parcours. Elle lui donne une connaissance des chaînes logistiques, de l’ingénierie publique, et des difficultés d’exécution des grands projets – trois éléments qui réapparaissent, presque mécaniquement, lorsqu’il prend en charge un ministère chargé des transports.
Enfin, son retour au gouvernement s’inscrit dans un contexte de remaniement plus large annoncé le 20 janvier 2023, au cours duquel plusieurs postes ministériels et fonctions de haut niveau ont été réattribués. Dans ce type de séquence, les nominations disent autant sur les priorités du moment que sur les personnes elles-mêmes : mettre un profil passé par METEC à la tête des transports et de la logistique revient à donner un poids accru aux problématiques d’organisation, de pilotage et d’efficacité des projets.
Ministre des Transports et de la Logistique : priorités, arbitrages et dossiers sensibles
Depuis le 20 janvier 2023, Alemu Sime dirige le ministère fédéral en charge des transports et de la logistique. Le portefeuille est vaste : il concerne les routes, les normes de sécurité, la coordination du transport terrestre, certains aspects logistiques liés au commerce, ainsi que la modernisation des infrastructures nécessaires à la circulation des biens et des personnes.
Son action publique est également visible à travers les communications officielles du ministère. Parmi les thèmes mis en avant figure la question de la transition vers des solutions de transport plus “vertes”, notamment autour de l’électrification et des véhicules électriques. Dans une publication relatant une rencontre avec une entreprise étrangère intéressée par la production de véhicules électriques en Éthiopie, le ministre est cité comme soulignant le soutien potentiel de l’État à ce type d’initiative, en l’inscrivant dans une logique de rentabilité et d’opportunité industrielle. Ce type de message remplit plusieurs fonctions : attirer l’investissement, signaler une orientation stratégique et renforcer l’image d’un ministère tourné vers la modernisation.
Mais le cœur de la mission reste le fonctionnement concret du pays. L’Éthiopie est un État enclavé dont l’accès au commerce maritime dépend de corridors régionaux, en particulier via Djibouti. Dans ce contexte, “logistique” signifie bien plus que transport : c’est la gestion du coût des importations et des exportations, la fluidité des chaînes d’approvisionnement, la capacité à réduire les délais et les surcoûts qui pénalisent entreprises et consommateurs. Chaque amélioration de corridor, chaque rationalisation administrative, chaque investissement dans une infrastructure de transit peut avoir un impact macroéconomique.
Le ministère se retrouve également face à des urgences humaines : la sécurité routière. Les accidents, la mortalité et les blessures sur la route constituent un enjeu majeur dans de nombreux pays en développement, où la croissance du parc automobile et la densification urbaine ne sont pas toujours accompagnées d’une mise à niveau équivalente des infrastructures, du contrôle et de l’éducation routière. En s’appropriant ce dossier, un ministre peut à la fois sauver des vies et afficher une politique publique visible, mesurable et socialement légitime.
C’est ici qu’intervient l’un des faits marquants de ces dernières années : en mars 2025, Alemu Sime est nommé membre du conseil d’administration (advisory board) du Fonds des Nations unies pour la sécurité routière (UN Road Safety Fund, UNRSF). La nomination est présentée comme une reconnaissance de la stratégie éthiopienne en matière de sécurité routière, incluant notamment l’intégration de l’éducation à la sécurité routière dans les écoles. Pour le ministre, cette position internationale sert à la fois de tribune et de source de comparaison : elle ouvre un accès aux meilleures pratiques, mais elle place aussi l’action nationale sous le regard de partenaires multilatéraux.
Enfin, le portefeuille se situe à l’intersection d’un autre enjeu : la diplomatie de l’infrastructure. Les transports ne relèvent pas seulement du “domestique” ; ils structurent la relation avec les voisins, les bailleurs, les grandes compagnies logistiques, les projets continentaux. Dans cette dimension, Alemu Sime est amené à parler au nom de l’Éthiopie dans des forums régionaux et internationaux, où se négocient financements, standards, priorités et coopérations.
Une figure de l’intégration régionale : corridors africains, forums internationaux et sécurité routière
Le rôle d’Alemu Sime dépasse le cadre ministériel strict lorsqu’il intervient dans des événements panafricains ou liés aux Nations unies. Un exemple éclairant est son discours d’ouverture prononcé lors de la 8e “PIDA Week” (Program for Infrastructure Development in Africa), organisée à Addis-Abeba le 26 novembre 2024. À travers cette intervention, il se positionne sur une ligne claire : l’infrastructure est une condition de la croissance, de l’inclusion sociale, de la durabilité environnementale et de l’intégration régionale.
Le discours met l’accent sur plusieurs idées structurantes. D’abord, la nécessité d’aller au-delà des financements traditionnels et de recourir davantage à des mécanismes innovants, dont les partenariats public-privé, pour combler les besoins d’investissement. Ensuite, le constat que les infrastructures physiques et numériques insuffisantes demeurent un frein majeur au commerce intra-africain. Enfin, la mise en avant d’initiatives nationales présentées comme contributives à l’intégration régionale : le chemin de fer électrifié Addis-Abeba–Djibouti, le rôle d’Ethiopian Airlines en tant que hub continental, et même l’existence d’une tradition maritime éthiopienne via une compagnie de transport maritime historique malgré l’enclavement du pays.
Ces éléments ne sont pas de simples anecdotes. Ils dessinent une stratégie : l’Éthiopie veut être vue comme un acteur de connectivité, un pays qui, même sans accès direct à la mer, peut organiser des solutions logistiques et commerciales à l’échelle régionale. Cette ambition est centrale pour un pays de plus de cent millions d’habitants : elle conditionne sa capacité à exporter, à attirer des investissements et à réduire la vulnérabilité de ses approvisionnements.
La nomination d’Alemu Sime au sein du conseil de l’UNRSF, en mars 2025, s’inscrit dans la même logique d’influence. En occupant un siège dans un dispositif onusien dédié à la sécurité routière, il gagne une visibilité et un réseau qui peuvent servir à renforcer des programmes nationaux. L’annonce officielle de cette nomination insiste sur un point : la reconnaissance par le Fonds de la stratégie nationale éthiopienne et de la place accordée à l’éducation à la sécurité routière dans les écoles. Cette formulation est importante : elle suggère que l’Éthiopie cherche à se présenter comme un pays non seulement bénéficiaire de bonnes pratiques, mais aussi producteur d’approches exportables.
Reste que l’équation demeure exigeante. Dans un État aussi vaste, marqué par des disparités territoriales, des besoins d’infrastructures colossaux et des pressions économiques, la réussite d’un ministre des Transports et de la Logistique se mesure à des indicateurs très concrets : réduction des temps de transit, baisse des coûts logistiques, amélioration de la sécurité routière, efficacité administrative, et capacité à mobiliser des financements soutenables. La parole internationale ne suffit pas ; elle doit se traduire par des résultats perceptibles par les usagers, les transporteurs, les entreprises et les collectivités.
C’est là que le parcours d’Alemu Sime prend tout son sens. Son passage par l’appareil partisan lui donne la connaissance des équilibres politiques et des réseaux de décision. Son expérience au sein d’une entreprise publique stratégique, METEC, l’a familiarisé avec la complexité des grands projets et des structures industrielles. Sa position actuelle le place au point de rencontre entre les impératifs du quotidien – circuler, transporter, sécuriser – et les ambitions d’un pays qui veut peser dans l’intégration africaine.
En somme, Alemu Sime est un produit et un acteur de la période actuelle : celle d’une Éthiopie qui restructure sa scène politique, tente de moderniser ses infrastructures, et cherche à convertir ses contraintes (l’enclavement, les coûts logistiques, la pression démographique) en opportunités de leadership régional. Son nom n’est peut-être pas encore familier au grand public francophone, mais son portefeuille touche à des enjeux qui, eux, sont incontournables : comment un pays se déplace, comment il commerce, comment il réduit les risques sur la route, et comment il se relie au reste du continent.



