Qui est Mostafa Madbouly ?

Longtemps resté loin des projecteurs, Mostafa Kamal Madbouly s’est imposé comme l’un des visages les plus durables du pouvoir exécutif égyptien sous la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi. Ingénieur-urbaniste de formation, passé par les rouages du ministère du Logement puis par une expérience aux Nations unies, il arrive à la tête du gouvernement en 2018 au moment où l’Égypte accélère une politique de grands travaux, tout en affrontant des chocs économiques successifs. Depuis, son nom est associé à la “Nouvelle République” revendiquée par le pouvoir, à la construction de la nouvelle capitale administrative, à des programmes de logement social d’ampleur, mais aussi à la gestion d’une période marquée par l’inflation, les pénuries de devises, les négociations avec le FMI et la recherche d’investissements étrangers. Réappointé en 2024 pour former un nouveau cabinet au début d’un nouveau mandat présidentiel, Madbouly demeure un acteur central : à la fois technocrate et homme de confiance, gestionnaire de crise et promoteur d’un modèle de développement fortement piloté par l’État.

Un parcours d’ingénieur-urbaniste ancré dans la planification

Mostafa Kamal Madbouly naît le 28 avril 1966 à Sohag, dans le sud de l’Égypte. Son itinéraire public est souvent décrit comme celui d’un technicien devenu décideur, avec une colonne vertébrale : l’urbanisme, la planification et l’habitat. Il étudie au sein de la faculté d’ingénierie de l’université du Caire, une institution majeure de la formation des élites administratives et techniques du pays. Son cursus le mène à des diplômes avancés dans les domaines liés à l’aménagement, notamment un doctorat en planification urbaine, complété par une formation internationale axée sur la gestion urbaine, acquise aux Pays-Bas.

Cette double dimension, nationale et internationale, alimente l’image d’un responsable à la fois inséré dans les institutions égyptiennes et familier des standards de développement urbain promus dans les réseaux multilatéraux. Elle explique aussi la manière dont il est perçu dans l’appareil d’État : un profil capable de transformer des orientations politiques en projets, en schémas directeurs, puis en chantiers. Avant d’être ministre, Madbouly fait ses armes dans des organismes publics spécialisés. Il travaille notamment au Housing and Building National Research Center, un centre de recherche rattaché à l’État, où il occupe des fonctions d’encadrement, liées à la formation et aux études urbaines.

L’étape suivante le rapproche de la décision gouvernementale : il devient, de septembre 2009 à novembre 2011, président de la General Organization for Physical Planning, une entité centrale de la planification urbaine rattachée au ministère du Logement. Cette période, située entre la fin de l’ère Moubarak et les turbulences politiques de 2011, est importante pour comprendre son profil : la planification n’y est pas un simple exercice technique, mais un levier de gestion de la croissance urbaine, des équilibres territoriaux, de l’habitat informel, et des politiques de foncier. En Égypte, ces sujets touchent autant au social qu’à l’économie, tant la pression démographique et l’expansion des villes structurent la vie quotidienne.

À ce stade, Madbouly n’est pas une figure politique au sens partisan : il évolue dans l’univers des administrations, des organes de planification et des programmes publics. C’est précisément ce positionnement, technocratique et opérationnel, qui va faciliter sa montée : dans un système où l’exécutif s’appuie largement sur des profils jugés efficaces dans l’exécution et la coordination, les parcours d’ingénieurs et de hauts fonctionnaires constituent souvent un vivier.

De l’administration égyptienne aux Nations unies, une légitimité internationale

En novembre 2012, Mostafa Madbouly franchit une étape qui consolide son capital de crédibilité : il devient directeur régional au sein du Programme des Nations unies pour les établissements humains, plus connu sous le nom d’ONU-Habitat. Il occupe ce poste jusqu’en février 2014. Dans cette fonction, il est associé à la supervision de programmes et de projets dans l’espace arabe, dans une période marquée par les conséquences des printemps arabes : tensions sociales, pressions migratoires internes et externes, reconstruction de zones affectées par des conflits, mais aussi demandes croissantes en infrastructures, services urbains et logement.

Cette expérience internationale remplit plusieurs fonctions dans une carrière comme la sienne. D’abord, elle le familiarise avec les cadres de financement, de coopération et d’assistance technique qui structurent les politiques urbaines dans de nombreux pays. Ensuite, elle le place au croisement des thématiques devenues centrales dans les discours publics : durabilité, villes “intelligentes”, gouvernance urbaine, accès au logement, résilience climatique. Enfin, elle nourrit un réseau, à la fois institutionnel et personnel, utile lorsque l’Égypte cherche à attirer des partenaires, des investisseurs ou à dialoguer avec des bailleurs internationaux.

Le passage aux Nations unies intervient aussi à un moment charnière pour l’Égypte : après 2011, le pays traverse une séquence de transitions politiques rapides, puis un retour à une trajectoire plus autoritaire, incarnée par l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi. Dans ce contexte, le choix de responsables dotés d’un vernis technique et d’une expérience multilatérale peut servir un objectif : présenter l’action gouvernementale comme rationnelle, orientée vers le développement, et compatible avec les discours de modernisation valorisés sur la scène internationale.

Il ne faut pas surestimer, toutefois, la capacité d’un profil “onien” à transformer, à lui seul, les orientations d’un État. La place de Madbouly dans l’architecture institutionnelle égyptienne va rapidement dépendre de sa capacité à s’aligner sur la stratégie présidentielle : grands projets, accélération de la construction, mise en avant d’une vision de l’urbanisme comme moteur de croissance, et recherche de symboles de modernité. C’est précisément à ce moment que s’ouvre la phase suivante : l’entrée au gouvernement.

Ministre du Logement : le laboratoire des grands chantiers et du logement social

En mars 2014, Mostafa Madbouly est nommé ministre du Logement, des Services publics et des Communautés urbaines. Dans l’ordre des portefeuilles, il s’agit d’un ministère stratégique en Égypte : il touche au logement, à l’eau, aux infrastructures, à l’aménagement et à la création de nouvelles villes, autant de domaines qui concentrent budgets, emplois, et visibilité politique.

Son mandat au Logement coïncide avec l’accélération d’un ensemble de programmes emblématiques. L’un des axes majeurs est le logement social, souvent présenté comme une réponse à la demande d’habitat abordable pour des catégories à revenus modestes ou moyens. Dans le discours gouvernemental, ces programmes visent à réduire la pression sur les grandes métropoles, à encadrer l’expansion urbaine, et à offrir des alternatives à l’habitat informel. Dans la pratique, ils sont aussi un instrument économique : le bâtiment stimule l’emploi, la demande de matériaux et la mobilisation de terrains, tout en servant une promesse de redistribution par l’accès au logement.

Le ministère du Logement est également au centre de la politique des “nouvelles villes”, portée depuis des décennies en Égypte, mais relancée avec une intensité nouvelle : extension de villes existantes, création de nouvelles zones urbaines, développement d’infrastructures routières et de services. Madbouly, en tant que ministre, préside ou supervise des entités publiques majeures du secteur, notamment l’autorité des nouvelles communautés urbaines, un acteur clé dans la gestion du foncier et des projets urbains à grande échelle.

C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet le plus symbolique : la nouvelle capitale administrative. Pensée comme un centre gouvernemental et urbain destiné à désengorger Le Caire, la nouvelle capitale devient un marqueur politique : elle représente, pour le pouvoir, la preuve d’une capacité à construire “vite” et “grand”, à montrer des bâtiments, des routes, des quartiers, et à matérialiser une vision de modernité. Pour Madbouly, le projet est doublement structurant : il renforce son statut de pilote de grands chantiers et le place au cœur de la stratégie présidentielle.

Mais cette période n’est pas exempte de débats. Dans la société égyptienne, comme dans les milieux d’urbanistes, d’architectes et d’observateurs, les grands projets urbains suscitent des questions : priorités budgétaires, coût social des transformations, équilibre entre investissements dans les nouvelles villes et amélioration des services dans les quartiers existants, enjeux patrimoniaux et environnementaux, gouvernance du foncier, et accessibilité réelle des logements. La logique de “déplacement” d’activités vers de nouveaux pôles est souvent présentée comme une solution à la congestion ; elle est aussi critiquée quand elle semble bénéficier d’abord à des classes aisées ou à des investisseurs, laissant en second plan les besoins immédiats de millions d’habitants.

Sur le plan politique, Madbouly se forge alors une réputation de responsable discret, rarement dans l’emphase, mais omniprésent dans la mécanique de l’État bâtisseur. Il consolide surtout une relation de confiance avec la présidence, condition déterminante pour la suite. En novembre 2017, lors de l’absence du Premier ministre Sherif Ismail pour raisons de santé, Madbouly assure brièvement l’intérim à la tête du gouvernement. Cette fonction, même temporaire, agit comme un test : capacité à coordonner, à représenter, à tenir l’appareil exécutif. Quelques mois plus tard, l’accession au poste devient réalité.

Premier ministre depuis 2018 : continuité, gestion de crise et repositionnement en 2024

Mostafa Madbouly est nommé Premier ministre en juin 2018. Il succède à Sherif Ismail dans un contexte où le président al-Sissi entame un nouveau mandat et souhaite impulser une dynamique gouvernementale alignée sur ses priorités. Madbouly forme alors un cabinet et assume, dès le départ, une fonction qui dépasse la simple coordination administrative : dans l’architecture politique égyptienne contemporaine, le Premier ministre est un rouage central de la mise en œuvre, mais la présidence conserve la main sur les orientations majeures.

La longévité de Madbouly à ce poste est en elle-même un fait notable : dans de nombreux pays, les Premiers ministres sont soumis à des cycles rapides. En Égypte, sa permanence traduit la valeur accordée à la continuité et à l’exécution des projets, mais aussi une forme de stabilité dans l’appareil d’État, malgré les turbulences. Entre 2018 et 2024, le pays traverse des chocs importants : répercussions économiques de la pandémie de Covid-19, tensions sur les chaînes d’approvisionnement, effets de la guerre en Ukraine sur les importations de blé et d’énergie, et pressions liées à la situation régionale, notamment la guerre à Gaza et les perturbations du commerce en mer Rouge.

Sur le plan intérieur, la période est marquée par une crise économique aiguë, notamment en 2023 et 2024 : inflation élevée, rareté de devises, fluctuations de la monnaie, contraintes sur les importations. Le gouvernement doit arbitrer entre soutien social, maintien de grands projets, et exigences de réformes demandées par des bailleurs. Dans ce contexte, l’exécutif multiplie les messages sur la lutte contre l’inflation, la surveillance des prix, la régulation des marchés, et la nécessité d’attirer des investissements.

L’année 2024 constitue un tournant institutionnel. Au début d’un nouveau mandat présidentiel, il est d’usage que le gouvernement présente sa démission. En juin 2024, Madbouly remet la démission de son cabinet, puis est chargé de former un nouveau gouvernement. Début juillet 2024, un cabinet remanié prête serment, avec une refonte importante de plusieurs portefeuilles. Le message politique est clair : il s’agit de conserver le Premier ministre, tout en affichant un renforcement de l’équipe et une priorité donnée à l’économie.

Dans les mois qui entourent ce remaniement, l’Égypte annonce ou consolide plusieurs dossiers économiques majeurs. Le pays met en avant des accords d’investissement, dont un projet massif sur la côte nord, à Ras el-Hekma, porté par des capitaux émiratis et présenté comme un apport important en devises. Le gouvernement avance aussi sur le terrain des accords financiers internationaux, en particulier avec le Fonds monétaire international, dans un cadre où l’Égypte s’engage sur un régime de change plus flexible, des réformes structurelles, et un soutien accru au rôle du secteur privé. Ces dimensions ne relèvent pas uniquement de la communication : elles ont des effets sur la capacité du pays à importer, à financer ses besoins et à stabiliser sa monnaie.

Dans la conduite gouvernementale, Madbouly apparaît comme un Premier ministre de gestion, qui préside des réunions, suit des dossiers sectoriels, et incarne la continuité de l’État. Le style est généralement décrit comme technocratique, avec une forte présence sur le terrain des chantiers et des services publics. Son gouvernement communique souvent sur des “suivis” : prix, approvisionnements, projets d’infrastructure, investissements, calendrier de livraison de bâtiments publics, ou développement de nouvelles zones urbaines. Cette approche vise à donner l’image d’un État qui contrôle, mesure et corrige.

La limite d’un tel style apparaît lorsque l’économie impose des contraintes fortes. La hausse des prix, l’érosion du pouvoir d’achat, la pression sur les classes moyennes, la situation des jeunes et l’accès à l’emploi demeurent des questions récurrentes. Le Premier ministre n’est pas l’unique décideur, mais il est l’un des principaux visages de la politique économique au quotidien. La rhétorique gouvernementale insiste alors sur la stabilité, la nécessité de réformes, et l’attraction de capitaux étrangers, tout en cherchant à contenir les effets sociaux de l’ajustement.

Critiques, controverses et trajectoire : un technocrate dans un système politique centralisé

Le cas de Mostafa Madbouly cristallise une question plus large : que signifie “être un homme politique” dans l’Égypte contemporaine, où l’exécutif est fortement centralisé et où l’espace partisan et parlementaire demeure encadré ? Madbouly n’est pas connu pour une carrière de militant, de chef de parti ou d’orateur idéologique. Son image publique est celle d’un technocrate, c’est-à-dire d’un responsable dont la légitimité repose sur l’expertise, la planification et la gestion de dossiers. Dans un système où la présidence joue un rôle structurant, cette position peut être un avantage : elle limite les rivalités politiques, renforce la dimension “administrative” du gouvernement, et consolide la figure du Premier ministre comme exécutant en chef plutôt que comme co-décideur autonome.

Mais cette posture est aussi source de critiques. Les débats les plus visibles concernent l’urbanisme et les grands travaux. La nouvelle capitale administrative, les projets de transformation du Caire, la multiplication de nouvelles villes et les réaménagements urbains sont perçus par les autorités comme des instruments de modernisation et d’investissement. Ils sont critiqués, dans d’autres cercles, comme une fuite en avant coûteuse, parfois déconnectée des besoins immédiats de services publics dans des quartiers existants : transports, écoles, hôpitaux, infrastructures de base, qualité de l’air, espaces publics. Des observateurs et certains urbanistes dénoncent aussi des approches jugées trop verticales, dans lesquelles la planification se fait par le haut, au risque d’une moindre concertation et d’un impact social mal maîtrisé.

Une autre ligne de controverse touche à l’économie politique. La stratégie de développement pilotée par l’État, la place d’acteurs publics et para-publics dans l’investissement, et les conditions offertes au secteur privé font l’objet de discussions, notamment dans les analyses internationales. Là encore, Madbouly est un acteur de mise en œuvre : il annonce des priorités, suit l’exécution, préside des réunions, mais il évolue dans une structure où les orientations fondamentales sont fixées au plus haut niveau. Dans la mesure où les bailleurs internationaux appellent régulièrement à réduire certaines distorsions, à améliorer la concurrence, et à clarifier la place de l’État dans l’économie, le gouvernement se trouve souvent sommé de démontrer des avancées. Ces dossiers, techniques et politiques à la fois, constituent un terrain où la crédibilité d’un Premier ministre technocrate est testée.

La gestion des tensions sociales est un autre enjeu. L’inflation, surtout lorsqu’elle touche les aliments, le logement et les services essentiels, constitue un facteur de crispation. Les gouvernements mettent alors en avant des dispositifs de contrôle des prix, de lutte contre la spéculation et de renforcement des filets de protection sociale. Madbouly, dans ses prises de parole gouvernementales, revient régulièrement sur ces objectifs. Mais la question demeure : comment concilier la discipline budgétaire, la poursuite de grands projets, les exigences de réformes et le maintien d’une protection sociale suffisante ? La réponse ne dépend pas d’un homme seul, mais elle définit l’environnement dans lequel sa fonction se joue.

Dans cette perspective, le portrait de Madbouly est celui d’un acteur clé de la continuité. Son maintien à la tête du gouvernement après 2024 illustre une logique : dans les périodes de turbulence économique et de défis sécuritaires régionaux, le pouvoir privilégie souvent la stabilité des visages et des méthodes, plutôt que le risque d’un changement de cap ou de style. Sa trajectoire témoigne aussi d’une transformation de la figure du Premier ministre : moins un “chef de majorité” qu’un coordinateur de l’exécutif, chargé d’aligner ministères, gouvernorats et organismes publics sur une stratégie nationale.

Reste une question, à la fois politique et symbolique : comment l’histoire retiendra-t-elle Mostafa Madbouly ? Les partisans de la ligne gouvernementale mettront en avant le rôle du bâtisseur, la multiplication de projets urbains, l’accélération d’infrastructures, et une capacité de gestion dans des années de chocs. Les critiques souligneront le coût des choix, les priorités contestées, et les effets sociaux d’une modernisation conduite au pas de charge. Entre ces deux lectures, un constat s’impose : Madbouly n’est pas seulement un nom dans une liste de gouvernements. Il incarne, par son parcours et sa longévité, une période où l’Égypte a fait de l’aménagement du territoire et des grands projets un langage politique, et où la stabilité de l’exécutif est devenue une composante de la stratégie de pouvoir.

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