Dans la vie politique érythréenne, certains noms reviennent avec une régularité qui dit beaucoup de l’histoire récente du pays. Celui de Luul Gebreab – parfois transcrit Leul Gebreab selon les usages de translittération – s’inscrit dans cette catégorie. Figure publique associée à la cause des femmes depuis les années de guérilla, elle est aussi, depuis plusieurs années, une responsable gouvernementale occupant un portefeuille social : le ministère du Travail et de la Protection sociale.
S’intéresser à Luul Gebreab, c’est donc remonter le fil d’un itinéraire qui épouse des décennies de bouleversements : la lutte de libération, la construction d’organisations de masse, puis l’installation d’un appareil d’État dans un pays souvent décrit comme discret, centralisé et peu bavard sur ses mécanismes internes. C’est aussi composer avec une réalité documentaire : les informations disponibles sur son âge, sa formation académique ou sa vie privée sont rares, quand elles ne sont pas tout simplement absentes de l’espace public. La plupart des éléments solides concernent ses fonctions, ses prises de parole, et le rôle qu’elle a joué dans des structures liées à l’État et au parti au pouvoir.
À défaut de portrait intime, se dessine toutefois une ligne claire : Luul Gebreab est présentée, de manière constante, comme une actrice de l’émancipation féminine érythréenne, engagée dès la période de lutte armée, puis placée à la tête d’une organisation féminine nationale à partir de la fin des années 1970, avant d’occuper un rôle ministériel axé sur le social. Une trajectoire à la fois politique, institutionnelle et idéologique, dans un pays où l’histoire nationale demeure un repère majeur de légitimité.
Une responsable issue de la génération de la lutte de libération
Luul Gebreab est le plus souvent présentée comme appartenant à cette génération qui a fait l’expérience directe de la lutte de libération érythréenne. Dans le récit national, cette période n’est pas seulement une page d’histoire : elle est un marqueur identitaire, un creuset de cadres politiques et administratifs, et un registre de légitimation. Être décrite comme ancienne combattante ou engagée dès “les premières phases” de la lutte n’est pas un détail biographique ; c’est, dans le vocabulaire politique local, une carte de visite.
Ce point éclaire un aspect important : pour de nombreux responsables érythréens, la frontière entre engagement militaire, militantisme social et carrière politique est poreuse. Les organisations de masse créées ou consolidées durant la période révolutionnaire ont servi à la fois d’outils de mobilisation et d’écoles de cadres. Dans ce schéma, la question des droits des femmes n’a pas été pensée uniquement comme un thème sociétal, mais aussi comme un projet politique articulé à la transformation sociale voulue par le mouvement de libération.
Dans ce cadre, Luul Gebreab est citée comme une militante de “l’émancipation” des femmes et de leur participation à la lutte et à la reconstruction. Le vocabulaire employé autour d’elle renvoie moins au féminisme tel qu’il est discuté en Europe qu’à une conception “participative” et “révolutionnaire” de l’égalité : l’idée que la femme doit être présente dans la production, l’éducation, la santé, l’administration, et – point central – dans l’effort militaire et la prise de décision.
Cette conception a des conséquences concrètes sur la manière dont son parcours est raconté. On insiste sur l’action collective plutôt que sur l’individu, sur l’organisation plutôt que sur la singularité personnelle. D’où, aussi, l’impression de portrait inachevé lorsqu’on cherche des éléments classiques de biographie : date de naissance, diplômes, itinéraires familiaux, influences intellectuelles. La logique de communication institutionnelle privilégie la fonction, la mission, la continuité historique.
Reste que cette absence n’est pas neutre pour un lecteur français : elle oblige à une prudence méthodologique. Tout ce qui relève de l’intime et du “profil” – ce qui fait souvent la matière des portraits politiques – ne peut pas être comblé par des suppositions. En revanche, les jalons de fonction, eux, permettent de retracer une progression. Et l’un des jalons les plus cités est celui de 1979, année associée à une organisation féminine nationale.
1979 : la construction d’une organisation féminine nationale, un tournant durable
Dans les récits institutionnels érythréens, 1979 apparaît comme une date clé : celle de la création de l’Union nationale des femmes érythréennes, souvent désignée par son acronyme anglais, NUEW. Luul Gebreab y est régulièrement mentionnée comme la première présidente de cette structure, ce qui place son nom au cœur d’une institution appelée à durer, à se transformer et à conserver une visibilité, y compris auprès d’organisations internationales.
Le rôle d’une telle organisation doit être compris dans le contexte des mouvements de libération. L’objectif n’est pas seulement de défendre des droits dans l’abstrait, mais de structurer un réseau, de former, de mobiliser, de transmettre des consignes et de fabriquer une cohésion idéologique. L’organisation féminine devient un relais de terrain : campagnes de sensibilisation, alphabétisation, mobilisation sanitaire, soutien logistique, et plus largement participation à l’effort collectif.
Le fait que Luul Gebreab soit associée à la présidence “fondatrice” de 1979 la situe au point de départ d’un récit national sur la place des femmes. Cette place est généralement présentée comme exceptionnelle par les discours officiels : femmes combattantes, femmes cadres, femmes présentes dans des fonctions auparavant considérées comme masculines. La mise en avant de ces acquis sert à la fois à affirmer une spécificité érythréenne et à répondre, sur la scène internationale, aux interrogations sur les droits et la gouvernance.
Cette visibilité internationale n’est pas théorique. Luul Gebreab est mentionnée comme ayant présenté, au nom de son organisation, des éléments relatifs à la situation des femmes érythréennes dans des cadres onusiens, où l’on met en avant l’héritage de la lutte de libération et la participation des femmes dans les domaines civils et militaires. Dans un pays où les responsables politiques se déplacent relativement peu sur la scène médiatique mondiale, cette présence dans des forums internationaux est un indicateur : elle souligne que le sujet des femmes constitue, pour l’État érythréen, un terrain de narration politique stratégique.
Mais ce récit, aussi cohérent soit-il, doit être lu avec attention. Il met en valeur des progrès et des symboles ; il parle moins des tensions internes, des contradictions et des obstacles. Il ne dit pas tout des réalités socio-économiques, des disparités entre zones rurales et urbaines, ou des arbitrages budgétaires. En d’autres termes, il donne accès à une vision institutionnelle, qu’il faut ensuite replacer dans des enjeux plus larges.
Pour Luul Gebreab, ce passage par la NUEW est donc central : il installe sa réputation, structure son identité publique, et fournit une continuité entre l’engagement révolutionnaire et l’exercice d’une responsabilité d’État. La suite logique, dans une trajectoire de cadre issue de ces organisations, est l’entrée – ou le maintien – au sein de l’appareil gouvernemental, sur un portefeuille social.
Ministre du Travail et de la Protection sociale : un portefeuille au cœur des fragilités sociales
Luul Gebreab est désignée comme ministre du Travail et de la Protection sociale, un intitulé qui varie parfois dans les traductions : Travail et Affaires sociales, Travail et Bien-être humain, Travail et Protection sociale. Ces variations renvoient moins à des changements de mission qu’à des choix de traduction entre l’anglais et le français, et à l’évolution des dénominations administratives.
Ce ministère occupe une place particulière dans un pays confronté à des défis sociaux lourds : pauvreté, reconstruction après des décennies de conflit, prise en charge des personnes vulnérables, suivi des familles endeuillées par la guerre, questions d’emploi et de formation. Dans les communiqués et comptes rendus publics, la ministre est régulièrement associée à des réunions d’évaluation, des bilans d’activité et des appels à renforcer l’efficacité des programmes sociaux.
Les prises de parole qui lui sont attribuées insistent souvent sur une idée : la nécessité d’aligner les programmes sur une mission, des objectifs et une vision. Dit autrement, de rendre l’action sociale plus cohérente, plus mesurable, plus conforme à une stratégie gouvernementale. Le langage est celui de l’administration : planification, mise en œuvre, coordination intersectorielle.
Ce positionnement est significatif. Dans de nombreux États, le social est le lieu de la communication empathique, du récit des vies, des parcours individuels. En Érythrée, les discours publics disponibles sur le social prennent fréquemment un ton programmatique : ils évoquent des catégories (personnes défavorisées, familles de martyrs, anciens combattants, personnes en situation de handicap) et des dispositifs (soutien, réhabilitation, programmes d’autonomisation) plutôt que des cas individuels.
Luul Gebreab apparaît ainsi comme une ministre du “filet social” : celle qui est chargée de défendre l’idée qu’un État fort se mesure aussi à sa capacité à soutenir les plus fragiles et à transformer l’assistance en autonomie économique. Les termes reviennent : autosuffisance, productivité, intégration, soutien ciblé. Cette rhétorique s’inscrit dans une approche où l’aide sociale ne doit pas être un guichet permanent, mais un tremplin vers une participation économique.
Ce qui frappe, néanmoins, est le caractère peu transparent du détail : les montants, les chiffres de bénéficiaires, les budgets, les évaluations indépendantes sont rarement accessibles dans les documents publics les plus diffusés. Pour un observateur extérieur, il est donc difficile de mesurer l’ampleur réelle des politiques et leur efficacité. Le portrait de Luul Gebreab, à ce stade, est celui d’une ministre visible dans la communication institutionnelle, mais opérant dans un environnement où l’information chiffrée circule peu.
Elle est aussi associée à des discussions touchant au rapport entre armée, service national et économie. Sur ce terrain, la prudence est essentielle : le sujet est très sensible, parce qu’il touche à la mobilisation, à la sécurité nationale et aux équilibres de main-d’œuvre. Des déclarations publiques attribuées à la ministre évoquent l’idée d’ajustements ou d’études sur les effets économiques d’une éventuelle démobilisation partielle, avec l’objectif de concentrer davantage de ressources humaines sur le développement. Dans l’espace médiatique international, ces propos ont parfois été interprétés comme des signaux de réforme ; dans l’espace institutionnel érythréen, ils s’inscrivent plutôt dans une logique de planification contrôlée.
Dans tous les cas, le fait même que Luul Gebreab soit citée sur ce dossier souligne une réalité : son ministère n’est pas cantonné à l’assistance sociale. Il se situe à l’intersection du travail, de la protection des familles, de l’organisation de la main-d’œuvre et de la gestion des vulnérabilités issues de l’histoire militaire du pays.
Vétérans, personnes en situation de handicap, familles endeuillées : un social très politique
Un thème revient régulièrement lorsqu’il est question de la ministre : la prise en charge des anciens combattants blessés et des personnes en situation de handicap, ainsi que le soutien aux familles touchées par les sacrifices de la guerre. Dans les cérémonies et événements publics, Luul Gebreab est citée pour avoir rappelé l’importance de programmes de réhabilitation et d’accompagnement, avec une insistance sur l’autonomie économique.
La manière dont ce sujet est formulé révèle un aspect essentiel de la politique sociale en Érythrée : le social est fortement politique, parce qu’il touche au cœur du récit national. Les vétérans, les personnes blessées durant la lutte ou les conflits, les familles de martyrs, ne sont pas seulement des bénéficiaires ; ils incarnent une mémoire collective. Les dispositifs qui leur sont destinés ne relèvent donc pas uniquement de la solidarité : ils participent d’un contrat moral entre l’État et ceux qui ont contribué à son existence.
Dans ce contexte, la ministre apparaît comme une gardienne de ce contrat. Lorsqu’elle intervient dans des bilans d’activité ou des événements commémoratifs, le message est double : reconnaissance d’une dette collective et volonté de transformer la réparation en réinsertion. Le vocabulaire de l’autonomie et de la productivité n’efface pas la dimension symbolique ; il la traduit en politique publique.
Il faut aussi noter la place du genre dans ces dossiers. Si Luul Gebreab a été associée de longue date à l’émancipation des femmes, son portefeuille social l’amène à traiter des vulnérabilités qui concernent fortement les femmes : veuvage, charge familiale, précarité, accès aux ressources et à la formation. Là encore, la communication institutionnelle parle rarement de “genre” dans le langage international contemporain ; elle préfère le cadre plus large de l’égalité de participation et de la justice sociale.
Dans un pays où les structures communautaires et les solidarités locales jouent un rôle important, l’action d’un ministère social se heurte aussi à des réalités très concrètes : dispersion géographique, infrastructures limitées, tensions économiques, difficulté de mesurer les besoins. Les déclarations publiques attribuées à la ministre suggèrent une priorité donnée à la coordination et à l’intégration des efforts, ce qui peut être lu comme une réponse à la fragmentation des dispositifs.
Un autre aspect, souvent mentionné, est l’idée que l’action sociale doit viser une stabilisation globale : réduire la vulnérabilité, prévenir l’exclusion, éviter que certaines catégories ne basculent dans une pauvreté durable. Dans cette perspective, le ministère se situe entre l’urgence et le long terme, entre l’assistance et la transformation.
C’est sur ce terrain que se joue, en partie, la perception de Luul Gebreab : une responsable qui parle moins en termes de “droits individuels” que de “mission collective”, moins en termes de “réformes” que de “programmes”, et qui semble inscrire l’action sociale dans la continuité de la lutte historique. Pour un lectorat français, cela peut paraître décalé ; pour l’Érythrée, c’est une grammaire politique cohérente avec la manière dont l’État raconte sa propre naissance.
Une visibilité internationale mesurée, entre diplomatie sociale et zones d’ombre
Luul Gebreab n’est pas, au sens classique, une figure médiatique internationale. Elle ne multiplie pas les interviews dans les grands médias mondiaux, et son nom reste peu connu du grand public hors de la Corne de l’Afrique. Pourtant, son parcours comporte plusieurs points de contact avec des arènes internationales : forums onusiens sur les droits des femmes, rencontres diplomatiques liées à son portefeuille ministériel, échos dans des articles traitant de la main-d’œuvre et du service national.
Cette visibilité “mesurée” est révélatrice. Elle montre que l’Érythrée investit certains sujets – notamment la place des femmes et les programmes sociaux – comme des espaces de narration diplomatique. Présenter l’histoire de la participation féminine à la lutte de libération permet de renverser un stigmate souvent attaché aux États militarisés : l’image d’une société strictement patriarcale. Dans ce récit, les femmes deviennent un symbole d’égalité révolutionnaire et d’effort collectif.
Mais cette visibilité a ses limites. Elle ne répond pas à toutes les questions que se posent observateurs et ONG sur la gouvernance, les libertés publiques, la conscription, ou la circulation de l’information. Il existe un décalage entre, d’un côté, la mise en avant d’un héritage d’égalité dans la participation, et, de l’autre, les critiques internationales récurrentes sur plusieurs aspects de la vie politique érythréenne. Un portrait honnête doit reconnaître ce contexte sans extrapoler ni attribuer à Luul Gebreab des positions qui ne sont pas documentées.
Il faut également souligner une difficulté très concrète : l’opacité relative des calendriers politiques. Dans beaucoup de pays, les dates d’entrée en fonction, de remaniements, de nominations, sont facilement vérifiables à travers des archives accessibles et des communiqués détaillés. En Érythrée, l’information circule davantage par annonces ponctuelles et reprises institutionnelles, ce qui rend difficile un récit chronologique fin. C’est l’une des raisons pour lesquelles on trouve, en sources secondaires, des approximations sur les années exactes de prise de poste. Là encore, la prudence s’impose : mieux vaut s’en tenir à la certitude de la fonction et à l’existence d’interventions publiques datées, plutôt que de bâtir une chronologie trop précise sans base solide.
Enfin, un dernier élément mérite d’être mentionné : la question de l’orthographe du prénom. Luul et Leul peuvent renvoyer à la même personne, selon les transcriptions. Dans les documents institutionnels en anglais, on trouve l’un ou l’autre. Pour le lecteur, cela peut créer de la confusion ; pour le travail journalistique, cela implique de croiser les éléments (fonction, contexte, événements) pour éviter les erreurs d’attribution. Dans le cas présent, la continuité des fonctions et des contextes montre qu’il s’agit bien de la même responsable.
Au terme de ce parcours, quel portrait se dessine ? Celui d’une femme politique dont la figure publique est intimement liée à l’histoire nationale : combattante ou militante de la période révolutionnaire, dirigeante d’une organisation féminine créée à la fin des années 1970, puis ministre chargée de l’un des portefeuilles les plus sensibles parce qu’il touche à la fois à la vulnérabilité sociale et à l’architecture de la main-d’œuvre.
Luul Gebreab apparaît comme une responsable de continuité : continuité d’un récit politique, continuité d’une approche de l’égalité pensée par la participation, continuité d’un État qui met en avant la discipline, la planification et la solidarité structurée. Pour autant, le portrait reste incomplet sur des aspects biographiques essentiels, non parce qu’ils seraient introuvables en théorie, mais parce qu’ils ne font pas partie du registre public habituel dans le pays.
C’est peut-être, au fond, l’information la plus révélatrice : comprendre Luul Gebreab, c’est aussi comprendre une culture politique où l’individu s’efface derrière la fonction, où le passé révolutionnaire demeure un socle de légitimité, et où le social – loin d’être une rubrique périphérique – constitue l’un des lieux où se joue la solidité du contrat national.



